Dans la mouvance présidentielle comme dans l’opposition, la relève politique éprouve les pires difficultés à émerger face aux caciques qui refusent de céder la place et de tourner la page.
Deux Algériens sur trois ont moins de 30 ans. Une réalité qui saute aux yeux lorsqu’on parcourt le pays. Dans les villes et les villages, les grandes avenues ou les champs, les membres de cette classe d’âge sont nettement majoritaires. Pourtant, plus on s’élève dans le niveau de responsabilité, moins ils sont nombreux.
« À 25 ans, Abdelaziz Bouteflika était chef de la diplomatie. Aujourd’hui, voir un jeune homme ou une jeune femme de cet âge à un tel niveau de la hiérarchie est impensable. » La formule est d’un diplômé de la faculté de droit de Ben Aknoun, Karim Fellioune, 28 ans, au chômage depuis cinq ans. Sous les lambris de la République, dans les couloirs des institutions de l’État, les seuls jeunes que l’on croise sont le plus souvent des employés subalternes, de la secrétaire à l’appariteur en passant par le policier de faction. Qu’on en juge : si le président de la République est septuagénaire (ce qui n’a rien de scandaleux), le chef d’état-major de l’armée est octogénaire. Le gouvernement n’est pas en reste, avec un ministre de l’Intérieur âgé de 76 ans et une équipe dont l’âge moyen est de 62 ans. Les seuls ministres n’ayant pas encore atteint la cinquantaine – Amar Ghoul (49 ans) aux Travaux publics et Mustapha Benbada (48 ans) au Commerce – sont issus du Mouvement de la société pour la paix (MSP, ex-Hamas, d’obédience Frères musulmans), incarnant le courant islamiste de l’Alliance présidentielle.
Ce phénomène n’est pas l’apanage du pouvoir et touche aussi l’opposition. Saïd Sadi, 63 ans, est président du Rassemblement pour la culture et la démocratie (RCD, laïc) depuis la fondation du parti, en 1989, et ne semble pas pressé de céder son fauteuil. Idem pour Louisa Hanoune, 56 ans, secrétaire générale du Parti des Travailleurs (PT, trotskiste) depuis vingt ans, ou Hocine Aït Ahmed, 84 ans, inamovible président du Front des forces socialistes (FFS) depuis sa création, dans la clandestinité, en 1963.
Horizon bouché
Qu’il soit dans la majorité ou dans l’opposition, aucun parti ne dispose d’une structure dédiée à la jeunesse, pas même au sein de l’université, hormis le MSP avec l’Union générale des étudiants libres (Ugel). Les seules organisations de jeunes qui aient une existence légale sont généralement des coquilles vides, survivances de l’ère du parti unique, à l’instar de l’Union nationale de la jeunesse algérienne (Unja). En réalité, ce n’est pas tant la classe politique qui se désintéresse de la jeunesse, véritable vivier de voix électorales, que l’inverse ; quand un parti tente de créer une section jeunesse, il peine à recruter. « Si les jeunes ne font pas de politique, c’est qu’ils estiment qu’il n’y a pas de vie politique », explique Nassim, 35 ans, patron d’une entreprise de transport, qui veut créer une section algérienne de l’ONG internationale Centre des jeunes dirigeants d’entreprise (CJD).
La sphère économique est relativement épargnée par le phénomène de la marginalisation des jeunes. Si le Conseil d’administration de Cevital, le groupe industriel privé le plus en vue, est dirigé par le septuagénaire Issad Rebrab, ce sont ses enfants qui en pilotent les filiales les plus dynamiques. L’Algérie a ses « milliardaires quadras », à l’instar d’Ali Haddad (ETRHB, travaux publics), Mahieddine Tahkout (transport routier) ou encore la fratrie Benhamadi (Condor, industrie électronique). Des trentenaires sont à la tête de plusieurs dizaines d’entreprises florissantes. Des start-up et de nouvelles sociétés spécialisées dans les services, créées par de jeunes diplômés, se sont imposées sur la scène nationale ces dernières années. Les raisons de ce décalage entre les mondes économique et politique en matière de renouvellement générationnel ? « La première consacre l’efficacité, le dynamisme et l’esprit d’initiative, explique Hassiba Grine, sociologue à Constantine, quand le second tourne le dos, depuis l’indépendance, en 1962, à la méritocratie, privilégiant l’allégeance plutôt que la compétence. »
Il y a quelques mois, une polémique avait opposé l’actuel ministre de l’Intérieur, Dahou Ould Kablia, à un intellectuel de renom, le sociologue Lahouari Addi, à propos du renouvellement des élites. À l’occasion de cet échange, l’universitaire a utilisé un argument imparable. « Dans les années 1960, alors que j’entamais ma première année de scolarité, vous étiez déjà wali [préfet à Oran, NDLR]. Aujourd’hui, je m’apprête à prendre ma retraite et vous êtes toujours ministre. » Même si le talent et les compétences de Dahou Ould Kablia ne sont pas en cause, cette controverse soulève deux interrogations : les gens en place sont-ils irremplaçables ? Le renouvellement des élites fait-il problème ?
En Algérie, comme c’est souvent le cas ailleurs, les postes de responsabilité sont une garantie de rente et de privilèges. Pour les pérenniser, on s’accroche à la fonction, quitte à en écarter les nouveaux talents qui pourraient y prétendre. « C’est l’un des facteurs de blocage qui donnent l’impression au jeune diplômé que l’horizon est bouché », assure Nassim. Il ne faut pas croire pour autant que le pouvoir est totalement indifférent au renouvellement des élites.
Obsession de la longévité
Le président Houari Boumédiène (1965-1978), véritable artisan du système qui régit le pays, avait un credo : les ressources humaines. « Il faut bâtir des institutions qui survivent aux hommes », ne cessait-il, dans le même temps, de marteler. En 1962, il n’y avait guère plus de 5 000 étudiants dans le pays. Aujourd’hui, ils sont plus de 1,2 million. Les mauvaises langues assurent que « la démocratisation de l’enseignement a eu des conséquences désastreuses sur le niveau général ». Autrement dit, la qualité a pâti de la quantité. Mais ce serait aller un peu vite en besogne et oublier que les institutions les plus sensibles (présidence de la République, armée, services secrets, entre autres) suivent de près les éléments les plus brillants de certaines universités et grandes écoles. Mais une fois séduits et recrutés, ces derniers sont tenus de brider toute ambition. « Sois brillant et tais-toi », en somme.
Ils sont des centaines de chargés d’études et de synthèses (CES) dans les cabinets ministériels, l’administration ou l’état-major de l’armée à rédiger les discours, à préparer les dossiers, les discussions bilatérales ou multilatérales, avec obligation quasi contractuelle de discrétion : interdiction de communiquer avec les médias nationaux et a fortiori étrangers. Le jeune talent a le droit, voire le devoir, de travailler dur, mais pas celui de s’afficher, d’« exister ». À l’instar de l’École nationale polytechnique d’El-Harrach ou de l’École nationale d’administration (ENA) de Hydra, des pôles d’excellence produisent chaque année de brillants diplômés qui sombrent aussitôt dans l’anonymat. « Il y a bien un major de promotion dans l’actuel gouvernement, ironise Hassiba Grine : il s’agit de Cherif Rahmani, qui a achevé ses études… en 1968. »
Dans un système où la seule logique qui prévaut est la recherche de la longévité au nom de la pérennisation des privilèges, le mot « succession » est banni. « On ne se préoccupe pas de bien préparer son successeur quand on est obsédé par sa longévité », analyse Mohamed, 69 ans, major de promo à Polytechnique au début des années 1970 et haut fonctionnaire toujours en poste. C’est pourquoi il a d’ailleurs requis l’anonymat. Tout au long de sa carrière, il a occupé des postes de responsabilité dans le secteur économique public. Sa particularité ? Il a toujours désigné son successeur dès sa prise de fonctions. « Pour des raisons d’efficacité, car je savais que je n’étais pas éternel en tant que directeur général. Mais cette méthode surprenait mes congénères, qui me traitaient de fou, prophétisant que l’élu manœuvrerait pour accélérer mon départ. Or cela n’est jamais arrivé, et les entreprises que j’ai eu à diriger ont connu des successions paisibles et s’en sont mieux portées. » L’exemple de Mohamed est l’exception qui confirme la règle : en Algérie, la question de la succession est taboue. Même quand il s’agit du président de la République. Il y a quelques mois, Jeune Afrique avait interrogé un ministre à ce propos. Il a eu cette curieuse réponse : « La société improvisera. » Pourvu que ce jour-là la société soit bien inspirée