La propulsion d’Amar Saâdani à la tête du FLN, accusé à tort ou à raison, de s’être livré à des actes de prédation, augurait déjà d’un triomphe du paradoxe algérien. Sa dernière interview à TSA (ce jour 3 février) où il se livre à une attaque frontale contre le patron des services, Toufik, achève de nous rassurer : le clan présidentiel nous prend bien pour des gogos !
Le sieur Saâdani, parachuté à la tête du parti à la faveur d'un gravissime mépris envers le Conseil d'État, trouve toutefois l'aplomb nécessaire pour s'indigner contre les "méthodes anti-démocratiques" qui ont cours dans ce pays ! Mesurons la chance de pouvoir disposer de si désopilants dirigeants politiques capables de surpasser, en drôlerie, les grands comiques du siècle. C’est toujours dans les moments de grande impasse politique que se révèlent les talents drolatiques des politiciens, notamment chez ceux parmi les moins dotés d’intelligence et les plus enclins au cynisme.
Saâdani, en perdant si grossièrement son sang-froid, confirme deux choses : une lutte au sommet (avec implications probables de forces extérieures) rend moins certaine la reconduction du président Bouteflika pour un quatrième mandat ; l'affolement gagne le clan présidentiel, impliqué dans de graves malversations durant ces 15 dernières années, et qui entrevoit, avec le probable départ de l'actuel chef de l'État, la fin d'une période d'impunité de 15 ans ! Et pour qu'il n'y ait pas de doute là-dessus, le secrétaire général de l'ex-parti unique s'abandonne, dans cette même interview, à absoudre d'autorité l'ancien ministre de l'Énergie, sous le coup d'un mandat d'arrêt international : « On a fait éclater le soi-disant scandale de Sonatrach pour cibler Chakib khelil qui est l’un des cadres les plus intègres et le plus compétent de l’Algérie. C’est à son époque que Sonatrach a doublé sa production. Et que le pays a épuré sa dette. »
Inutile de préciser qu'Amar Saâdani est arrivé à cette conclusion sans aucune contre-enquête ! Le clan présidentiel, à ses yeux, c'est la confrérie des anges : le fait d'y appartenir, vous exonère de tout soupçon. L'ancien président de l'Assemblée nationale ne nous dit pas si l'innocentement de Chakib Khelil s'applique aussi pour le wali Bouricha, et pour ceux qui, parmi l'entourage direct de Bouteflika, ont profité de la manne Khalifa, comme le frère du Président ou son directeur du protocole.
Saâdani, dont on ne soupçonnait ni la virginité politique ni les états de service de démocrate, s'émeut que le DRS s'ingère dans la politique ! « Nous, au FLN, on veut que le général Toufik cesse de s’immiscer dans les affaires du parti. En fait, lui n’est pas en position de dire oui ou non à la candidature du président Bouteflika à la prochaine présidentielle. » Il est facile de traduire cette mauvaise humeur par : « Nous, clan présidentiel, on veut bien que le général Toufik s’immisce dans les affaires politiques, mais pour notre seul profit ! »
Car, enfin, qui croirait que le clan présidentiel milite pour l'abolition de l'État-DRS ? Ne sommes-nous pas en train de vivre une usurpation de prérogatives présidentielles par un groupe non identifié qui décide à la place d'un président malade. Cette coterie, qui fait signer le président ou qui signe à sa place, qui l'a élue ? Nous assistons à un transfert de souveraineté à des groupes mafieux qui profitaient déjà du pouvoir irresponsable de Bouteflika mais qui, depuis la maladie de ce dernier, se sont emparés des dernières manettes qui leur manquaient. Qui entendrait parler d'Amar Saâdani sans l'immixtion du DRS dans la politique ? Sur quelles autres listes que celles concoctées dans les cabinets du DRS étaient élus les députés de la chambre dont le sieur Saâdani était le vénérable président ? Dans cette Algérie livrée aux illégitimités, chaque force illégitime revendique de profiter elle seule des fruits de l'illégitimité !
Bouteflika lui-même aurait-il vu le jour en qualité de président sans le DRS ? Le chef de l'État est l'enfant naturel de l'État-DRS ! Il s'en revendique même. Relisons ce qu'il affirmait à la journaliste Elisabeth Shemla en 1999 : « Je voulais être en effet le candidat de l’Armée. Uniquement de l’Armée. Je ne voulais avoir de fil à la patte ni avec la société civile ni avec la mouvance islamiste. En tant que candidat de l’Armée, je me présentais en réconciliateur. » (Elisabeth Shemla, Mon journal d’Algérie, novembre 1999 - janvier 2000, Flammarion).
Bouteflika ne s’oppose pas à l’État-DRS, il s’oppose à l’État-DRS qui n’est pas le sien. Il a toutefois toujours su jouer de l’obsession anti-DRS comme d’un épouvantail. Il a suscité des élucubrations salutaires chez les singes savants. Il a fait naître de folles illusions chez les bonnes pommes. Surtout ne jamais démentir ceux qui, parmi les esprits benêts, vous prêtent la grandeur d’âme de vouloir « en finir avec l’État-DRS ». Surtout ne pas contrarier cette opposition amnésique qui vous invente un si beau martyre, le martyre de la « marionnette entre les mains des généraux ». Il en rajoute à l’occasion, prend la posture d'un pantin désarticulé. « Si tu savais changer de nature quand changent les circonstances, ta fortune ne changerait point », a dit Nicolas Machiavel.
La morale de toute cette histoire ? L'Algérie est fatiguée de l'État-DRS de Bouteflika comme de l'État-DRS de Toufik. Elle est fatiguée par un demi-siècle de viol des libertés. Elle revendique l'autodétermination. C'est l'État-DRS de Toufik qui a créé les Saâdani et autres Chakib Khelil, par le fait même que le supposé "transfert au pouvoir civil", effectué dans des opacités anti-démocratiques" s'est transformé en "transfert aux groupes mafieux". Il est temps d'organiser un véritable transfert du pouvoir au peuple !
Cette armée qui prétend à la similitude avec l’armée turque, va-t-elle enfin cesser de tourner le dos à l'histoire ? À ses obligations historiques. Mustafa Kemal était un général et, comme en Algérie, ce sont les militaires qui gagnèrent la guerre d'indépendance. Mais en Turquie, ils fondèrent le nouvel État-Nation et l’armée est, depuis la fin de l'Empire ottoman, un facteur de modernisation et cette vocation modernisatrice n’a pu se confirmer qu’après la fondation du nouvel État, de la République par Mustafa Kemal. Aujourd’hui l’armée turque protège un socle démocratique pérenne bâti sur trois principes le laïcisme, le républicanisme et le nationalisme, considérés par l'armée comme le fondement du kémalisme. Que protègent donc les chefs de l’armée algérienne ? Leur humeur sans doute.
En 1962, les chefs militaires, au tempérament plutôt maussade, avaient entrepris de confisquer l'indépendance, de renvoyer le gouvernement provisoire et de s'installer sur le trône, avec un civil comme paravent. En 1965, remontés contre le dit civil, ils ont choisi de l'écarter et de se passer de paravent. En 1979, dans une disposition arrogante, ils ont reconduit un général à la tête du pays avant de le faire démettre, 13 ans plus tard, pour cause de victoire des islamistes aux législatives. En 1995, renouant avec le flegme, ils font élire massivement un autre général, Liamine Zéroual, avant d'être rattrapés par leur humeur anxieuse, et de décréter, sous le coup du malaise d'une Armée qui "ne voulait plus être au centre du système politique" : le militaire Zéroual est poussé vers la porte de sortie et le pouvoir est transféré aux civils, en l'occurrence au « civil » Abdelaziz Bouteflika.
Et le peuple, dans tout ça ? Eh bien, le peuple, il ne compte pas, comme dirait l'autre. L'humeur des généraux l'emporte toujours sur le choix populaire. Cela n'est pas une République, mon général ! Ou, tout au plus, celle d'Amar Saâdani.