La révolte se propage et touche d’autres régions du pays. Y compris à l'ouest, Relizane est en ébullition et Chlef a connu ses premières émeutes le 20 juin. Tout l'est de l'Algérie brûle. Le président Bouteflika, impavide, feint de croire que ce sont là de regrettables événements qu'il faut vite oublier et il s'arroge sans broncher le titre de sauveur: “Je suis là, je reste selon la volonté du peuple algérien qui m'a élu''. Les Algériens savent à quoi s'en tenir à ce sujet et tout cela apparaît dérisoire. Seulement, s'il a osé envoyer ses ministres au casse-pipe, mandatés pour marquer la présence de l'Etat en Kabylie, il préfèrera une tournée dans le grand sud où les militaires ont acheté quelques notables pour grossir les rangs clairsemés des partisans du chef de l'Etat. Personne n'est dupe. Et là, il s'est livré à une manœuvre machiavélique qui ne peut déboucher que sur la division des Algériens. S'adressant aux Touaregs, il a loué leur sens patriotique et leur patience ajoutant à peu près: “Je ne peux pas imaginer que vous pourriez brûler votre daïra ou votre bureau de poste". Tout sauf des vandales comme les Kabyles, en somme. C'est la manière présidentielle de respecter le peuple algérien.
Défi
Pendant ce temps, le Premier ministre Ali Benflis, dépassé, interdisait, le 17 juin, toute marche future à Alger. Ce à quoi la coordination des villages a répondu: “On a fini de marcher avec une autorisation, interdite ou pas, toute marche décidée par les représentants du mouvement aura lieu". Une manifestante, présente à la marche des femmes du 19 juin, interdite et transformée en sit-in, n'a pas mâché ses mots: “On ne demande pas d'autorisation à un gouvernement pourri qu'on a toujours vomi". Le peuple a répondu, par le biais de la Coordination des villages, qu'une marche aurait lieu le 5 juillet, le jour de la Fête de l'indépendance. • Les généraux algériens Mohamed Lamari, Guenaiziya, Rahal et Bouchareb. Les marcheurs d'Alger qui avaient été arrêtés le jeudi 14 juin, ont été pour la plupart libérés le surlendemain, mais la Coordination en Kabylie recherche toujours plus de cent vingt-deux manifestants, “portés disparus". Hors d’Alger, on se demande déjà si les gendarmes sont vraiment des gendarmes, tellement ils sont brutaux. Ils tuent. Plus de 20 morts, cette semaine. Ils recherchent un affrontement direct et massif pour casser définitivement la Kabylie diabolisée, accusée de séparatisme et de complicité avec le néocolonialisme.
Cynisme
La Coordination des villages, réunie le 18 juin, à Tizi Ouzou, a noté dans un communiqué que “le pouvoir, fidèle à sa logique criminelle, a démontré encore une fois […], par la répression et sa manipulation machiavélique, sa véritable nature féroce, perverse et cynique face à la démarche de notre mouvement d’essence pacifique”. Mais plus grave encore, le communiqué a ajouté que de nombreuses victimes avaient été “sauvagement assassinées”. Il est vrai que maintenant les forces anti-émeutes, les policiers en civil et d'autres éléments suspects qui infiltrent certaines manifestations sont dotés de couteaux et de barres de fer. Le pouvoir alterne pourrissement et répression. Des citoyens manquent à l'appel, Bejaïa est coupée du monde car le central téléphonique est parti en fumée, les services de l'Etat ne communiquent plus entre eux. Des journaux ont écrit qu'il y a déjà une pénurie de bombes lacrymogènes. L'ouverture des routes nationales entre l'est de l'Algérie et la capitale dépend chaque jour du bon vouloir des jeunes protestataires de Kabylie, des Aurès, de Guelma, Annaba, et Souk Ahras, ville frontière. Bouteflika assure qu'il ira jusqu'au bout de son mandat alors que de l'avis de la majorité des observateurs, le départ du président pourrait tempérer la révolte mais ne suffirait pas à résoudre le problème. Pourtant la deuxième révolution du peuple algérien reste fragile à certains égards. La contestation par l'insoumission, l'élection de représentants directs indépendants, la destruction des administrations et des autres symboles de l'Etat apparaissent comme légitimes à tous les Algériens dans ce combat qui n'exige rien de moins que la démocratie. Mais le pillage, les déprédations gratuites ne sont ni organisés ni commandités par les populations des villes résistantes, par leurs représentants et leurs porte-parole. Ces événements posent une terrible question. Se peut-il que des apprentis sorciers soient en train de comploter contre le peuple ? Les révoltés, la société civile, la presse combattante et les partis démocratiques sont formels : les “dirigeants" ont acheté des casseurs, des policiers en civil, voire des islamistes et des repris de justice. Au pillage fugace a succédé le pillage planifié et exécuté par les forces de l'ordre.
Symboles
Le pouvoir est prêt à tout depuis que l'Algérie ne le reconnaît plus et le qualifie d'assassin, quels coups tordus se manigancent dans les bunkers? Les généraux tentent aussi de dresser des Algériens contre d'autres Algériens, Arabes contre Imazighen, Algérois contre Kabyles. Touaregs contre gens du nord, commerçants contre protestataires. Même les gardes communaux ont été accusés par les gendarmes de fournir des informations aux émeutiers. Ils ont été parfois sommés de rentrer chez eux, et il a fallu l'arrivée de l'armée pour les “persuader" d'évacuer les lieux. Les provocations se multiplient et les gendarmes organisent des mises à sac dans les villes de Kabylie et d'ailleurs, ils cassent, au vu et au su de tout le monde. Ils attaquent les crèches, les hôpitaux, les magasins, ils tabassent sauvagement les passants qui leur tombent sous la main, ils abreuvent les citoyens d'obscénités, ils organisent des expéditions punitives jusqu'à l'intérieur des maisons qu'ils arrosent de grenades lacrymogènes. Ils vont chercher les jeunes là où ils se replient pour les provoquer. Et ils s'avancent en hurlant “Oui, nous sommes des assassins, vous êtes Oulad França, mort à Tamazight". Cherche-t-on à provoquer un soulèvement général pour le noyer dans le sang? L'armée va entamer un mouvement vers la Kabylie. La question de l'identité réelle des “casseurs" se pose avec acuité. À Annaba et à Khenchela, à l'extrême-est du pays, on a noté la “distribution de billets de banque à des "manifestants", des tatouages identiques sur les bras de certains “meneurs" ont été remarqués, on a même évoqué le cas de “cinq individus cagoulés et torse nu à la tête des manifestants de Guelma". Repris de justices, nervis des partis au pouvoir, Rassemblement national démocratique et FLN en tête, sans compter les islamistes agréés et infiltrés? Pour les émeutes de Tébessa, Batna et de Khenchela, les Algériens disent que les généraux auraient été ulcérés que leur région d'origine ait aussi scandé le même slogan féroce que les autres Algériens: “Pouvoir assassin". À la suite de quoi des émeutes plus que suspectes ont été allumées, ici ou là. Parfois, des manifestants découvraient avec stupeur que parmi des émeutiers inconnus il y avait des “indics" notoires.
Accusations
Mais le chaudron bout, et on verra même l'Etat patauger à plusieurs reprises, il y a sur le terrain des désaccords tactiques entre gendarmerie, police et compagnies nationales de sécurité. Deux querelles au moins ont dégénéré en batailles rangées sous l'œil narquois des manifestants qui montaient à l'assaut des brigades. Inexpérimentés, les organes de la représentation civile, nés spontanément, sont soumis à des forces contraires. Les partis d'opposition, FFS et RCD (ex-gouvernemental) en tête, ont été eux-mêmes surpris par l'ampleur des événements, ils cherchent à se rapprocher de leur base en menant le combat sur le champ politique contre la dictature. Mais la révolte populaire court trop vite. Même si un relais doit être trouvé. Les partis démocratiques, Parti du Travail de Louisa Hanoune, MDS, ex-communistes et d'autres partis gèrent aussi une partie de la révolution. Hocine Aït Ahmed s'active à l'ONU, aux USA, à Genève et devant l'Union européenne, il réclame une commission d'enquête internationale, il lance une alerte générale au génocide. Il a même invité Kofi Annan à venir à Alger. Deuxième péril: les révoltés ne connaissent pas les astuces de la gestion des marches. Leur inexpérience avait ouvert un boulevard aux pires provocations, le 14 juin, à Alger. D'où la répression féroce à la suite d'isolement de plusieurs tronçons de manifestants qui ne communiquaient plus avec les coordinateurs. L’est de l’Algérie est en rébellion ouverte contre l’État. Les jeunes ont installé l’insurrection perpétuelle. Ils apprennent la révolution en démystifiant la puissance des généraux. Mais la jeunesse algérienne, qui n'a pas peur de présenter sa poitrine aux balles, a déjà gagné.
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