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Egypte : Comment Al-Jazira témoigne de la révolte


, par Mathilde GERARD avec Zakarya MOUKINE BILLAH

 

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Vue des locaux d’Al-Jazira au Caire, le 30 janvier 2011

Brève arrestation de six de ses reporters au Caire, camion satellitaire pris à partie par des manifestants sunnites à Tripoli, au Liban, furie de l’Autorité palestinienne après la publication des "Palestine Papers" révélés par WikiLeaks... La chaîne qatarie d’informations en continu Al-Jazira dérange, et depuis la chute du régime de Zine El-Abidine Ben Ali, en Tunisie –qu’elle a intensément couvert malgré les difficultés sur le terrain–, fait peur à de nombreux régimes arabes.


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Egypte

La situation est particulièrement tendue en Egypte. Non seulement Al-Jazira n’est plus diffusée par le satellite d’Etat égyptien Nilesat depuis dimanche 30 janvier 2011, mais depuis mardi 1er février et la "marche du million" au Caire, elle connaît des difficultés de transmission sur les satellites Arabsat et Hotbird, l’obligeant à chercher des fréquences alternatives. "Il est clair que certains pouvoirs ne veulent pas que nos images appelant à la démocratie et aux réformes soient accessibles au public", estime la chaîne satellitaire dans un communiqué diffusé mercredi 2 février. Dès la première manifestation en Egypte du 25 janvier, un reporter de la chaîne commentait en direct les brutalités policières contre les manifestants et soulignait : "L’équipe d’Al-Jazira n’est pas épargnée par ces événements. Notre cameraman Mohamed Al-Arabi a été arrêté par la police et s’est fait confisquer son matériel. Les autorités ont saisi ses images qui montrent des accrochages entre les forces de l’ordre et les manifestants." Lundi 31 janvier, six journalistes de la version anglaise d’Al-Jazira ont été brièvement arrêtés par les autorités. L’un d’entre eux, Dan Nolan, a raconté en direct sur Twitter son arrestation : "Nous ne savons pas si nous sommes juste arrêtés ou sur le point d’être renvoyés. Nous sommes six coincés par l’armée, à l’extérieur de l’Hôtel Hilton. Notre matériel a été saisi." Et de préciser, quelques heures plus tard : "Quatre soldats sont entrés dans notre chambre, armés d’AK-47, leurs baïonnettes se balançant négligemment alors qu’ils emportaient les caméras." Mercredi 2 février, lors d’une journée d’affrontements violents entre partisans et opposants au régime, plusieurs journalistes étrangers ont été pris pour cible. Jeudi 3 février au matin, le journaliste d’Al-Jazira Adam Makary racontait sur Twitter : "Des voyous empêchent des étrangers et journalistes d’entrer place Tahrir, j’ai vu des soldats en arrêter certains."

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Des manifestants, à Alexandrie, le 3 février 2011

Malgré les difficultés d’opération sur le terrain, Al-Jazira a continué sa couverture des événements en Egypte. Les téléphones de son bureau du Caire ont été coupés ? Les reporters ont trouvé des moyens alternatifs de télétransmission. Des journalistes ont été interdits d’entrée sur le territoire égyptien ? La chaîne a complété ses informations et images par celles envoyées par des internautes via Twitter ou YouTube. Son signal a été brouillé ? Les présentateurs ont précisé sur quelle chaîne satellitaire pouvaient se tourner les spectateurs en cas de transmission interrompue, d’autres chaînes du bouquet Nilesat s’étant montrées solidaires d’Al-Jazira. La chaîne qatarie a fait une force de ses difficultés de production et de diffusion, se présentant comme le chantre de la démocratie face aux régimes autocratiques. Dans une tribune publiée sur le Huffington Post, le directeur général d’Al-Jazira, Wadah Kanfar, précise que le "but ultime" de la chaîne est "de peindre un tableau plus complet des réalités du Moyen-Orient. Nous pensons que bien informée, la population peut faire de meilleurs choix –des choix qui, nous l’espérons, conduisent à un futur pacifique et démocratique". Ces nobles ambitions peuvent toutefois comporter des risques. "Nous devons faire attention, confiait récemment au New York Times Mohammed Krichen, journaliste tunisien d’Al-Jazira. Nous ne pouvons penser que notre rôle est de libérer le peuple arabe de l’oppression. Mais nous ne pouvons pas non plus ignorer les mouvements populaires."

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Des manifestants, à Alexandrie, le 3 février 2011

La chaîne, dont la moitié du capital est détenue par l’émirat du Qatar, sert-elle les intérêts de son propriétaire ? Al-Jazira a été lancée, en 1996, dans l’objectif d’asseoir l’influence de ce petit pays, enclavé géographiquement entre deux géants, l’Arabie saoudite et l’Iran. Selon un câble diplomatique révélé par WikiLeaks en décembre, l’ambassadeur américain au Qatar, Joseph LeBaron, écrivait, en juin 2009, que "la capacité d’influence d’Al-Jazira sur l’opinion publique de la région représente un important levier pour le Qatar" et que la chaîne constitue "l’outil diplomatique et politique le plus précieux du pays". Mais le diplomate expliquait aussi dans la même note que "la couverture d’événements au Moyen-Orient par la chaîne est relativement libre et ouverte, bien qu’Al-Jazira se garde de critiquer le Qatar et le gouvernement".

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Des habitants observent une manifestation, à Alexandrie, le 3 février 2011

Sur de nombreux dossiers, qu’il s’agisse de la crise politique libanaise ou du blocus de Gaza, Al-Jazira a été accusée d’ouvrir trop fréquemment ses micros aux islamistes –le Hezbollah au Liban ou le Hamas à Gaza. Mais la chaîne diffuse aussi le point de vue officiel et, ces derniers jours, a par exemple donné la parole à des cadres du régime de Hosni Moubarak. Al-Jazira s’est toutefois fait une spécialité de l’usage du polyptyque ("split-screen", ou écran divisé), qui permet d’offrir un contre-point au discours officiel. On a pu voir ainsi sur le même écran des images diffusées par la télévision d’Etat égyptienne, vendredi 28 janvier, montrant une vue tranquille du Caire, la nuit pendant le couvre-feu, juxtaposée à l’image d’un car de police attaqué par une foule de manifestants. La technique de l’écran divisé a également été utilisée pour retransmettre l’intervention de la secrétaire d’Etat américaine, Hillary Clinton, le même soir, et contre-balancer ainsi le discours diplomatique, confronté aux images de la rue. Par l’emploi de ces techniques spécifiques (écran divisé, interventions en direct de ses reporters, utilisation de vidéos envoyées par les internautes), Al-Jazira contribue à façonner le récit de cet "hiver arabe". "La chaîne est pourtant "tellement 2005", note l’analyste Marc Lynch, du magazine Foreign Policy. Mais elle est de loin le média le plus regardé et le plus influent du monde arabe." Avec ses 40 millions de téléspectateurs, la chaîne a mis en place un cadre dans lequel peuvent être interprétées les révoltes tunisienne, égyptienne, et peut-être demain algérienne ou yéménite. "Un événement ne parle pas de lui-même, poursuit Marc Lynch. Pour qu’il acquière un sens politique, il doit être interprété et contextualisé. Les Arabes ont collectivement compris que les manifestations [à Amman, Tunis, Sanaa ou Alger] s’inscrivaient dans un récit plus large de contestation populaire des régimes autoritaires arabes et de la diplomatie américaine qui les soutient."

Mathilde GERARD avec Zakarya MOUKINE BILLAH

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Une capture d’écran d’Al-Jazira

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