Mireille Fanon-Mendes-France, fille aînée de Frantz Fanon, au Temps d'Algérie
Le Temps d'Algérie, 14 décembre 2011
Mireille Fanon-Mendes-France, fille aînée de l'auteur des «Damnés de la terre», Frantz Fanon, est présidente de la fondation du même nom.
Experte du groupe de travail sur les Afro Descendants au Conseil des droits de l'homme de l'ONU, collaboratrice parlementaire, membre de l'Union juive française pour la paix (UJFP) et membre du tribunal permanent des peuples, elle a été nommée membre du groupe de travail d'experts sur les personnes d'ascendance africaine par le Conseil des droits de l'homme des Nations unies. Dans l’entretien qu'elle nous a accordé, elle revient sur la commémoration du 50e anniversaire de la mort de son père et sur ce qu'elle qualifie de «provocation» française à l'encontre de la mémoire algérienne et l'indépendance du pays. Elle avertit aussi sur la volonté des pays anciens colonisateurs d'asservir les anciennes colonies, digne fille d'un grand militant des libertés des peuples et de leur droit à l'indépendance, rejetant toute forme de colonisation.
Le Temps d'Algérie : L'Algérie a commémoré, récemment, le cinquantième anniversaire de la disparition prématurée de Frantz Fanon, le grand militant et ami de l'Algérie, hostile au colonialisme. Quels sont vos sentiments ?
Mireille Fanon-Mendes-France : Je viens de revenir de l'est de l'Algérie et je peux dire que les instants passés avec la population d'Aïn Kerma, dans la wilaya d'El Tarf, m'ont beaucoup émue. J'ai très fortement ressenti que j'étais dans le pays de mon père, dont je suis la fille aînée, et que l'Algérie était aussi mon pays. C'était un moment très fort mais aussi très simple et c'est cela que nous avons apprécié durant notre séjour, mon fils Samuel Marie Fanon et moi-même. L'Algérie fait partie de notre histoire.
Je suis fière que le grand-père de mon fils se soit engagé auprès d'un peuple sous domination coloniale, je suis fière qu'il ait réfléchi aux conséquences de la colonisation aussi bien sur les colonisés que sur les colonisateurs. C'est cette interrelation qui rend sa pensée en acte d'une mondialité et d'une universalité toujours présentes et d'une pertinence incroyable, cinquante ans après la fin des colonisations.
La France officielle a décidé d'honorer le tortionnaire Bigeard en l'enterrant dans le cimetière des grandes personnalités. Cela n'est-il pas une provocation contre la mémoire des victimes ?
Cela est pire qu'une provocation. C'est un déni de justice, mais la France n'en est pas à son premier oubli. Comment oser demander que soit enterré aux Invalides un tortionnaire, un homme qui a commis et permis que soient commis des crimes de guerre ?
La France profite du fait qu'elle a émis des réserves en ce qui concerne le statut de Rome. Il faudrait vraiment que l'Algérie signe ce statut pour que soit ouverte une procédure contre la France qui a tué des milliers de personnes, très souvent dans des conditions atroces, lors de la guerre d'indépendance en Algérie. Les pays qui ont acquis chèrement leur indépendance doivent lutter pour que les crimes commis par les anciens occupants soient punis par la justice pénale internationale.
Ce n'est pas en favorisant l'impunité que la paix et la sécurité internationales peuvent être assurées pour l'ensemble des peuples. L'impunité est une lutte politique fondamentale pour garantir le droit des peuples à disposer d'eux-mêmes.
Il est temps que la Cour pénale internationale assume ce pour quoi elle a été créée, à savoir que les crimes les plus graves qui touchent l'ensemble de la communauté internationale ne restent pas impunis et que leur répression soit effectivement assurée par des mesures prises dans le cadre national et par le renforcement de la coopération internationale, parce que les Etats sont déterminés à mettre un terme à l'impunité des auteurs de ces crimes et concourir ainsi à la prévention de nouveaux crimes (...) Il est temps aussi que la justice internationale ne soit pas celle du deux poids, deux mesures !
Lors de l'enterrement, on a pu lire des écrits comme «Algérie française». Cela dénote t-il une «nostalgie» de certains qui n'acceptent pas l'idée de l'indépendance de l'Algérie ?
Certainement. Il n'y a qu'à regarder la façon dont sont traités les Français d'origine maghrébine, les discriminations dont ils sont victimes, les propos de certains élus, voire les lois xénophobes pour se rendre compte que certaines personnes ont la nostalgie des territoires qu'ils estiment leur avoir été volés. Des Occidentaux ont une arrogance incroyable à l'égard de leurs anciennes colonies. Il n'y a qu'à regarder comment sont traitées les dernières «colonies» françaises ! Cela en dit long sur l'inconscient partagé par de nombreux Français !
La France a promulgué récemment certaines lois rendant hommage à l'occupation française de l'Algérie. Qu'en pensez-vous ?
Mais je ne ferai que répéter ce que j'ai déjà dit à propos de la demande faite pour Bigeard. C'est bien pour cela que lire ou relire Fanon, aujourd'hui, est important car ses écrits permettent de comprendre que le monde, du fait de la globalisation impérialiste, est face à une recolonisation, sous des formes différentes certes, mais elle est là et elle vise à maintenir dominée une large partie du monde au profit de quelques dominants qui sont le bras armé des marchés financiers et des banques.
Cinquante ans après la mort de mon père, sa pensée est un antidote contre le renoncement. Elle est l'arme d'une passion lucide pour le combat incessant pour la liberté, la justice et la dignité des femmes et des hommes.
Parlez-nous de la fondation Frantz-Fanon et de ses activités...
La Fondation Frantz-Fanon s'est donnée pour objet de valoriser la pensée de Fanon tout en restant fidèle, d'une part, aux valeurs et aux formes d'engagement qui ont marqué sa vie, et d'autre part à sa liberté de propos et à sa rébellion contre le colonialisme sous toutes ses formes.
La Fondation n'est gardienne d'aucun héritage, pas plus qu'elle ne souhaite capter le legs de Fanon. Pour la Fondation, dont le bureau est ouvert sur le monde, l'œuvre et l'action de Fanon vont bien au-delà du combat antiraciste, de la balkanisation raciale des luttes contre la xénophobie en France et d'une récupération politicienne ou d'une iconification stérilisante.
Elle est tout à la fois un lieu d'archives et de recueil de données pour les chercheurs et les étudiants, un lieu de réflexion – des chantiers ont été ouverts sur les nouvelles formes de racisme, sur le concept de panafricanisme dans le contexte de la globalisation... un lieu de rencontre, un lieu de partage et de construction de solidarité, un lieu de formation et d'information et un lieu de résistance et de proposition.
La Fondation a tout son sens parce qu'il y a toujours nécessité de la création, de la libération, du refus d'un déterminisme historique qui se trace, à chaque fois, devant le colonisé d'hier et «le globalisé» d'aujourd'hui, obligé de se soumettre aux exigences du marché, au déterminisme imposé par les lois du marché et par les dominants. La Fondation, sur un plan administratif, est basée à la fois en France et au Canada. Il serait bien que le siège physique soit dans la capitale algérienne.
M. A.