normalement c'est les pouvoirs publiques à la barre.
On ne les pas entendus ni avant, ni pendant, ni après les émeutes. Mais que font les représentants de notre société civile ? Pour comprendre, El Watan Week-end a organisé une table ronde avec Abdelmoumène Khelil, secrétaire général de la Ligue algérienne des droits de l’homme, Fayçal, président du Comité de quartier de Bab El Oued, Abdelmalek Rahmani, coordinateur national du Conseil national de l’enseignement supérieur, Ahmed Khaled, président de l’Union nationale des associations des parents d’élèves, Rachid Malaoui, président du Syndicat national autonome du personnel de l’administration publique, et Sofiane Limane, initiateur du groupe Action pour le changement en Algérie. Ils savent d’où vient le problème et ont accepté le débat.
Une société civile «incapable de penser le changement»
Pourquoi n’a-t-on pas entendu la société civile lors de ces émeutes ? Aucune organisation ou association n’a bougé. Ou alors, elles se sont contentés de diffuser des communiqués. Un constat établi même par Fayçal, qui en veut aux organisations et associations «d’avoir fermer leurs portes depuis des années face aux jeunes avides de renseignement et d’orientation». Rachid Malaoui explique cela par la politique des pouvoirs publics «qui ont d’abord cassé toutes les organisations structurées, ce qui nous a déstabilisés». Puis les restrictions dans la liberté d’expression. Abdelmoumène Khelil explique qu’il n’est vraiment pas possible d’être actif sur le terrain à l’écoute des jeunes «alors que la Ligue elle-même n’arrive pas à se réunir, reprenant ainsi une expression de Me Bouchachi lorsqu’il a été interdit d’organiser une rencontre sur la peine capitale en disant que dans un pays de 2 millions de mètres carrés, il n’y avait pas 500 m2 pour se réunir. Au rythme où vont les choses, il n’y aura plus d’organisation et même celles existantes ne peuvent pas se régénérer et elles disparaîtront au fil du temps. Il ne faut donc pas tomber dans le piège du discours officiel en incriminant la société pour son absence.» Sofiane Limane explique l’inertie de la société civile par «son incapacité à concevoir toute idée de changement. C’est un état d’esprit, un désespoir peut-être ? Une démotivation… essentiellement due à l’environnement hostile. Si vous n’êtes pas dans une association qui soutient le pouvoir, quel média serait prêt de vous recevoir pour véhiculer votre message ?» Et d’accuser les pseudo-contre-pouvoirs : «Croyez-vous que les associations inculquent l’esprit de Novembre à notre jeunesse ? Non. La plupart ne sont là que pour être les garantes d’une assiette électorale.» Pour Abdelmalek Rahmani, «la société civile est beaucoup plus préoccupée par d’autres détails. L’élite cherche un statut social mais pas intellectuel…» En affirmant que les jeunes ont désormais perdu confiance de la société civile, le coordinateur du CNES revient sur la question de la division de la société civile en expliquant que ce «jeu» semble plaire à certains qui y trouvent leur compte. Les intervenants évoquent également le problème de la formation. «Les syndicats s’impliquent seulement dans des revendications salariales et pas plus», regrette Rachid Malaoui.
Internet pour «surpasser les canaux classiques de l’opposition »
Face à la mobilisation Internet, aux différents groupes qui se créent sur Facebook et Twitter mais aussi sur Youtube, et appellent à une mobilisation dans les rues, à des marches et des protestations, Abdelmalek Rahmani juge qu’à «l’ère de la technologie, il faut réformer, tout repenser. Les institutions de l’Etat classique sont décalées, alors soit on suit le rythme, soit on paie cash». Pour Rachid Malaoui, le fait que des internautes rapportent une certaine censure sur le Net est une preuve que la mobilisation en ligne arrive à faire pression grâce au poids qu’elle a acquis. «Internet est un peu le dernier recours de ces jeunes qui ne peuvent pas s’exprimer librement ailleurs.» Et d’ajouter : «Cette nouvelle génération de militants doit être encouragée et soutenue» car, selon lui, «les jeunes ont besoin d’un espace de liberté adéquat avec notre esprit, notre volonté et notre espérance !» Quant à Sofiane Limane (lui-même initiateur d’un groupe militant sur Facebook qui a d’ailleurs appelé à une marche hier à 13h30, place du 1er Mai à Alger-Centre), il juge qu’«il est temps pour nous, nouvelle génération algérienne, que nous soyons enfin pourvus d’un espace de rencontre et d’échange qui nous permettra de surpasser les canaux classiques de l’opposition, qui se trouvent aujourd’hui dans notre si cher pays, essoufflés par le manque d’efforts et d’idées neuves, étouffés par la matrice dirigeante ou même gangrenés par la corruption». Et de préciser : «La nouvelle tendance serait d’exporter cette volonté de changement au-delà des claviers pour se placer sur la scène politique et participer à la construction de l’Algérie de demain, une Algérie différente… Une Algérie plurielle.» Il insiste sur le fait qu’en plus de se mobiliser sur le Net, il faut mener des combats sur le terrain. «Chaque investissement dégage une rentabilité, et la nôtre serait d’exporter notre révolte pacifique sur le terrain concret pour toucher les centres de décisions.»
Après le souci de la sécurité, place aux droits fondamentaux
L’augmentation des prix de l’huile et du sucre : telle serait, d’après la version officielle, la seule raison des émeutes qui ont ébranlé le pays la semaine dernière ? Rachid Malaoui évoque d’autres facteurs plus «profonds». «Le problème ne se résume pas à la perturbation des prix des produits de large consommation, le mal est plus grave. Les syndicalistes et les représentants de la société civile, censés revendiquer les droits des citoyens sont réprimés à la moindre manifestation (pacifique), pour ceux qui ne se sont pas faits corrompre par le gouvernement.» Et d’ajouter : «Les jeunes se sont retrouvés, donc, seuls, sans encadrement et usant de la violence comme dernier recours». De son côté, Fayçal soulève le problème de «l’absence de dialogue entre les jeunes et les responsables». Selon lui, «une certaine frustration les fait sombrer dans la délinquance et la vengeance de la manière la plus violente. Les jeunes constatent que la loi n’est pas appliquée à tout le monde. Ils se disent permis de casser une vitrine et de voler un magasin car, selon leur discours, «ceux qui ont volé des milliards dans des affaires de corruption demeurent impunis !» Sofiane Limane pense que ces émeutes ne sont qu’«une énième preuve du ras-le-bol de la population algérienne et un signal parmi tant d’autres, qui avertissent ce pouvoir, briseur de rêves. Il faut chercher les causes dans l’injustice que vit la société au quotidien, la corruption qui a gangréné l’environnement, la marginalisation que vit la population depuis... toujours !» Abdelmalek Rahmani reconnaît que «les luttes intestines» au sein même de la société civile ont fragilisé sont impact. «Celle-ci s’est effritée et a perdu la confiance des jeunes», déplore-t-il. A ce sujet, le coordinateur national du CNES ne manque pas de proposer aux différentes associations et représentants de la société civile de s’autocritiquer afin d’accomplir leur mission en mettant de côté leurs ambitions personnelles. Abdelmoumène Khelil, «ce qui se passe aujourd’hui en Algérie est le fruit d’une accumulation de dix années de malvie. Au sortir de la période du terrorisme, le citoyen algérien a pris conscience de la légitimité de réclamer ses droits fondamentaux, contrairement à la période précédente où il se contentait d’être en sécurité». Par ailleurs, la question cruciale du chômage «serait à l’origine de ce marasme que vit la société algérienne depuis des années», selon Ahmed Khaled.
Des solutions et… de la «désobéissance sociale» !
Plus de 1300 personnes passées devant les juges, dont 900 sont déjà derrière les barreaux : le gouvernement a imaginé que la solution serait de punir ces jeunes qu’il considère comme délinquants. «Complètement absurde», s’indignent les participants. Moumène Khelil, assure que la solution aux problèmes de la société serait d’abord de rendre des comptes, assurer une transparence. «Et en priorité, lever l’état d’urgence.» Et d’ajouter : «Il faut que les jeunes émeutiers soient libérés.» Rachid Malaoui partage son avis, puisqu’il insiste : «Notre première revendication sera de demander la libération de ces jeunes et de les amnistier. Il faudrait que leur casier judiciaire soit vierge, un jeune qui a été en colère à cause d’une injustice sociale ne peut pas être emprisonné, car plus tard, il sera délinquant.» Il affirme qu’il serait prêt à appeler à une grève générale. De son côté, Ahmed Khaled assure qu’il faut que les jeunes se rapprochent de la société civile et que donc «l’Etat doit donner plus de prérogatives aux associations afin de convaincre les jeunes. C’est aussi une question d’éducation parentale». Pour Abdelmalek Rahmani, «l’autonomie de la société civile épargnera à l’Algérie ces crises cycliques. Les jeunes représentent la population la plus vulnérable. Il faut voir émerger une conscience citoyenne». Il dénonce la pression que subit la société. «Le seul moyen de la rendre efficace, c’est de lui offrir une liberté d’expression», la solution serait donc, selon lui, «une mobilisation générale». Selon Fayçal, président du comité du quartier de Bab El Oued, il faut «créer de comités de quartier à travers les wilayas du pays et travailler en coordination», ce qui contribuera, selon lui, à «établir un dialogue entre la population, notamment les jeunes et les représentants du gouvernement. Pour porter le message de la société». Selon Sofiane Limane, «il faudrait l’union de toute la partie civile : associations, syndicats, partis, avocats, médecins, journalistes, militants des droits de l’homme, enseignants... autour d’un seul projet de changement, un projet clair, daté et concret avec des objectifs qui sont : la levée de l’état d’urgence, l’ouverture du champ audiovisuel en Algérie et l’instauration d’un Etat de droit avec une justice indépendante». Et pour obtenir tout cela, il prône «la désobéissance sociale ! Marcher, occuper les rues... pacifiquement pour porter notre cause sur tous les supports médiatiques beaucoup de volonté et plus d’action».
En Tunisie, les émeutes sont «portées par un projet de société»
La Tunisie est, depuis, presque un mois le théâtre d’une contestation sans précédent violemment réprimée. Les manifestations dans ce pays voisin ont commencé après le suicide d’un jeune suite à la saisie des marchandises qu’il vendait sur un marché. D’autres suicides ont suivi ce triste événement. Depuis, les Tunisiens ne désertent plus les rues pour dénoncer, entre autres, le chômage, l’injustice et la cherté de la vie. Les jeunes manifestants ont, aussitôt, été rejoints, dans leur rébellion, par le reste de la société, notamment l’élite. «Nos émeutes sont aveugles et irréfléchies !, s’emporte Sofiane Limane. Les leurs sont encadrées et visent un projet de société bien défini. Ceci répond au degré de civisme du peuple tunisien. Je ne sous-estime pas, par-là, le civisme de notre société, mais disons que les contextes sont différents et aussi que la motivation fait défaut chez nous, contrairement à eux ! Nous sommes jeunes, et nous sommes prêts à suivre l’exemple. Hélas pour une grande partie, la représentation de la société civile repose sur al charia al thawria, et non pas la compétence et la sagesse !» Pour expliquer l’absence de la société civile aux côtés des émeutiers en Algérie, Rachid Malaoui évoque la stratégie de division du pouvoir. «Chez nous, la peur du régime et des lois ont fait des syndicats des syndicats digestifs. Le gouvernement algérien a réussi à diviser les segments de la société et à miner les militants. Certains ont même refusé de signer le communiqué que nous avons rendu public, il y a quelques jours, portant notre soutien à la contestation contre les injustices sociales», dénonce le président du Snapap. Abdelmoumène Khelil rebondit sur la question de l’opinion publique en s’interrogeant sur «la raison du changement de position du peuple algérien vis-à-vis du mouvement de colère des jeunes qu’il cautionnait à ses débuts».