L'Algérien Lyes Laribi porte plainte pour torture contre Nezzar :
" Que chacun ose dire ce qu'il a vécu "
Libération, Florence Aubenas, lundi 1er juillet 2002
" Le FIS était la peste. Ceux qui l'approchaient même malgré eux, ceux qui avaient juste voté pour lui, une barbe trop longue, un mot de trop : coupables. "
Leur jeunesse et ses plaisirs avaient un paradis, les Haras de la garde républicaine du Lido à Alger. Là, grâce à l'entregent d'un parent bien placé dans la cavalerie, une petite bande d'étudiants passe des journées entières dans le piétinement des chevaux, la fièvre des compétitions et l'exaltation de frôler les hautes sphères algéroises.
Ce 16 mars 1992, aux Haras du Lido, Lyes Laribi, 25 ans, reconnaît l'éternel Hamid, chef des paddocks, ou encore cet officier qui avait loupé le championnat l'année d'avant. Mais, ce jour-là, ces silhouettes familières poussent des prisonniers par centaines, " bleus de tortures ", défigurés par les coups, attendant d'être déportés vers sept camps d'internement du désert algérien. Et Lyes Laribi est parmi eux, effaré de faim et de peur, se battant pour un peu d'eau dans l'abreuvoir des chevaux. Il va passer quatre ans dans le camp d'In M'guel et à la prison militaire de Blida. Entre 1991 et 1995, plus de 15 000 personnes ont ainsi été déportées, sans jugement, sur simple décision arbitraire.
Alors que s'ouvre aujourd'hui le procès en diffamation intenté par le général Nezzar contre Habib Souaïdia (lire page précédente), une nouvelle plainte pour " torture " vient d'être déposée en France contre l'ex-ministre de la Défense par six Algériens, dont Lyes Laribi. Un chassé-croisé judiciaire qui pourrait bouleverser les audiences parisiennes. Lyes témoigne aussi par un livre, Dans les geôles de Nezzar (1), où le récit des supplices est parfois insoutenable. Ce que racontent surtout ces procédures et cet ouvrage poignant - le premier sur ces camps de déportation -, c'est l'histoire du grand silence algérien.
" On croyait vivre "
" Je cherche la réponse que personne ne m'a jamais donnée en quatre ans d'internement : pourquoi et sur quelle instruction m'a-t-on arrêté ? ", dit Laribi. A l'époque, c'est l'effervescence, la fugace " ouverture démocratique " qui a suivi les émeutes d'octobre 1988 à Alger, l'instauration du multipartisme qui va durer quatre ans. A la faculté de Bab-ez-Zouar, tout bouillonne, les études et la drague, cette " mode des syndicats libres ". Comme tout le monde ou presque, Laribi, fils d'une famille algéroise d'universitaires, fonde le sien avec quelques copains, une petite structure démocratique plutôt de gauche. " On avait l'âge des folies. On ne se rendait pas compte. On croyait vivre. On défiait le pouvoir ".
En 1990, le FIS (Front islamique du salut) remporte les municipales et vogue vers la victoire aux législatives de décembre 1991. Les autorités élaborent alors un projet de loi électorale, notamment un nouveau découpage censé rattraper administrativement ce qui était perdu politiquement. Grèves, marches… les protestations s'élèvent côté FIS, mais aussi du côté de l'opposition non islamiste, également lésée par ces mesures. C'est le début des déportations, et l'arrestation des principaux dirigeants du FIS. Lorsque ce dernier remporte néanmoins le premier tour de ces législatives, le processus électoral est suspendu, le président Chadli Bendjedid " démissionné " et, appuyés par les chars, cinq militaires et civils s'installent au pouvoir. La contestation reprend. A l'occasion d'une assemblée à la faculté de Bab-ez-Zouar, organisée par un mouvement étudiant proche des islamistes, dont il ne fait pas partie, Laribi dénonce lui aussi le " coup d'État ". " A ce moment, il y avait deux camps : ceux qui approuvaient la situation et ceux qui pensaient qu'il s'agissait d'un coup de force. Cette analyse n'appartenait pas, loin s'en faut, au seul FIS ".
Quelques semaines plus tard, au centre de torture, on criera pourtant à Lyes " islamiste ! ". Arrivé au camp d'In M'guel, on ne dit déjà plus que " terroriste ". " Le FIS était la peste. Ceux qui l'approchaient, même malgré eux, ceux qui avaient juste voté pour lui, une barbe trop longue, un mot de trop : coupables. Le car de l'usine de bière d'El Harrach avait été arrêté à un barrage de police. A l'époque, on n'était pas encore habitué à ces contrôles et un ouvrier, saoul, a crié pour les emmerder : "Vive le Fis !". Aucun d'entre eux ne savait même faire la prière ". Tous ont été déportés. " Terroristes ". Les forces de sécurité sont survoltées. Lors d'un simulacre d'exécution au camp d'In M'guel, un gradé pointe son arme contre la tempe d'un prisonnier : " Dis à ton Dieu que les gendarmes d'Algérie l'emmerdent. " Les années les plus noires de la sale guerre commencent. Pour une grève de la faim en 1993 à In M'Guel, des protestataires sont accusés de " destruction de matériel de l'armée " et transférés à la prison militaire de Blida. Un juge d'instruction, capitaine, est saisi. Il doute du dossier, d'ailleurs jamais jugé. Loin de se rassurer, les accusés (dont Lyes fait partie) sont pris de panique, " comme fous. Puisque tout est faux et qu'il le sait, la vraie raison de notre présence ici doit être bien pire. "
Harcèlement
Laribi est libéré le 30 novembre 1995 : " Les gens changeaient de trottoir, ostensiblement, en me voyant. Dans l'escalier, les voisins guettaient mes allées et venues : cela peut coûter cher un "bonjour" à quelqu'un qui sort de là-bas. A la fin, quand quelqu'un m'adressait la parole, c'est moi qui devenais méfiant : pourquoi me parle-t-il ? C'est louche. Un indicateur peut-être ? " Comme tous les anciens détenus, l'étudiant est harcelé, papiers confisqués, emprisonné à nouveau dans le même centre de torture. Lyes Laribi se réfugie en France en 2000. Sa première visite est pour une organisation humanitaire à Paris. Quand il raconte la torture, les sévices, l'horreur des camps et de la prison, on s'obstine à ne lui poser qu'une question : " Mais étiez-vous islamiste ? ". Avec le commentaire : " Parce que pour eux, c'est bien fait. " Et l'innocence se fait inavouable. Lyes pourtant les comprend, " ces Occidentaux ". " Ils ont le droit d'avoir peur. Mais pour nous, il y a quelque chose alors qui se dérobe. On n'a plus le courage de dire. "
Laribi s'est associé à la première procédure contre Nezzar, à Paris en avril 2001, parce qu'il avait une entière confiance en un autre des deux plaignants. " En représailles, son fils a été enlevé dix jours à Alger par la police. Il a fini par se retirer ", raconte Lyes. Lui continue avec une nouvelle plainte contre le général : " Je me sentirai traître d'abandonner maintenant. Que chacun ait aujourd'hui le courage de dire ce qu'il a vécu. Eux comme nous. " Le 4 avril dernier, la police française entendait le général Nezzar dans la première procédure. A propos des déportations réalisées à partir de 1991, il s'exclamait : " Personne ne s'est plaint alors. " Et, sur Laribi et ses quatre ans de détention : " C'est un activiste islamiste convaincu. Je ne me suis jamais rendu dans les centres où il a été incarcéré. Je ne comprends pas pourquoi je suis mis en cause par cet homme. " Classée sans suite.
(1) Editions Paris-Méditerranée, 15 euros, 230 pp.