Tout était dans le regard perdu de Daho Ould Kablia, hier soir, sur France 24.
Il y avait, dans la voix du ministre de l'Intérieur ce je ne sais quoi de désemparé qui j’avais noté dans la saisissante péroraison de Kadhafi, comme une incontrôlable détresse, le timbre agonisant d’une ancienne grandeur en disgrâce, d’un ancien mythe qui se délabre, quelque chose comme un terrible accablement devant un monde qu’il n’a pas vu changer, une détresse, la voix déchirante d’un saurien tourmenté, survivant d’une époque préhistorique, égaré dans une époque diabolique, obstiné, malgré tout, à défendre son clan grabataire face à l’impitoyable temps, obstiné, comme obéissant à une force à la fois désolée et implacable….
Cinquante ans que le monde est ainsi fait, voulait-il nous dire… Il y a le fort et le faible, le bon et le mauvais, ce qui est grand et ce qui est bas, le juste et l'injuste, le rusé et le niais, le généreux et le cupide, le félin et le bétail… Le roi et le sujet. Et tout cela ne devait pas changer ! Oui, avais-je cru entendre, jusqu’à aujourd’hui, jusqu’à ce que cette horde adultérine sortie des ventres des démones, brûle Carthage et les Pharaons, tout cela ne devait pas changer !
Ils ont voulu les hommes dévots et honnêtes quidams, ils ont en faits des sujets soumis à leur roi, citoyens zélés, droits, bienfaisants et bovins ! Surtout bovins ! Ils ont organisé l’ignorance ! Ils ont cultivé la peur ! Jamais les enfants de ces peuples asservis ne devaient savoir que les hommes ont le degré de liberté que leur audace conquiert sur la peur ! « Alors, me semblait-il, l’entendre interroger Dieu, alors…D’où viennent ces mioches absouts de nos peurs ? »
Oui, il y avait, hier, dans la voix du ministre algérien de l'Intérieur ce qu’il y avait dans la saisissante péroraison de Kadhafi, le trouble d’une dynastie roturière interdite devant un monde qu’elle avait cru dominer. Une lignée de rois grimeurs qui ont fardé des Etats-prisons en républiques, qui ont vieilli dans de terribles innocences et qui meurent dans une insoupçonnable ingénuité !
Il avait appris la politique dans le blockhaus du parti unique. Gouverner, c’est simuler ! Il faut savoir annoncer aux Américains ce qu’ils espèrent et leur épargner ce qu'ils redoutent. Inutile d’appliquer l’équité, il suffit de donner au bon peuple l’illusion d’une équité.
Je le voyais bien, le ministre était assez comédien pour paraître maître de lui-même, assez sournois, pour répondre à ce que le journaliste de France 24 attendaient de lui, mais, chaque fois, avec une sorte de distraction, qui finissait par tout gâcher. Il fallait à M. Ould Kablia faire preuve d’efforts et de convictions qu’il n’a, sans doute, jamais eues. « Oui, nous levons l’état d’urgence ! » Alors vous autorisez la marche de samedi prochain ?, rétorque le journaliste. « Je ne sais pas…Ils n’ont pas encore déposé de demande… » Oui, mais sur le principe ? Le ministre, acculé, lève sur son interlocuteur des yeux abattus, devinant la fin du stratagème. La fin, peu glorieuse, d’un instant d’hypocrisie. « Sur le principe, elle ne sera pas autorisée ! » Le journaliste insiste pour comprendre. Le ministre l’implore d’un dernier regard. Comment contrôler la population et l’autoriser à manifester ? Il ne peut pas en dire plus. Il a déjà trop dit. C’est-à-dire, comme d’habitude, pas assez ! Il souffre. En lui, s’affrontent le démagogue et le cerbère, le comédien et le barbouze. L’ange et la bête ! Il est l’ange et la bête. Il se déchire. Il se désarticule. Il souffre en silence, prisonnier de l’obligation de mentir et du devoir de réprimer. Il souffre. Le journaliste a compris. Il n’insiste pas.
Il y avait chez M. Ould Kablia ce même désarroi qui défigurait, l’autre soir, le visage de Kadhafi. Je le voyais qui brûlait de poser à son tour, la brûlante question au journaliste : de qui sont ces hordes incestueuses ? Je le voyais qui s’impatientait de tout avouer. « Nous avons fait des enfants du peuple une armée d’apatrides ! Orphelins égarés, ceux-là qui, tu le vois, n’ont jamais su de quels péchés ils étaient coupables…Ceux-là, oui ceux-là, sales et terreux, qui ont dû épuiser leurs existences à vouloir rejoindre les récifs d’en face, à périr en mer ou à mourir pour des causes perdues… Comment grandissent-elles en régiments révoltés ? »
Le ministre achève l’entretien sans grande gloire. L’exercice était surhumain.
La soirée se termine comme elle aurait dû commencer. Par un instant de silence.
M.B.