L'Algérie et le Conseil des droits de l'homme de l'ONU : mensonges et double discourspar Algeria-Watch, 18 mai 2010 Le 1er mars 2010, le ministre des Affaires étrangères algérien, M. Mourad Medelci, s'est exprimé à Genève devant le Conseil des droits de l'homme de l'ONU, pour critiquer vivement les méthodes de travail de cette instance. Et à cette occasion, il a fait l'éloge des progrès prétendument réalisés par le gouvernement algérien en matière des droits humains depuis l'« Examen périodique universel » dont celui-ci avait fait l'objet devant le même Conseil le 14 avril 2008. Une démonstration exemplaire de la manière dont un État membre de l'ONU, responsable dans les années 1990 d'un des pires terrorismes d'État de la seconde moitié du xxe siècle - qui fit quelque 200 000 morts -, s'emploie depuis avec constance à vider de sa substance les fragiles instruments du droit international contre l'impunité des responsables de crimes contre l'humanité. L'« esprit d'Alger » selon Mourad Medelci, ou l'hypocrisie au service de l'impunitéAfin de préparer le terrain, le ministre avait auparavant exprimé clairement son souhait de voir réformé le fonctionnement du Conseil des droits de l'homme, afin de renforcer plus encore le rôle déjà prépondérant des États en son sein et d'y restreindre celui des experts indépendants, accusés de trop se préoccuper des pays en développement. Le 20 février 2010, lors d'une réunion informelle à Alger, le gouvernement algérien a ainsi reçu 103 représentants permanents des États auprès du Conseil des droits de l'homme. Medelci s'en est félicité une semaine plus tard lors de son intervention à Genève, relevant que « les participants ont tenu à donner un nom à l'esprit d'ouverture, de transparence, d'inclusion et d'appropriation collective de la démarche dont étaient empreints les débats. Ils ont bien voulu l'appeler l'"esprit d'Alger"1 ». Dans son discours d'ouverture de la rencontre d'Alger, M. Medelci avait insisté sur la nécessité d'agir, sinon contre la « politisation des droits de l'homme, somme toute difficilement évitable, du moins contre leur instrumentalisation dans le cadre d'une confrontation idéologique d'un type nouveau, imposée cette fois aux pays du Sud2 ». Or, quels sont les moyens préconisés par la diplomatie algérienne pour améliorer l'efficacité du Conseil des droits de l'homme ? Renforcer le « rôle de son président et de son bureau » et promouvoir « l'indépendance et l'objectivité des mécanismes spéciaux du Conseil ». Une façon de signifier par antiphrase qu'il faut réduire davantage encore la marge de manouvre des experts indépendants que sont les « rapporteurs spéciaux », déjà fortement amputée depuis l'introduction en 2008d'un « code de conduite » de ces experts, à l'initiative, là encore, de l'Algérie3. Ces experts constituent en effet la colonne vertébrale de l'action de l'ONU dans le domaine des droits de l'homme (comme en témoigne par exemple le rapport de quatre experts publié en février 2010 sur la détention au secret dans le cadre de la lutte contre le terrorisme, rapport qui épingle en premier lieu les agissements de l'administration étatsunienne4 ; ou encore la mission des quatre experts mandatés pour enquêter sur les violations commises lors de l'agression israélienne contre Gaza en décembre 2008-janvier 2009, qui a abouti au fameux « rapport Goldstone »). Ce qu'apprécie toutefois le ministre des Affaires étrangères algérien parmi les procédures du Conseil, c'est l'« examen périodique universel » de la situation des droits de l'homme dans les États membres des Nations Unies : « Là où le bilan du Conseil est sans conteste le plus encourageant, c'est dans l'esprit de dialogue, de coopération et de non-sélectivité qui a présidé à la mise en ouvre de l'évaluation périodique universelle5. » On peut comprendre en effet ce satisfecit hypocrite de la part du représentant d'un État qui a multiplié les dispositions assurant l'impunité aux responsables de violations des droits de l'homme, notamment au cours de la terrible guerre civile qui a ravagé le pays dans les années 1990 : mis à part les rapports des ONG et des comités et rapporteurs spéciaux de l'ONU, contributions synthétisées dans une compilation réalisée par le Haut Commissariat pour les droits de l'homme, le « dialogue » qui prévaut lors de ces examens périodiques se résumé à un échange entre États se ménageant mutuellement. Le jeu des alliances est tel que cet examen de la situation des droits de l'homme dans chaque État membre est réduit à sa plus simple expression et dilue dans une foule de recommandations floues quelques rares observations pertinentes. Ainsi M. Medelci a-t-il pu, lors de son bilan du 1er mars 2010, se targuer contre l'évidence des « bonnes performances » de l'Algérie en matière de protection et défense des droits humains en 2008 et 2009. Il a constaté avec suffisance la promulgation d'un décret présidentiel levant une réserve de l'Algérie relative à la Convention sur l'élimination de toutes les formes de discrimination contre les femmes, le maintien du moratoire sur la peine de mort, la signature de textes régionaux et internationaux sur la protection des enfants, l'intégration dans le Code pénal de la criminalisation de la traite des personnes et du trafic d'organes. Quant aux droits des détenus, M. Medelci a affirmé qu'ils ont été renforcés, par les visites régulières de la Croix-Rouge, l'amélioration de la couverture médicale et les possibilités de formation offertes dans les prisons. Les véritables problèmes concernant les conditions de détention déplorables, le surpeuplement, la détention préventive prolongée, l'existence de personnes détenues arbitrairement et au secret n'ont pas été abordés. L'impunité organiséeLes rares questions épineuses abordées lors de l'Examen périodique universel d'avril 2008 ont été soit éludées, soit interprétées fallacieusement par le ministre. Il a ainsi évoqué la mise en conformité, en octobre 2009, de l'institution nationale des droits de l'homme algérienne, la CNCPPDH (Commission nationale consultative de promotion et de protection des droits de l'homme), avec les « principes de Paris », omettant toutefois de préciser que l'examen du nouveau statut de cette institution n'avait pas encore eu lieu et qu'en conséquence elle était toujours considérée comme « rétrogradée » par les instances onusiennes6. Concernant le dossier douloureux des disparitions forcées en Algérie, M. Medelci a évoqué la reprise du « dialogue avec le Groupe de travail sur les disparitions forcées et involontaires avec la ferme volonté de rechercher, de trouver et de communiquer des réponses aux cas demeurés en suspens. Dans son rapport à la présente session, A/HRC/13/31, le Groupe de travail s'est déclaré "impressionné" par notre détermination de régler les affaires dont le Groupe était saisi7 ». Là aussi, il n'a pas évoqué les critiques formulées par ce Groupe de travail dans le rapport précité, lequel insiste sur sa demande réitérée depuis 2000 de pouvoir effectuer une visite en Algérie : malgré plusieurs rappels, le gouvernement algérien n'a jamais accepté son déplacement. Pourtant, l'organe onusien rappelle que des 2 939 cas de disparitions dont il a été saisi, 2 912 restent en suspens. Le Groupe de travail évoque aussi dans son rapport la communication qu'il a adressée au gouvernement le 8 janvier 2009 « au sujet des menaces et des actes d'intimidation subis par un défenseur des droits de l'homme en raison des activités qu'il menait dans le cadre de l'enquête sur les disparitions forcées et suite à une rencontre qu'il avait eue avec le Groupe de travail en décembre 2008 ». Il rappelle en outre que « le 29 septembre 2009, le Groupe de travail a adressé au gouvernement algérien une lettre d'intervention rapide au sujet du harcèlement que subiraient des familles de victimes de disparition forcée qui se trouveraient contraintes de demander un certificat de présomption de décès et de requérir réparation8 ». M. Medelci s'est targué par ailleurs de la prétendue approbation, lors de l'Examen périodique universel d'avril 2008, de la politique de « réconciliation nationale » engagée par l'État depuis 2006. Il aurait été demandé au gouvernement « de persévérer dans la voie tracée par la Charte sur la réconciliation nationale » (adoptée par référendum le 29 septembre 2005). Mais il a omis d'indiquer que le délégué canadien recommandait de reconsidérer l'impunité instaurée par l'ordonnance présidentielle de mise en ouvre de cette charte (adoptée le 28 février 2006, avec trois décrets d'application), craignant qu'elle « ne mette un terme aux enquêtes sur la disparition de 10 000 personnes ». La recommandation visait en l'espèce son article 45, qui décrète qu'« aucune plainte de victime n'est recevable à l'encontre des éléments des forces de défense et de sécurité ». Le délégué suggérait de réviser l'ordonnance en fonction des observations du Comité des droits de l'homme, « pour garantir que les auteurs des violations des droits de l'homme soient jugés et poursuivis conformément aux normes internationales et que les personnes qui critiquent le gouvernement ne soient pas l'objet de poursuites pénales9 ». L'article 46 de l'ordonnance en question stipule en effet que « toute déclaration, écrit ou autre acte interprété comme pouvant nuire à l'image de l'Algérie est passible d'une condamnation de trois à cinq ans de prison ». Fidèles à leur stratégie de dénégation et de mensonge, les autorités algériennes ont toujours nié avoir instauré cette impunité, pourtant clairement organisée par l'ordonnance de février 2006, en arguant, comme l'avait fait le représentant du gouvernement algérien auprès de l'ONU, Driss El-Djazaïri, en juin 2008, que « l'impunité n'existe nulle part dans le texte que le peuple algérien a agréé par référendum10 » - allusion au texte beaucoup plus vague de la Charte sur la réconciliation nationale. Et il enchaînait pour attaquer avec une rare violence tous ceux qui désapprouvent les textes d'application de cette Charte, affirmant que les critiques des ONG ne profitent qu'aux seuls « marchands de la mort, aux adeptes du crime, aux virtuoses de la subversion ; en somme, aux sponsors du terrorisme et à ceux qui se nourrissent du vivier de la tragédie des autres ».11 Donc c'est sans surprise que la recommandation du délégué canadien a été rejetée par les autorités algériennes. Cette particularité de pouvoir exclure les injonctions embarrassantes par les États fait la particularité de cet examen périodique et lui retire en conséquence une bonne part de légitimité. Les rapporteurs spéciaux de l'ONU sur la torture et les disparitions forcées interdits en AlgérieEnfin, le dernier point évoqué par le ministre dans son discours de Genève concerne les visites des rapporteurs spéciaux en Algérie. Il a précisé que sept d'entre eux étaient invités à se rendre en Algérie dès 2010. Mais ne figurent toujours pas dans cette liste les experts concernés par les graves violations des droits de l'homme commises par les forces de sécurité, en particulier lors de la décennie 1990. Alors même que le gouvernement algérien refuse toujours d'accéder aux demandes de visite - réitérées depuis près de quinze ans pour certains - des rapporteurs spéciaux sur la torture, sur les exécutions extrajudiciaires, sur la promotion et la protection des droits de l'homme dans la lutte contre le terrorisme, ou du Groupe de travail sur les disparitions forcées et involontaires. Ce que M. Medelci avait dénié avec aplomb lors de l'examen périodique d'avril 2008, en affirmant cyniquement : « L'Algérie n'a jamais empêché ces visites, elle a simplement souhaité les inscrire dans un cadre qui permette effectivement de prendre en charge des problèmes qui se posent réellement et non pas des problèmes qui sont exceptionnels, voire anecdotiques12. » Comme si, à ses yeux, les dizaines de milliers de victimes de torture, d'exécutions extrajudiciaires et de disparitions forcées du fait des forces de sécurité ne relevaient que de l'« exception » et de l'« anecdote ». Un cynisme mensonger répété à maintes reprises par M. Farouk Ksentini, président inamovible de la CNCPPDH, par exemple en juin 2009 : « Aucun expert ou envoyé spécial des droits de l'homme ne s'est vu refuser son visa d'entrée en Algérie13. » On comprend donc pourquoi cette conception des droits de l'homme à géométrie variable - qui n'est d'ailleurs pas propre à l'Algérie - sape toute tentative d'instaurer un mécanisme international de protection efficace et crédible. L'Algérie se distingue toutefois dans son entrave à l'action des seuls organes de l'ONU en matière de droits de l'homme encore relativement indépendants des jeux d'influence au sein de cette institution, de plus en plus réduite à un instrument assujetti aux raisons d'États. Car pour les généraux qui détiennent la réalité du pouvoir à Alger depuis le coup d'État de janvier 1992, l'essentiel est d'assurer l'impunité de leurs crimes passés et actuels en multipliant, par diplomates aux ordres interposés, les initiatives visant à dévitaliser définitivement les trop fragiles mécanismes de protection des droits humains difficilement élaborés depuis des décennies par la « communauté internationale ». Notes: |