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Libye : le faux problème du ’deux poids, deux mesures’


Rue89, 12 avril 2011

Parmi les critiques formulées récemment à l’encontre de l’intervention en Libye figure en bonne place celle du « deux poids, deux mesures » : pourquoi la Libye et pas Bahreïn, la Syrie ou le Yémen ? Cette question récurrente émerge à chaque intervention : pourquoi secoure-t-on un pays plus qu’un autre, pourquoi le Kosovo et pas la Tchétchénie ?

Elle est légitime puisque, d’un côté, on prétend intervenir au nom d’une règle universelle – la protection des droits de l’homme – et de l’autre, on ne l’applique pas universellement. Les droits des Tchétchènes, des Zimbabwéens et des Darfouris valent-ils donc moins que ceux des Kosovars, des Timorais et des Libyens ? Comment justifier cette asymétrie morale ?

C’est le problème dit de la sélectivité, de l’inconsistance ou des doubles standards. Et c’est un faux problème qui ne se pose qu’à ceux qui ont deux convictions : d’une part, que l’intervention est purement humanitaire, c’est-à-dire désintéressée ; d’autre part, qu’il existe un devoir – pas seulement un droit – d’intervenir, qu’on appelle généralement « devoir d’ingérence » ou « responsabilité de protéger ».

Si les Etats n’interviennent que pour aider la population locale, alors il est effectivement incohérent d’intervenir ici et pas là si l’urgence humanitaire est similaire. Et si les Etats ont le devoir, donc l’obligation d’intervenir, on peut même les accuser de le faire en Libye mais pas en Syrie, au Kosovo mais pas en Tchétchénie.

Or, ces deux convictions sont fausses.

D’une part, la décision d’intervenir ne repose pas seulement sur le facteur humanitaire, mais sur un calcul coût/bénéfice qui inclut les risques encourus, à la fois pour les intervenants et les locaux, les intérêts nationaux en jeu et les conséquences politiques. Même dans l’hypothèse où l’urgence humanitaire serait similaire dans deux situations, les autres facteurs ne le sont pas forcément et c’est pourquoi la décision finale n’est pas la même.

Les Etats n’interviennent que là où ils ont un intérêt à le faire. Rougier écrivait en 1910 : « Il se commet tous les jours dans quelque coin du monde mille barbaries qu’aucun Etat ne songe à faire cesser parce qu’aucun Etat n’a d’intérêt à les faire cesser. » C’est toujours vrai. Toutes les interventions militaires justifiées par des raisons humanitaires ont été, sont et seront également motivées par des intérêts nationaux. Délégitiment-ils l’intervention ?

Certains le pensent, qui préfèrent renoncer à une intervention nécessaire parce qu’elle serait « polluée » par des intentions impures. Ceux-là vivent dans un monde idéal qui n’est pas le nôtre. Les motivations politiques sont inévitables et ne constituent pas en soi un problème. Elles ne le deviennent que lorsqu’elles sont contradictoires avec l’objectif humanitaire. Jusqu’à preuve du contraire, elles n’annulent pas comme par magie l’urgence, les besoins des victimes, les exactions commises.

D’autre part, le devoir d’ingérence est une mythologie française et la responsabilité de protéger davantage un slogan pour les médias qu’une réalité juridique – elle n’est d’ailleurs pas citée dans la résolution 1973 autorisant l’intervention en Libye, contrairement à ce qu’on lit souvent. Il y a éventuellement un droit d’intervenir lorsque le Conseil de sécurité l’autorise, ce qui est très différent.

Il est assez paradoxal que les mêmes qui critiquent le rôle de « gendarme du monde » que se donneraient les Etats-Unis, la France, l’Angleterre ou l’Otan, leur reprochent d’intervenir ici mais pas là, comme s’il existait effectivement une loi qu’ils étaient chargés d’appliquer également partout.

L’intervention n’étant ni moralement désintéressée ni juridiquement obligatoire, on comprend mieux qu’elle soit par définition sélective et qu’intervenir en Libye pour des raisons qui sont propres à cette situation particulière n’implique aucunement devoir intervenir au Bahreïn, en Syrie ou au Yémen. Une intervention ? Que si elle sauve davantage qu’elle ne tue

Il y a en outre une seconde raison d’écarter définitivement l’objection du « deux poids, deux mesures » : elle peut conduire à la politique du pire.

Que demandent exactement ceux qui s’indignent que l’on intervienne en Libye et au Kosovo mais pas en Syrie et en Tchétchénie ? Probablement pas d’intervenir partout, puisqu’ils savent qu’il y a des raisons prudentielles de ne pas déstabiliser le Moyen-Orient et déclarer la guerre à la Russie, par exemple. L’intervention n’est justifiée que si elle sauve davantage de personnes qu’elle n’en tue.

Demandent-ils alors que nous n’intervenions pas dans deux situations, puisque nous ne le faisons pas dans quatre ? Si c’est le cas, la tyrannie de la cohérence implique de laisser mourir certaines victimes, au motif qu’on ne peut pas les sauver toutes.

Cette logique du tout ou rien s’applique bien mal à la réalité et n’est autre qu’un sophisme : ce n’est pas parce que l’on ne peut pas intervenir partout qu’il ne faut pas intervenir lorsqu’il est possible de le faire.

Reste que la sélectivité a beau être inévitable et même souhaitable, elle a au moins un effet pervers : elle nuit considérablement à l’image de l’intervention militaire justifiée par des raisons humanitaires, qui est exclusivement le fait d’Etats dits « du Nord », toujours les mêmes, sur des Etats dits « du Sud », en particulier en Afrique et au Moyen-Orient. D’où les accusations récurrentes de néocolonialisme.

La sélectivité attise la suspicion, la méfiance, le cynisme, nuit à la crédibilité des institutions et divise la soi-disant « communauté » internationale. Elle est un faux problème qui a de vraies conséquences.

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