Entretien
MOHAMED BOUCHAKOUR, PROFESSEUR À HEC (ALGER), À PROPOS DU CONFLIT DES MÉDECINS RÉSIDENT
Observateur attentif des conflits sociaux, il pose aujourd’hui un regard sans complaisance sur le conflit qui oppose le ministère de la Santé aux médecins résidents.
Le Soir d’Algérie : Le conflit opposant le ministère de la Santé aux médecins résidents perdure et semble aller vers une impasse. Quel est votre commentaire?
Mohamed Bouchakour : En tant qu’observateur, je suis tenté de dresser deux constats assez contrastés : premièrement, ce conflit n’a que trop duré pour aller en se durcissant et finir par s’engouffrer dans une impasse, et ceci malgré un dialogue qui s’est tout de même instauré avec un niveau de représentativité tout de même exemplaire, puisque nous avons d’un côté les médecins résidents représentés par le Camra, et de l’autre, le ministère de la Santé en sa qualité de représentant du gouvernement. Mon second constat est que nous sommes en présence d’un conflit qui n’a rien de particulièrement complexe. Ses termes sont relativement simples et ses solutions possibles, multiples. De là, on se serait attendu à ce que les choses évoluent rapidement vers une issue positive. Ce qui n’a pas été le cas. Ici, il faut incriminer l’inefficience du dialogue qui a été instauré.
Qu’est-ce qui vous fait dire que le conflit est simple et ses solutions possibles, multiples ?
Les besoins et préoccupations qui sont mis sur la table par les protagonistes sont largement légitimes et compatibles entre eux, et j’ajouterais même complémentaires et indissociables ! Il s’agit d’une part de garantir un accès équitable aux soins sur l’ensemble du territoire national par une couverture adéquate des localités de l’intérieur en médecins spécialistes ; d’autre part, de permettre à ces mêmes spécialistes de pratiquer leur métier dans des conditions psychologiques, matérielles et techniques acceptables. Le tout est de trouver les actions et mesures qui permettent de répondre, simultanément, à ces deux types d’attente.
Oui, mais le bras de fer qui a conduit à l’impasse concerne le service civil. Le ministère de la Santé s’accroche au principe de son maintien et les médecins résidents réclament, mordicus, sa suppression...
Justement, cette tournure prise par le débat est foncièrement erronée et nous éloigne des issues possibles en déplaçant les débats vers un autre sujet. Le service civil n’est qu’un instrument de régulation, sans plus. Braquer la discussion sur l’instrument, au point d’en faire un abcès de fixation, conduit à se détourner de l’ouvrage, du problème à résoudre. La question empoisonnante du maintien ou de la suppression du service civil doit être définitivement enterrée si on veut sortir de ce conflit. Je pense que c’est le type même de controverse ou de guerre de tranchées qui contient en elle-même les germes de l’échec de tout dialogue.
Concrètement, comment faire ? Il faut tout de même que cette question soit tranchée dans un sens ou dans l’autre...
Je vais illustrer mon propos par un exemple : considérez deux individus qui se disputent une orange, chacun la voulant pour lui tout seul. C’est un jeu à somme nulle avec une solution a priori binaire : s’imposer ou s’incliner. Ces protagonistes ne trouveront pas d’accord et continueront à s’entredéchirer jusqu’au moment où l’un finira par prendre le dessus. Il est probable aussi qu’ils décident de se partager l’orange. C’est une négociation sur des positions diamétralement opposées et totalement inconciliables, avec pour seule issue probable le diktat ou un partage compromissoire. Même si les deux parts sont égales, chacun restera sur sa faim. Si elles sont inégales, la partie qui aura été lésée nourrira de plus une rancune qui ne manquera pas de pourrir la relation entre les deux acteurs. Le Camra n’acceptera pas de sacrifier tout ou partie de ses adhérents, ni le ministère de la Santé tout ou partie des hôpitaux dans les wilayas de l’Intérieur du pays. Supposez maintenant que les deux protagonistes changent de posture et se mettent à discuter de leurs intérêts réels, de leurs besoins, en essayant de comprendre et d’intégrer ceux de l’autre. Chacun sortirait alors de sa tranchée imaginaire, pour aller voir par-dessus l’épaule de l’autre comment celui-ci perçoit les choses de la position où il se trouve. Alors, ils découvriront peut-être que l’un veut l’orange pour son jus et l’autre veut la même orange pour sa pulpe. L’accord est trouvé ! Et chacun sera totalement satisfait exactement comme s’il avait obtenu toute l’orange pour lui tout seul. Le ministère de la Santé et les médecins résidents doivent discuter sur la base des intérêts et des besoins des uns et des autres et non sur la base de prises de position rigides, envenimées parfois par des bavures de communication. Dans tout ça où est «la pulpe» et où est «le jus» ? C’est tout ce qui compte !
Le conflit aurait donc été pris en otage par un débat sur le service civil qui a pris le dessus...
C’est là l’origine de l’impasse actuelle. Pour en sortir il faut clarifier la question du service civil comme instrument de régulation, abstraction faite du conflit qui nous intéresse ici. Dans la conception actuelle du service civil, l’aspect qui semble poser problème est son caractère obligatoire. Le ministère de la Santé y voit une garantie en béton d’assurer une couverture de l’intérieur du pays en médecins spécialistes, ce qui lui permet d’assurer partout le service public dans le domaine de la santé. Les médecins résidents y voient une procédure coercitive, unilatérale et quasiment sans appel, sans compter qu’elle renvoie à des vécus douloureux que la corporation ne veut plus vivre. Autant cette façon de faire n’est contestée par personne lorsqu’il s’agit du ministère de la Défense et du service national, autant dans le domaine civil, la régulation doit pouvoir être négociable, dans ses instruments, et ses modalités. Le service civil dans sa forme actuelle est une des rares survivances de l’économie administrée centralement. Il faut passer à de nouveaux modes de régulation. Ce conflit donne l’occasion d’opérer cette transition. Tout mode de régulation qui serait fondé sur l’attractivité et la contractualisation avec droits et obligations réciproques, clauses de garanties et autres, a plus de chance d’être consensuel et efficace.
Vous préconisez donc une transition d’un mode de régulation administré à un mode de régulation négocié.
Exactement. Et rien n’empêche à ce qu’on continue d’appeler le nouveau mode «service civil» ou qu’on lui trouve un autre nom. Ce qui compte, ce n’est pas ce qui est écrit sur l’emballage du mécanisme, c’est le mécanisme lui-même, comment il fonctionne et à quoi il sert. Ici, ce qui compte c’est la prise en compte pleine et entière des besoins et attentes du ministère de la Santé et des médecins résidents.
Comment concrètement voyez-vous la suite du conflit ?
Il n’y a pas d’autre suite possible que la reprise des négociations. Construire une issue durable, «extraire la solution du néant», s’il le faut, telle est la responsabilité conjointe des parties concernées elles-mêmes : médecins résidents, ministère de la Santé, auquel il faut adjoindre les collectivités locales et pourquoi pas les associations de malades, les députés, et qui sais-je encore. Il faut sortir du face-à- face ministère de la Santémédecins résidents. Une des démarches qui a des chances d’aboutir serait que les parties au sens large procèdent en deux temps : d’abord s’entendre sur un cadre général qui donnerait les principes de ce nouveau mode de régulation, et les règles du jeu à respecter, ainsi que les cahiers des charges en termes de plateau technique (à la charge du ministère de la Santé) et de conditions d’hébergement (à la charge des collectivités locales). A partir de ce référentiel pourraient être déclinés ensuite des approches contractuelles et méthodes spécifiques, modulées selon les zones, les variantes et cas de figure possibles. L’objectif est que tout le monde trouve son compte dans la transparence la plus totale.
Quelles sont les conditions pour que la reprise des négociations entre le ministère de la Santé et les médecins résidents puisse aboutir ?
J’en vois deux. Un, les deux parties en présence doivent rompre avec les postures et les perceptions qu’elles ont été amenées à adopter et à nourrir lors du round précédent. Elles doivent enterrer la question stérile du maintien ou de la suppression du service civil, qui d’ailleurs ne relèvent pas des compétences des médecins résidents ! Chacune des parties doit revenir à ce qui est incompressible pour elle, les concessions qu’elle peut faire, les contreparties qu’elle attend, et se préparer à la reprise du dialogue sur cette base. La seconde condition est de dissoudre la «commission des sages» et de se doter d’un cadre plus sérieux. Les échos rapportés par la presse laissent entendre que les échanges à l’intérieur de cette commission n’ont pas beaucoup progressé, et que ce cadre s’est révélé pour le moins inefficace. Un conflit comme celui-là n’a pas besoin de «sages», il a besoin de négociateurs munis de mandats, d’une vision argumentée et d’une bonne dose de bonne foi.
Que proposez-vous à la place de cette commission des sages ?
Au stade actuel, le dialogue est rompu et il est urgent de faire intervenir des médiateurs neutres et crédibles qui puissent rétablir le contact, les échanges à distance s’il le faut, et de travailler patiemment sur le rapprochement des deux parties sur la base de leurs intérêts réciproques. Si des médiateurs entrent en scène, ils peuvent être dépêchés au moins par le Premier ministère, ou au mieux par la présidence de la République. Le ministère de la Santé ne représenterait plus le gouvernement, mais seulement les intérêts de son propre secteur. La tâche de ses propres négociateurs n’en sera d’ailleurs que facilitée.
Quelle seraient exactement la mission et le rôle de ces médiateurs gouvernementaux ?
D’une manière générale, la mission des médiateurs en pareil cas est de faire en sorte que les parties convergent vers un accord, ou encore vers un protocole d’accord. J’entends par là des engagements réciproques, accompagnés de dispositions pratiques et modalités d’application prédéfinies, pour les mettre en œuvre, les assumer, les contrôler et les suivre sur le terrain, dans une transparence totale. Les médiateurs doivent faire preuve bien sûr d’indépendance et d’impartialité. Leur rôle n’est pas de venir en renfort au ministère de la Santé pour exercer des pressions venant de «plus haut» sur les médecins résidents. Il est d’apporter une assistance ajustée et évolutive à la négociation en commençant par rétablir et dépassionner la communication : écouter les uns et les autres sans parti pris, faire la navette, suggérer des solutions créatives, tester des pistes de solutions possibles.
Pensez-vous que les chances d’aboutissement sont importantes si les négociations reprennent ?
Tout à fait, sous réserve de ce que j’ai dit précédemment. Notez bien que dans ce conflit, en cas d’échec des négociations, les solutions de rechange dont disposent les uns et les autres sont maigres et répulsives. Elles conduisent à du perdant- perdant et à perdre la face soi-même ou la faire perdre à l’autre. Et les deux parties le savent. C’est pourquoi il y a beaucoup de chances pour que la mise sur les rails d’une véritable négociation aboutisse à une issue gagnant-gagnant à la satisfaction de tout le monde. Le bon accord c’est celui qui fera en sorte que le médecin résident opte par lui-même et sans contrainte pour une affectation dans une des zones proposées par la ministère de la Santé… et refusera de la quitter après la fin de son contrat d’affectation.
Avez-vous un dernier mot à ajouter ?
J’ajouterais une dernière observation : l’intérieur du pays ne manque pas seulement de médecins spécialistes. Il manque de toutes sortes de ressources humaines qualifiées. La réussite de cette négociation, l’engineering institutionnel et l’innovation de bonnes formules opérationnelles pour les médecins résidents peuvent constituer une success story. Cela peut ouvrir la voie à des initiatives de marketing territorial et à la généralisation de l’expérience en vue d’une ruée des jeunes diplômés de haut niveau vers les Hauts-Plateaux et le sud du pays.
H. M.