Arezki Aït-Larbi. Journaliste, initiateur du collectif SOS Libertés
"Une justice aux ordres, détournée au service d’une idéologie intolérante et liberticide "
El Watan, 24 septembre 2010
Arrestations de non-jeûneurs ou de chrétiens, une justice surprenante de rapidité, ambiance d’inquisition distillée jusque dans certains médias : les libertés semblent menacées. Journaliste et militant des droits de l’homme, Arezki Aït-Larbi se mobilise pour sensibiliser l’opinion publique face aux intolérances : ce dimanche, quatre chrétiens seront jugés à Larbaâ Naït Irathen, alors que les non-jeûneurs de Akbou passeront devant le juge le 8 novembre.
-Quelle est votre réaction suite au procès de mardi dernier intenté aux deux journaliers, Hocine Hocini et Salem Fellak, à Aïn El Hammam ? Vous avez été sur place lors de ce procès, que pensez-vous de la mobilisation citoyenne autour de l’affaire ?
Ce procès a révélé les dérives tragiques d’une justice aux ordres, lorsqu’elle est détournée au service d’une idéologie intolérante et liberticide. On a appris au cours de l’audience que la police judiciaire a eu l’accord du parquet avant d’interpeller les deux «délinquants». Le procureur a justifié cette expédition par le risque de les voir lynchés par la foule en colère. «Faux !», s’insurge un avocat, témoin de l’attroupement, «la seule foule en colère ce jour-là était devant le commissariat pour exiger leur libération !». Lors de leur inculpation, un magistrat du parquet a tenu des propos affligeants. En apprenant leur foi chrétienne, il leur a conseillé de «changer de pays et d’aller en Europe, car ici c’est une terre d’Islam !».
Lorsque des magistrats, censés dire le droit et veiller au respect des lois, s’autorisent des mensonges et des dérapages de café maure, cela révèle l’ampleur de la menace qui pèse sur nos libertés. Que ces dérives soient dictées par des convictions idéologiques ou qu’elles répondent aux besoins d’une provocation planifiée par des forces occultes, cela devient suffisamment inquiétant pour alerter notre vigilance. Un motif d’espoir toutefois, la spontanéité de la mobilisation citoyenne contre l’arbitraire. Près de la mosquée de Aïn El Hammam, j’ai entendu un vieillard, connu pour sa piété et sa sagesse, exprimer sa désapprobation avec colère : «S’ils ont mangé durant le Ramadhan ou s’ils ont choisi une autre religion, c’est leur problème avec leur Créateur ! Que viennent faire la police et la Justice ?»
-Comment expliquer la rapidité de la justice dans ce genre d’affaires alors que le parquet refuse de s’autosaisir dans des affaires bien plus graves, comme les scandales de corruption ?
Dans les régimes autoritaires, la justice est réduite au rôle d’appendice servile de la logique politico-policière. Avec le religieux qui a, peu à peu, squatté la place du politique, puis du judiciaire, il est plus «gratifiant» pour la carrière d’un magistrat de pourchasser des «délinquants cultuels» au nom de la religion, que de s’attaquer à la corruption au nom de la morale et des lois de la République. Dans le premier cas, les cibles sont issues des couches défavorisées de la société. Dans le second, les parrains sont au cœur du pouvoir. De hauts responsables ont été cités dans la presse pour corruption ou détournement de fonds publics. Les coupables présumés n’ont opposé aucun démenti aux accusations et la justice a détourné le regard.
-SOS Libertés a lancé, le 10 août dernier, la veille du Ramadhan, un appel au «respect des libertés de conscience». Quelle en a été la portée ? Pourquoi la «classe politique» ne s’est-elle pas solidarisée avec cette initiative ?
SOS libertés a été créé au printemps 2008, lors des persécutions de chrétiens dans l’Ouest algérien, notamment avec l’affaire Habiba K. de Tiaret qui avait défrayé la chronique. Ce Collectif, qui milite pour «le droit de chaque citoyen de pratiquer le culte de son choix, ou de n’en pratiquer aucun», est un cadre informel ouvert, un cri de ralliement qui intervient pour alerter l’opinion lorsque des libertés sont agressées. Notamment les «libertés orphelines» (comme la liberté de culte), qui ne concernent qu’une infime partie de la population et qui, par conséquent, n’intéressent pas les acteurs politiques.
A la veille du Ramadhan, nous avons appelé au respect de la liberté de conscience et demandé au gouvernement d’autoriser l’ouverture de cafés et restaurants pour permettre à ceux qui ne jeûnent pas d’exercer leurs droits dans la discrétion. Car si le musulman pratiquant est respectable, le citoyen qui ne pratique pas, ou qui a choisi une autre religion, ne l’est pas moins. A l’Etat d’organiser la cohabitation de tous, en protégeant les libertés de chacun. Avec le procès de Aïn El Hammam et les autres qui sont en cours pour «délit religieux», nous n’avons visiblement pas été entendus.
-Quelles seraient les vraies raisons de cette recrudescence de l’intolérance ? Est-ce «l’islamisation» rampante de la société ? L’excès de zèle de certains fonctionnaires ? Une «ambiance» de bigotisme imposée ou encouragée d’en haut ?
C’est un peu la conjonction de tous ces facteurs. Pour «isoler politiquement le terrorisme», le pouvoir avait tenté, dès le début des années 1990, de récupérer les mots d’ordre intégristes, avant d’en devenir le maître d’ouvrage. Aujourd’hui, le piège est en train de se refermer sur la société pour aboutir, au nom d’une «réconciliation nationale» frelatée,à la reddition de l’Etat de droit devant les injonctions des «émirs». Des barons du régime réputés pour une spiritualité de rite Johnny Walker (ce qui, par ailleurs, relève de leur liberté) multiplient les signes ostentatoires de bigoterie pour se conformer aux nouvelles normes sociales. Sur ce terreau, se sont greffées des provocations occultes sur fond de recomposition dans le sérail. Pour donner aux islamistes radicaux de nouveaux gages de «bonne foi» et conforter l’alliance national-islamiste, le pouvoir n’hésite plus, au mépris de la Constitution et des pactes internationaux ratifiés par l’Algérie, à sacrifier les chrétiens et les «mauvais» musulmans, considérés comme des «déviants», dont l’existence même est vécue comme une «offense aux principes de l’Islam».
-Certains pensent qu’après plus de vingt ans de lutte sécuritaire contre l’intégrisme, il semble que ce dernier ait idéologiquement remporté la partie. Qu’en pensez-vous ?
En effet, la défaite militaire du terrorisme s’est paradoxalement soldée par une victoire idéologiquede l’intégrisme. Outre des référents idéologiques communs et des passerelles entre le pouvoir et les islamistes, cela renvoie aussi à une prédisposition pathologique du système à récupérer les slogans de ceux qui le contestent avec le plus de virulence, pour se perpétuer. Pour rétablir l’équilibre et imposer le respect de la diversité dans une société plurielle, une seule voie : la lutte sur le terrain. C’est une erreur de croire à un miracle du «segment moderniste» de l’armée pour restaurer les libertés. Il n’y a rien à attendre non plus des puissances occidentales, plus sensibles aux vertus du négoce qu’à la défense de libertés hors de leurs frontières.
-Le verdict des deux journaliers a été fixé au 5 octobre : une date symbole. Y voyez-vous un quelconque message de la part des autorités ?
Si message il y a, il est sans doute involontaire. Lorsqu’un corps comme celui de la magistrature assume une déchéance aussi affirmée, il ne s’encombre pas de subtilités.
Bio express :
Militant du printemps berbère, Arezki Aït-Larbi a été arrêté le 20 avril 1980 et déféré à la cour de sûreté de l’Etat avec 23 autres personnes. En 1981, il est de nouveau arrêté à l’université d’Alger et passera huit mois en prison. Membre fondateur de la première Ligue algérienne des droits de l’homme, il est arrêté une nouvelle fois en juillet 1985 et inculpé d’atteinte à l’autorité de l’Etat. En février 1989, il est parmi les fondateurs du Rassemblement pour la culture et la démocratie (RCD).
Il démissionne de ce parti en octobre 1991 et entame une carrière de journaliste à L’Hebdo Libéré, puis à Ruptures. Après l’assassinat de Tahar Djaout en mai 1993, il crée, avec un groupe d’artistes et d’intellectuels, le Comité vérité, qui émet des doutes sur la thèse officielle attribuant l’attentat au GIA. Correspondant de plusieurs publications étrangères, notamment Le Figaro, Ouest-France et le Los Angeles Times, les autorités lui refusent une accréditation officielle depuis 1995. On lui doit, l’été dernier, l’ouvrage de témoignages sur le printemps berbère, Avril 80.
Adlène meddi