par Kamel Daoud«
Partout où je vais, ce peuple ne me pose qu'une seule question. Avec les yeux de ses enfants, les yeux des adultes, dans les livres, sur les poteaux. Partout où je vais, on ne me demande même pas mon nom, ni qu'est-ce qui s'est passé le jour où la Montagne a grimpé mon dos, ni qu'est-ce que j'ai ressenti quand j'ai tiré le premier coup de feu et que je me suis lié, à vie, avec mon premier cadavre, mon premier tué. Rien de tout cela. Personne ne s'en préoccupe aujourd'hui. Tout ce qu'ils veulent, c'est me poser cette affreuse question qui n'a même pas la politesse d'attendre une réponse. C'est une question piège qui ne vous donne pas la parole mais vous la coupe et vous la retire. Elle est affreuse et me donne envie de remonter le temps à l'instant exact où j'ai cru avoir un Destin et le troquer contre une simple tasse de café ou un haussement d'épaules. Fallait-il libérer ce pays ? Aujourd'hui on peut acheter tout un peuple avec une livraison de viande congelée. Pas même un plan de Constantine ou des menaces. Juste une sorte de De Gaulle exportateur avec de fausses factures et c'est fini. Ah oui, la question ? Elle est simple : « Pourquoi tu n'es pas mort si tu es un vrai moujahid ? » Tout le monde a cet air de m'attendre avec cette question au bout de la langue nationale : pourquoi je ne suis pas mort ? Car on a fini par faire accepter cette idée que ceux qui se sont battus sont morts et que ceux qui ne sont pas morts ont trahi ou se sont cachés. Je suis donc un cadavre qui n'a même pas eu la politesse de se décomposer. Je n'ai pas seulement raté ma vie mais, pire encore, j'ai raté ma mort. Si je crève aujourd'hui, cela ne corrigera en rien mon destin. Il fallait mourir avant, pas aujourd'hui. Cela, on ne me le pardonne pas. J'en suis arrivé à en ressentir de la culpabilité, de la honte et à ne pas oser croiser les regards, même ceux des enfants coriaces qui naissent dans mon dos pendant que je tente de m'expliquer avec la chronologie sévère de ce pays et son histoire nationale. Tout le monde me le dit : « Qu'est-ce que tu fais-ici ? Tes copains sont de l'autre côté de la peinture du temps, et toi ? Pourquoi tu es encore vivant ? Tu ne vois pas que tu es une fausse note ? » Non je ne le vois pas. Enfin, je ne l'ai pas vu pendant longtemps. J'ai longtemps cru que les rôles étaient clairs : Dieu attend les morts, le peuple attend les survivants. Non, je me suis trompé. Aujourd'hui je me trimbale comme une sorte d'insolence, une impolitesse ridée, un hymne chanté par un dentier. Je me sens presque nu en foule, un peu comme si je me mêlais de ce qui ne me regarde pas : la vie, l'Indépendance, cette terre. Pourquoi tu es encore vivant ? Le pire, c'est que, parfois, celui qui me pose la question est si méchant qu'il double le châtiment par une fausse réponse : « Combien on t'a donné ? Combien t'as pris ? » C'est-à-dire avant l'indépendance, pour ne pas mourir, et après l'indépendance pour ne rien dire et ne jamais dénoncer. Nous avons chassé les harkis et, comble du châtiment, l'histoire nous a fait endosser leurs rôles qui consument les chairs. Je me sens donc en plus. Je marche. Et je me répète : c'est plus facile de tuer le colon que de tuer le temps finalement, après son départ.
Il n'y a rien à faire quand on libère un pays sauf le regarder partir, s'éloigner. Ou l'écouter vous expliquer que vous n'existez pas, qu'on ne peut avoir à la fois l'éternité et une rente, une pension et un hymne. Je ne sais pas quoi faire. Même Dieu l'a dit : les martyrs ont meilleur destin après la mort que les survivants. Est-ce ma faute ? Je ne sais pas. Je ne suis pas mort. Pas à cause de ma prudence ou de ma lâcheté, mais parce que la mort saute les lignes quand elle lit son livre peut-être. Même mes fils ont cet air de me poser la même question : pourquoi je suis encore là, alors que tous mes pairs sont de l'autre côté à m'attendre, à me chercher, à se poser des questions sur mon retard. En plus, je ne peux même pas me pendre ou me tuer. C'est honteux de le faire à mon âge, avec mon histoire et mon passé et ma foi et mes arrière-petits-fils. Qu'est-ce qu'ils vont penser ? Que j'ai quelque chose à expier ? Que non ! Je suis donc coincé : la France ne m'a pas tué, la vie non plus, ni les voitures, ni la vieillesse. Je reste là et je n'ai pas de réponse. Un vrai combattant dans ce pays ne doit pas être plus âgé que ses petits-fils : il doit être mort à 22 ans en 58, n'avoir laissé qu'un fils et une seule photo qui fixera à jamais sa jeunesse et lui évitera tout à la fois les rides et les insultes. Pourquoi je suis encore vivant ? Je ne suis pas vivant, je suis coincé, renvoyé de toutes parts. »