Algeria-Watch, 11 janvier 2010
Le 11 janvier 2010 marque le dix-huitième anniversaire du putsch des généraux d’Alger contre leur peuple. Ce jour-là, en 1992, le pays a basculé dans le non-droit et le terrorisme d’État. Pendant plus de trois ans, l’État a fonctionné sans Constitution, sans Parlement, sans président, tandis qu’une mise au pas progressive de tous les secteurs de l’administration et de la société a permis, dans une atmosphère de plus en plus marquée par la terreur, de démanteler les acquis sociaux.
Pour briser dans l’œuf la volonté de changement exprimée par la majorité des électeurs qui s’étaient exprimés en faveur du Front islamique du salut (FIS) au premier tour des élections législatives, les généraux « janviéristes » à l’origine de ce coup d’État ont ensuite poussé la terreur à son paroxysme, dans une « sale guerre » qui se révèle une sinistre répétition des exactions de l’armée française lors de la guerre de libération (1954-1962), en particulier dans les méthodes utilisées et le nombre de tués (plus de 200 000 personnes).
À cette différence (essentielle) près que, cette fois, les assassins et les tortionnaires étaient des militaires algériens, commandés par les généraux de la police politique (le Département de renseignement et de sécurité, DRS, ex-Sécurité militaire) et de l’Armée nationale populaire (ANP), héritiers indignes des combattants de la guerre de libération. Leur seul objectif : préserver l’accaparement à leur profit et celui de leurs clientèles des milliards de dollars de la rente pétrolière. Ce régime d’essence totalitaire imposé par ces « décideurs » est toujours en vigueur aujourd’hui, incarné notamment par le général Mohamed « Tewfik » Médiène, chef inamovible du DRS depuis septembre 1990 (âgé de 70 ans à ce jour).
Le divorce est complet entre la société et le pouvoir
À partir de janvier 1992, les « janviéristes » ont déclenché la guerre totale : des camps de concentration aux centres de détention au secret, des dizaines de milliers de personnes ont été enlevées, torturées, exécutées ou ont disparu ; des assassinats ciblés aux massacres collectifs, des dizaines de milliers ont été victimes de groupes armés d’obédiences multiples, commandités par différents centres coordonnés par le DRS.
La particularité de l’Algérie, si proche à la fois de l’Europe et des autres pays du Maghreb et du Machrek, c’est que la terreur y a sévi à huis clos. Tout au long des années 1990, les chefs du DRS ont réussi à éloigner de nombreux témoins algériens et étrangers à coup d’assassinats et attentats à la bombe. Ceux qui osaient mettre en doute la version officielle d’un terrorisme sauvage qui n’agirait que pour « enfoncer le pays dans le Moyen-Âge » risquaient leur vie et étaient traités au mieux d’imbéciles, au pire de complices voire de terroristes. Rappelons-nous le courage des mères de disparus qui, dès 1997, ont interpellé les autorités algériennes avec les mots suivants : « Vous nous les avez enlevés vivants, rendez-les nous vivants. » Quelle réponse ont-elles obtenu ? « Il n’y a pas de “disparus”. Il n’y a que des terroristes. Même leurs familles sont des terroristes1. » À ce jour, il est interdit d’incriminer des agents de l’État pour leurs crimes : non seulement aucune plainte n’est recevable, mais est passible d’une peine de prison de trois à cinq ans toute personne qui « utilise ou instrumentalise les blessures de la tragédie nationale, pour porter atteinte aux institutions de la République algérienne démocratique et populaire, fragiliser l’État, nuire à l’honorabilité de ses agents qui l’ont dignement servie, ou ternir l’image de l’Algérie sur le plan international2 ».
Si ces « années de sang » ont décimé l’opposition dans toutes ses facettes à la fois politiques, associatives, culturelles, ni les multiples élections, ni les distributions d’argent, ni une « réconciliation » dictée d’en haut n’ont pu lever le lourd contentieux entre la société et le pouvoir. Celui-ci s’est totalement discrédité et ce ne sont pas les scènes de liesse lors de la victoire de l’équipe de football en novembre 2009 qui traduiraient une reconquête d’une quelconque confiance des Algériens. Le divorce est consommé, car trop de morts s’interposent, trop de souffrances persistent en raison du refus de faire la lumière sur ces crimes, de reconnaître les responsabilités et de sanctionner les coupables. En attendant, les victimes sont contraintes de côtoyer leurs bourreaux et les commanditaires continuent de se pavaner dans les cercles du pouvoir.
Les responsables des graves violations des droits humains, qualifiées par certains experts de l’ONU de « crimes contre l’humanité », sont de plus en plus souvent cités nommément. Les chaînes de commandement sont dans de nombreux cas établies. Désigner aujourd’hui le DRS comme le principal responsable de crimes s’est banalisé. En revanche, cette avancée ne se traduit pas encore par une volonté politique de l’opposition d’exiger la vérité et la justice en Algérie même comme préalable à toute sortie de crise. Or l’exemple de l’Argentine montre que c’est grâce à la revendication obstinée de vérité et de justice par les familles de victimes qu’il a été possible dans ce pays, bien des années après la fin de la dictature militaire ayant sévi de 1976 à 1983, d’obtenir l’abrogation des lois d’amnistie qui protégeaient les chefs et les agents criminels de cette dictature et de faire juger nombre d’entre eux.
Luttes sociales et mobilisations pour la vérité et la justice
Mais l’année 2009 a montré que de nombreux combats sont menés malgré le souvenir de la terreur et la répression encore aujourd’hui régulièrement déclenchée pour venir à bout des revendications sociales et politiques. Des luttes pour plus de justice sociale sont de plus en plus souvent lancées par des syndicats autonomes ou autres organisations et ont montré, tels les syndicats de l’éducation qui ont suivi une grève de trois semaines en novembre 2009, que la victoire est accessible. S’ajoute à cela que, sur ce front social, la bataille de l’information a connu une avancée décisive : alors qu’il y a quelques années leurs grèves étaient à peine connues au-delà des concernés, aujourd’hui la presse algérienne et en partie internationale s’en fait l’écho. Un Comité international de soutien au syndicalisme autonome algérien s’est créé « dans le but d’informer l’opinion sur la réalité des luttes syndicales algériennes, de les soutenir et de lever les équivoques entretenues par un système qui n’a plus que la violence et la coercition comme leviers sur la société3 ».
La chape de plomb qui entoure les crimes commis à la suite du coup d’État de 1992 a connu elle aussi de nouvelles fissures. Le combat mené pour la vérité sur les disparitions forcées fait des progrès malgré les manœuvres de l’État pour clore ce dossier définitivement : en l’absence de toute enquête judiciaire visant à établir les circonstances exactes de ces enlèvements suivis de disparitions et de poursuites des responsables, des milliers de cas ont été recensés par des ONG de défense des droits humains, publiés4 et transmis au Groupe de travail sur les disparitions forcées de l’ONU5 ; et des dizaines ont fait l’objet de plaintes auprès du Comité des droits de l’homme de l’ONU. Mais en cette année 2009, il faut surtout se réjouir de la première mobilisation d’enfants de disparus avec la constitution en mai 2009 de l’association Mich’al des enfants de disparus de Jijel, qui « assument la responsabilité qui leur incombe pour soutenir leurs aînés et continuer un combat de longue haleine6 ». Aujourd’hui, les langues se délient, les victimes et leurs familles ne se terrent plus de peur des représailles : elles parlent de leurs souffrances et désignent nommément les hommes qui les leur ont infligées, leurs grades et les services où ils sont affectés.
La recherche de la vérité passe aussi par la dénonciation des agissements de structures relais de l’État et notamment, dans le domaine des droits de l’homme, de la Commission nationale consultative de promotion et de protection des droits de l’homme (CNCPPDH). La « commission Ksentini », comme elle est communément appelée, existe surtout par la voix de son président Me Farouk Ksentini, qui, au lieu de rappeler au gouvernement algérien ses engagements et obligations en matière de respect des droits de l’homme, fustige régulièrement les organes de l’ONU et les organisations de défense des droits de l’homme. Il refuse par exemple la visite dans le pays de rapporteurs spéciaux de l’ONU sur la torture ou les exécutions extrajudiciaires, sommaires et arbitraires ; et il a prétendu que la moitié des disparus sont en réalité des personnes « qui ont rejoint le maquis et qui sont mortes par la suite ou des personnes qui se trouvent cachées à l’étranger7 ».
Force est de constater que son rôle n’est pas de représenter les victimes de violations face à l’État, mais au contraire, de protéger celui-ci de leurs accusations contre ses agents. En conséquence, la rétrogradation du statut international de la « commission Ksentini » en juin 2009 par le Comité international de coordination des institutions nationales (CCI)8, qui a repris dans sa décision les arguments développés par l’organisation Alkarama9, est une satisfaction pour les défenseurs des droits humains. Après quelques modifications de pure façade, la Commission a soumis une nouvelle demande de « statut A » qui lui permettrait d’être autrement plus présente aux divers niveaux de l’ONU que présentement. Il reste à espérer que les experts reconnaîtront que cette institution ne remplit pas son rôle d’« interface » entre la société et le pouvoir, et qu’elle reste une institution satellitaire de celui-ci.
Avancées dans l’affaire des moines de Tibhirine
Il est un autre dossier où des avancées ont été réalisées ces derniers mois : l’affaire de l’enlèvement et de l’assassinat des moines de Tibhirine en 1996, que la justice française avait quasiment enterrée pendant de longues années. En juin 2009, elle a connu un rebondissement avec le témoignage d’un ancien officier du contre-espionnage français en poste à l’époque des faits à Alger, selon lequel une « bavure » de l’armée algérienne serait à l’origine de la mort des religieux. Le juge français en charge de l’enquête depuis 2008 semble disposé à traiter ce dossier avec tout le sérieux nécessaire. Cette affaire, telle que présentée par les officiels algériens et français et relayés jusqu’à présent par la plupart des médias, comporte tant d’invraisemblances et de contradictions que de plus en plus souvent une responsabilité du DRS dans le déroulement de ce drame est évoqué dans les médias, ce qui n’était pas le cas il y a encore peu de temps.
Pouvoir mettre en cause pénalement des responsables du DRS pour l’enlèvement et l’assassinat des moines de Tibhirine contribuerait aussi à lever un tabou qui persiste à ce jour dans d’autres cas d’exécutions extrajudiciaires, mais surtout dans le dossier des massacres collectifs commis durant la « décennie de sang » et en particulier entre 1996 et 1998. Des groupes non identifiés (se revendiquant des Groupes islamiques armés), composés de plusieurs dizaines d’individus, ont pu alors commettre ces tueries notamment à Bentalha et Raïs, faisant à chaque fois plusieurs centaines de victimes, avant de s’enfuir alors que ces lieux étaient encerclés par l’armée. À ce jour, aucune enquête sérieuse n’a été diligentée et aucun procès digne de ce nom n’a jugé les responsables et leurs commanditaires.
Si aujourd’hui la peur des victimes de témoigner est progressivement surmontée, les responsables des graves crimes commis en Algérie savent qu’à défaut de poursuites dans leur pays, ils ne sont plus à l’abri de la justice internationale. La plainte pour acte de torture déposée au mois d’octobre contre Bouguerra Soltani, en visite en Suisse, est là pour le leur rappeler.
Notes
1 Le Monde, 24 septembre 1997.
2 Ordonnance n° 06-01 du 28 Moharram 1427 correspondant au 27 février 2006, portant mise en œuvre de la Charte pour la paix et la réconciliation nationale, article 46.
3 CISA, « Entre répression et manipulations : le courageux combat des syndicats autonomes algériens », 15 novembre 2009, <www.algeria-watch.org/fr/article/pol/syndicat/cisa_combat_syndicalistes.htm>.
4 L’association Algeria-Watch et le docteur Salah-Eddine Sidhoum avaient établi en 2002 une liste de près de 4 000 disparus, complétée en 2007 par plus de 1 500 fiches individuelles de disparus. Ce travail se fondait sur les informations recueillies notamment par les avocats des familles de disparus et les organisations des familles de disparus. Algeria-Watch continue depuis à compléter cette banque de données grâce à l’engagement d’associations comme Mich’al, dont un des objectifs est de répertorier les cas de disparitions forcées dans la région de Jijel (voir Algeria-Watch et Salah-Eddine Sidhoum, « Les disparitions forcées en Algérie : un crime qui perdure », janvier 2007, actualisé janvier 2009, <www.algeria-watch.org/fr/mrv/mrvdisp/cas_disparitions/disparitions_introduction.htm>).
5 Alkarama et Algeria-Watch, « Algérie : plus de cent autres cas de disparition forcée de la région de Jijel devant l’ONU », 31 décembre 2009, <www.algeria-watch.org/fr/mrv/mrvdisp/100_cas_presentes_onu.htm>.
6 Association Mich’al des enfants de disparus de Jijel, Communiqué de presse n° 1, 24 juin 2009, <www.algeria-watch.org/fr/mrv/mrvdisp/amedj_constitution.htm>.
7 Le Quotidien d’Oran, 8 décembre 2005. Alors qu’il avait soutenu quelques mois plus tôt que « les éléments des forces de sécurité algériennes sont responsables, à titre individuel, de 6 146 cas de disparitions de civils » (Le Monde, 3-4 avril 2005).
8 Alkarama for Human Rights, « Algérie : l’institution nationale des droits de l’homme devant le Comité international de coordination des INDH », 20 juin 2009, <http://fr.alkarama.org/index.php?option=com_content&view=article&id=478>.
9 Alkarama for Human Rights, « Algérie-ONU : l’institution nationale des droits de l’homme (CNCPPDH) sur la sellette », 15 mai 2009, <http://fr.alkarama.org/index.php?option=com_content&view=article&id=461>.