Par Mohamed Benchicou - Article paru dans le quotidien français Libération du 13 janvier
A vous qui prenez le risque d’édicter à Abidjan une loi de l’histoire pour le seul présent, je vous écris d’une époque peut-être sans vertu mais pas sans mémoire. Qu’allez-vous faire de vos mensonges d’hier ? Un adolescent vient de mourir dans Alger, dans Tunis, seules et solennelles, une honorable goutte de sang sur son sourire, seul et en éveil entre tous les morts, le sang tombant sur lui comme la pluie, cette aube muette où gisait, nue et éternelle, la dépouille d’un vieux rêve démocratique et qu’un orage noir annonçait la colère des fils insoumis. Vous parvient-il ce râle de Sidi-Bouzid et d’Alger ? C’est le râle d’un peuple trahi, un de ces peuples qui auront toujours tort puisqu’il ne s’est pas trouvé quelqu’un pour les défendre mais beaucoup pour philosopher avec leurs bourreaux.
Entendez donc ce feu qui embrase Carthage et la Régence. C’est le vieil empire qui craquelle sous le poids du nouveau monde, l’empire corrompu de Zine-El-Abidine Ben Ali et d’Abdelaziz Bouteflika, autocrates impopulaires dont vous aviez oublié, hier, d’exiger ce que vous exigez aujourd’hui de Laurent Gbabo, le « respect du choix populaire », ceux-là dont vous entouriez de silence et de terribles justifications, les fraudes électorales et les viols de la Constitution.
Et ce fantôme qui vous hantera, ce fantôme, c’est Tunis asphyxiée dans le suaire de la dictature, quand la main noire que vous avez serrée, vint garrotter les gorges solitaires et qu’un long silence retarda l’aube de mille ans. Qu’allez-vous faire de vos mensonges d’hier ? Il résonne encore les voix cyniques de Chirac, de Bush et, plus tard, de Sarkozy, clamant cette dialectique sardonique qui opposait le pain à la démocratie, la liberté à la paix. Ben Ali ou la faim ! Bouteflika ou les Taliban ! La dictature ou le terrorisme ! Et nous qui avions le bonheur de vivre sous la coupe de dictateurs privilégiés, nous étions sommés de mesurer la chance de pouvoir troquer le droit à la parole pour le droit au pain, heureux qu’il existât des oppressions justifiables et d’autres qui le sont moins. Dans cette dégoûtante surenchère, on croyait entendre les vieilles liturgies des missionnaires. Votre mystification était aussi insupportable que celle qui, autrefois, fondait l'oppression colonialiste sur la nécessité de sauver les âmes des infidèles.
Qu’allez-vous faire de vos mensonges d’hier ? Un adolescent vient de mourir et nous devons désormais brûler les mensonges dont vous nous avez gavés. Il portait sur son front la vérité de l’aube : tous les bourreaux sont de la même famille. Il laisse un message vivant : les opprimés ne veulent pas seulement être libérés de leur faim, ils veulent l'être aussi de leurs maîtres. Ce râle de Sidi-Bouzid et d’Alger, c’est bien la preuve sanglante que les opprimés ne seront effectivement affranchis de la faim que lorsqu'ils musèleront leurs maîtres, tous leurs maîtres. Vous qui avez pris le risque d’édicter à Abidjan une loi de l’histoire pour le seul présent, je vous écris d’une époque peut-être sans vertu mais pas sans mémoire. Que ferez-vous demain du serment d’Abidjan ? Demain, quand sera bafoué sous vos yeux « le choix populaire, et que voudront régner les jeunes vampires, Gamal Moubarak, Saïd Bouteflika, quand Zine-dine Ben Ali postulera pour un septième mandat ? Un adolescent vient de mourir et désormais, et sur la stèle il est gravé que la misère avance à mesure que la liberté recule, que jamais les colombes ne se perchent sur les potences et que la liberté n'est pas un cadeau, mais notre propre proie, celle qu’on capturera tous les jours.
M.B.
Cet article a aussi paru dans " Le Soir d'Algérie" et "El-Watan" sous le titre " Lettre aux puissants de ce monde : un adolescent vient de mourir"
LIRE LES REACTIONS