Karim Amellal, écrivain et maître de conférences à Sciences-po (Paris), voit en les émeutes qui secouent l’Algérie une expression d’abandon et de défiance. La mauvaise redistribution des richesses a créé des inégalités insupportables pour les classes populaires. L’augmentation des prix a été l’étincelle.
- Comment analysez-vous les émeutes qui secouent plusieurs villes algériennes ?
Ce type de protestation radicale se déclenche le plus souvent dans le cadre d’une séquence récurrente qui comprend plusieurs ingrédients : des difficultés structurelles très fortes (chômage massif, inflation, pénurie de logements, etc.) et croissantes malgré une croissance économique très importante et des ressources financières énormes grâce aux hydrocarbures ; un sentiment global d’abandon et de défiance qui enfle et se transforme peu à peu en colère puis en rage ; et enfin une étincelle.
L’étincelle, ici, ce fut l’augmentation des prix des produits de base, ressentie très douloureusement pour des jeunes – les moins de 30 ans représentent les trois quarts de la population algérienne ! - issus de familles dont les produits alimentaires représentent en moyenne la moitié du budget. C’est la goutte d’eau qui a fait déborder le vase du sentiment d’injustice : l’insuffisante redistribution des richesses et le poids des contraintes qui écrase les classes populaires sont insupportables.
Le point essentiel, au-delà de la séquence, c’est le creusement des inégalités en Algérie depuis l’ouverture économique et la perception croissante de ces inégalités : une infime minorité s’enrichit de façon éhontée et visible, souvent grâce à la corruption qui gangrène les structures de l’administration, tandis que l’écrasante majorité voit son pouvoir d’achat se dissoudre dans la cherté et les tracasseries du quotidien. La plupart des Algériens aujourd’hui considèrent qu’ils sont les victimes sacrificielles des choix économiques et politiques réalisés depuis les années 2000 : leur vie ne s’améliore pas et, pour les catégories populaires aux revenus les plus modestes, non seulement elle se détériore, mais l’horizon est plus noir que jamais.
- Peut-on comparer le cas algérien à celui de la Tunisie ?
Il y a des similitudes et des divergences. Ces dernières me semblent néanmoins plus importantes que les premières. D’abord, il est vrai que ces deux événements s’enracinent dans des difficultés économiques et sociales qui sont à bien des égards comparables : les jeunes Tunisiens partagent avec leurs voisins algériens le sentiment d’injustice, d’être les laissés-pour-compte de la croissance. Le chômage endémique et l’absence de perspectives se déploient dans un pays qui, contrairement à l’Algérie, voit toute l’année défiler sous ses yeux des touristes qui contribuent massivement à une richesse nationale dont ils ne voient pas la couleur. Cela accroît les tensions et les frustrations, mais il faut bien voir que la Tunisie vit sous une chape de plomb et non l’Algérie : même s’il y a des progrès à faire, la presse y est libre, l’expression de désaccords est possible, la parole n’est pas corsetée dans la peur de la répression.
Il faut bien avoir en tête que la Tunisie est un régime policier féroce : les Tunisiens sont surveillés et ne peuvent pas s’exprimer quelle que soit leur place dans la hiérarchie sociale. Tout cela dans un régime qui incarne jusqu’à l’absurde les inégalités et la corruption. Ce qui se passe en ce moment, me semble-t-il, c’est le réveil de la société civile : les manifestants défient les interdits et les menaces ; des avocats défilent dans la rue et bravent les périls. La revendication économique est doublée d’une revendication politique.
- Il y a beaucoup de similitudes…
Il faut replacer ces protestations dans un temps plus long. En Algérie, ce n’est pas la première fois qu’il y a des émeutes à forte dimension sociale et économique – plus que politique. C’est un phénomène récurrent depuis dix ans, là encore depuis une ouverture économique menée à la serpe qui creuse les inégalités et nourrit le sentiment d’injustice.
En Tunisie, en revanche, c’est un phénomène nouveau et beaucoup plus politique, même s’il se fonde sur un mécontentement populaire d’ordre social qui s’est cristallisé tragiquement à Sidi Bouzid. C’est l’absence des libertés qui est proclamée. C’est la démocratie qui est revendiquée.
- Est-ce une énième poussée de fièvre ou pensez-vous que ce mouvement risque de durer ?
C’est un mouvement spontané, non encadré, non catalysé et je crois que ce mouvement va s’éteindre, comme les précédents, dans un mélange de répression et de recul sur les motifs de l’explosion.
La hausse des prix va tenter d’être jugulée. Les Algériens vivent encore dans le souvenir des années 1990, de la guerre civile, d’une violence destructrice. Même si la violence, sur fond de ras-le-bol généralisé face à un pouvoir qui semble autiste, constitue un exutoire conjoncturel, la priorité n’est pas, pour beaucoup, à la révolte, mais à la conquête d’une vie décente. C’est ce que doivent garantir les autorités en répartissant dès maintenant et équitablement les 90 milliards de dollars de réserves de change qui forment le trésor national.
- En regardant les images, on pense nécessairement au 5 octobre 1988. Sommes-nous dans la même configuration ?
Non, je ne crois pas. Il y a un moment fondamental et tragique qui nous sépare de 1988 : les années 1990, la guerre civile. Les Algériens n’ont à aucun prix envie de revivre cela. Et le contexte est très différent : les années Bouteflika ne sont pas les années Chadli, la croissance économique actuelle contraste avec les années de crise et de sclérose des années 1980, les circonstances politiques, elles aussi, ne sont pas les mêmes.
Les conquêtes de 1988 (le multipartisme, la liberté de la presse) ont été ébréchées mais elles existent toujours. Le rôle de l’armée a sensiblement évolué. Bref, la configuration n’est pas la même qu’en 1988, même si elle est très loin d’être satisfaisante sur les plans politique et économique.
Au-delà de l’analyse politique, il y a une différence majeure entre la période actuelle et les années 1980 : c’est la très forte croissance économique actuelle qui n’existait pas à cette époque-là (1980).
Grâce à elle, il est possible d’agir sur les problèmes des Algériens, d’éviter qu’ils ne s’aggravent, de réduire la corruption. Les conditions sont réunies. Encore faut-il agir.