«...Je suis tout le monde et tout le monde me suit. Je suis le président. Le président du Parlement. Celui du Sénat aussi. Je suis le maire de Aïn Nasa et de Oued-A-Sec. Je suis le général des généraux qui n'existent plus finalement et qui n'ont été là que pour assurer l'intérim avant que je n'arrive. Et j'arrive depuis très longtemps. J'étais président de la République en même temps que Boumediene mais personne ne le savait. Sauf moi et l'histoire nationale qui était mon épouse et ma confidente. Nous nous sommes séparés et elle a fini par me revenir. Et donc je suis aujourd'hui tout et tous et même ceux qui ne le veulent plus. A la fois ministre, premier ministre, dernier ministre, directeur central, directeur de l'ENTV, rédacteur en chef de l'Algérie et son seul citoyen capable de la comprendre. A la fin, je suis tout. Unique Algérien car tous les autres veulent me le voler. Ce n'est même pas mon pays mais un pays qui est à moi. J'ai fait le vide et j'ai fait le plein. Je suis vous, mais jamais, jamais, jamais vous ne pourrez être moi.
Un homme m'a dit « qu'adviendra-t-il de ce pays lorsque vous mourrez ? Avec quoi va-t-il se retrouver puisque vous êtes à la fois président et président de club et général et ministre et ministre des affaires étrangères ? ». Je n'ai pas répondu. Je l'ai convoqué et j'ai parlé pendant treize heures. Il en est mort.
Puis il est sorti et n'a plus rien dit. Je m'aime. Et à la fois je n'aime personne. J'aime ce pays quand je suis hors de ce pays. Pas quand je suis dedans. Dedans, il n'y a que quelques ambassadeurs et trop d'Algériens.
Dehors, c'est l'inverse. Parfois aussi je souffre : j'ai besoin des Algériens pour être l'unique Algérien valable à mes propres yeux et en même temps je ne les aime pas car tous veulent être à ma place comme moi je suis à la place de tous. Maintenant je suis fatigué.
Ils m'ont accusé de détournement ? Aujourd'hui, ils sont tous corrompus. Ils m'ont méprisé ? Je les méprise tous aujourd'hui et en direct. Ils ont sali ma réputation, je salis la leur à chaque fois que je rencontre un ambassadeur ou un président étranger. Ils m'ont volé mon histoire ? Je leur prends leur dignité. Je suis les trois quarts de mon destin, ce peuple est le quart de son histoire nationale. C'était le but de l'équation initiale : revenir en 1979, reprendre les mêmes hommes qui m'ont chassé pour les revoir revenir vieux et repentis, écrasés et affables, demander des excuses pour m'avoir enterré vivant. C'était le but, mais maintenant je n'ai plus de buts. Sauf regarder. J'ai tellement attendu ce moment que lorsqu'il est enfin venu, je ne sais pas quoi en faire. Sauf continuer. Et c'est pourquoi après avoir été ministre, ministre du monde, président, immigré, exilé, roi errant, président, rassembleur et séparateur, peuple et destin, histoire et biographie, je m'ennuie. Il ne me reste rien à faire.
Ce pays n'est plus que mon miroir. Un dossier dans mon tiroir. Une femme que je ne veux même plus épouser. Trente-six millions de personnes qui me demandent à manger sans travailler. Des millions qui tournent en rond et je suis le centre qui s'en amuse. Tout est dans mes mains et je m'amuse de garder les mains derrière le dos pendant qu'ils se mordent les doigts. »
Kamel Daoud
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