Décriminalisation de la corruption Comment le pouvoir politique a castré la loiEl Watan, 1er février 2010 Dès son intronisation en 1999, Abdelaziz Bouteflika avait affiché sa position vis-à-vis du phénomène de la corruption en Algérie en déclarant, dans l’un de ses nombreux discours, que « dans ce pays, les gens volent en utilisant la loi ». Dix ans après, ses compatriotes ne savent plus comment interpréter cette périphrase. Car il est vrai que la volonté politique de venir à bout du fléau est incontestable et les scandales qui éclaboussent jour après jour de hauts responsables du pays sont de nature à confirmer l’idée. De Houari Boumediène à Liamine Zeroual en passant par Chadli Bendjedid, la loi réprimant la corruption a suivi une courbe de plus en plus sévère jusqu’en 2001, où le pouvoir politique a choisi de desserrer l’étau avant d’achever de démonter l’arsenal juridique en 2006. Enquête. En 1966, après la prise de pouvoir par Boumediène, de nouveaux textes de loi voient le jour et placent la barre très haut en matière de lutte contre la corruption. L’article 119 du code pénal punissait tout contrevenant coupable d’avoir détourné une somme égale ou inférieure à 1000 DA de 2 à 5 ans de prison. Un dinar de plus et vous risquiez la réclusion criminelle pour une durée qui pouvait aller jusqu’à 20 ans. Pour le profane, il faut savoir que tout acte contraire à la loi est classé par le législateur, selon sa gravité, comme crime, délit ou simple infraction et est puni en conséquence, tel qu’affirmé dans l’article 5 du code pénal. En 1969, l’article 119 est amendé pour réviser à la hausse le seuil de criminalisation, fixé désormais à 5000 DA. Une décision qui reflète l’évolution de la monnaie algérienne et non une quelconque indulgence du pouvoir en place et un recul vis-à-vis du devoir d’installer les garde-fous nécessaires contre la tentative de corruption. D’ailleurs, un autre amendement intervient en 1975 pour introduire la peine de mort dans les affaires touchant à la corruption. De quoi conclure que durant cette période, la volonté politique de protéger la richesse nationale des prédateurs ne manquait pas. Dans de nombreux discours, Houari Boumediène avait préparé la voie à une réforme complète de l’appareil répressif. S’adressant aux magistrats, au terme d’un séminaire tenu en février 1966, le président du Conseil de la Révolution avertissait : « Vous n’ignorez pas le fléau qui s’est abattu sur la plupart des pays nouvellement promus à l’indépendance et qui n’a pas épargné le nôtre. Des abus, des détournements sont commis au préjudice de l’Etat. Vous êtes quotidiennement saisis de telles affaires. Si nous ne mettons pas un terme à ces méfaits, les pires conséquences en découleraient. » Joignant l’acte à la parole, Houari Boumediène crée la Cour spéciale de répression des crimes économiques (ordonnance n°66-180 du 21 juin 1966) qui va apporter la célérité dans les procédures et la sévérité des peines prononcées. Pourtant, à l’époque, le phénomène n’était pas généralisé : la preuve, de 1966 à 1973, la Cour spéciale n’aura jugé que 40 affaires(*). Le successeur de Boumediène, Chadli Bendjedid, fera preuve de la même volonté de brider l’esprit de lucre. Du moins, dans son attitude vis-à-vis de la législation. Des amendements aux textes anticorruption interviendront cependant, en 1988, sur fond de réformes économiques, mais dans le même sens. Ainsi, l’article 119 sera revu, cette fois, pour réviser encore une fois à la hausse le seuil des sommes détournées qui criminalisent l’acte avec, en prime, l’introduction de la peine de perpétuité quand l’argent détourné dépasse 3 millions de dinars. L’histoire retiendra que Chadli fera sortir par la petite porte Bouteflika en le déférant devant la Cour des comptes pour une affaire de détournement de deniers publics. C’était en 1985 et l’actuel Président sera sacrifié par le régime. Après 1999, le chaos… L’arsenal juridique qui agissait en amont et en aval comme garde-fou et instrument de répression assez dissuasif contre la corruption connaîtra cependant des « réformes » assez troublantes avec l’accession de Abdelaziz Bouteflika à la présidence de la République. L’amendement du code pénal, en juin 2001, par Ahmed Ouyahia, alors ministre de la Justice sous le gouvernement Benflis, fut le premier acte. Le nouveau code, qualifié de liberticide par les militants des droits de l’homme, les partis démocrates et une large partie de la presse touchée directement par des articles répressifs, va alléger les peines prévues dans le cadre du crime économique. A commencer par la suppression de la peine de mort, une peine « exagérée », selon le qualificatif utilisé par Ahmed Ouyahia devant le Parlement, le 22 avril 2001. Cette première entorse se fera sentir dès l’éclatement de l’affaire Khalifa. L’affaire en question sera révélée en 2003, en pleine bataille électorale. Elle causera un préjudice financier avoisinant les deux milliards de dollars et fera chavirer un nombre important d’organismes et de sociétés du secteur public, dupés par l’arnaque du siècle. Le séisme Khalifa produira des répliques de magnitudes aussi fortes dans l’économie nationale. BCIA, BRC, CGA et, plus proches de nous, l’autoroute Est-Ouest, les thoniers turcs, Sonatrach… La liste est longue et non exhaustive. Début 2005, sous prétexte de ratification par l’Algérie de la convention internationale de lutte contre la corruption (avril 2004), A. Bouteflika charge Tayeb Belaïz, son nouveau ministre de la Justice, de préparer un projet de loi dans ce sens. Le projet de loi 01/06 relative à la prévention et la lutte contre la corruption, qui sera débattu et approuvé le 13 avril 2005 par le Conseil des ministres, est étoffé par les plus belles professions de foi faites dans l’esprit des conventions onusiennes. En vérité, ce sera un véritable cadeau empoisonné. En juin 2005, devant l’APN présidée par Amar Saïdani (celui-là même qui sera cité plus tard dans l’affaire d’un détournement de 300 milliards de centimes de la CGA), le projet passera comme une lettre à la poste. Le débat est focalisé par le FLN (54 intervenants) sur l’article 7 de la loi, préconisant l’annulation du mandat de député en cas de non-déclaration du patrimoine. Les députés obtiendront l’annulation de l’article 7 et oublieront de discuter le plus important, à savoir la déclassification de l’infraction de crime à délit contenue dans l’article 29. Cet article stipule en effet : « Est puni d’un emprisonnement de 2 ans à 10 ans tout agent public qui soustrait, détruit ou dissipe ou retient sciemment et indûment à son profit ou au profit d’une autre personne tout bien, tout fonds ou valeur publique ou privée, ou toute chose de valeur qui ont été remis soit en vertu soit en raison de ses fonctions. » L’opération « mains propres » déclenchée récemment, impliquant de hauts dignitaires, fera certainement tomber quelques têtes et quelles que soient les véritables motivations de la campagne, n’est-il pas déjà trop tard vu les menues sanctions qui attendent les coupables ? Une loi scélérateL’histoire retiendra qu’un seul député aura découvert le pot aux roses et soulevé le problème. Il s’agit de Messaoud Allouache, député FLN de Batna, qui, lors de la séance du 13 juin 2005, souligne, en plénière, que l’article 29 de la loi en débat annule les articles 119 et 119 bis du code pénal. Dans son commentaire, il affirme : « Au moment où on s’attendait à ce que cet article du projet de loi durcisse les sanctions à l’encontre des corrompus et de ceux qui détournent l’argent public, au contraire, l’article a remplacé le crime de corruption par le délit puni de 2 à 10 ans de prison, par conséquent on va mettre sur un même pied d’égalité celui qui détourne un milliard et celui qui détourne 100 millions de centimes, comme le receveur de la poste. » Six mois après (janvier 2006), le Sénat vote la loi sans surprise et sans la moindre objection. Les premiers « bénéficiaires » de cette « bonté divine » sont les accusés de l’affaire Khalifa, car grâce au principe de rétroactivité de la loi, c’est la plus douce qui est appliquée. Il fut un temps où ils auraient écopé de la perpétuité, voire exécutés pour leurs méfaits. Aujourd’hui, grâce à la « réforme » de la justice, même Moumen Khalifa n’a commis qu’un délit pour lequel il ne risque pas plus de 10 ans de prison, à moins d’une accumulation de peines. La montagne a accouché donc d’une souris, et la suite est connue : des milliers de milliards sont détournés et le phénomène a l’effet d’un tsunami, de l’aveu même du pouvoir, sans parler de la dégringolade humiliante et non moins alarmante dans le classement de Transparency International de la corruption au sein des Etats. Pendant ce temps, le Parlement n’a rien vu, n’a rien entendu et n’a rien dit. Combien de locataires du palais de Zighoud Youcef connaissent d’ailleurs la mission dont ils sont chargés et le contenu de l’article 100 de la Constitution : « Dans le cadre de ses attributions constitutionnelles, le Parlement doit rester fidèle au mandat du peuple et demeurer à l’écoute permanente de ses aspirations. » Sait-on au moins que le code pénal considère le fait de mettre le feu à des pailles est considéré comme un crime passible de la réclusion à temps de 10 à 20 ans (article 396) ? A la lumière du feuilleton de scandales, de malversations qui ébranlent l’outil économique national, de nombreux juristes estiment qu’il est urgent de revoir de fond en comble cette loi et durcir l’arsenal juridique contre la tentative et l’acte de corruption. En dépit de la loi 01/06 et la batterie de mesures décidées pour renforcer les actions de contrôle et de répression, la « décriminalisation » de la corruption a fini par neutraliser tout le dispositif et produit l’effet inverse à toutes les professions de foi. *Les Crimes économiques de Seddik Taouti. Editions OPU, nouvelle édition de 1979 Par Nouri Nesrouche |