Par El-Kadi Ihsane,
Les témoignages se multiplient et se précisent. Tous les signes avant-coureurs d’un péril majeur étaient en place sur les reliefs d’Alger-Ouest, samedi 10 Novembre au lever du jour. La crue qui a emporté plus de 800 personnes a duré 3 heures. Elle a été alimentée en automobiles jusqu’à la fin. L’accès à la mort n’a jamais été fermé par les services de sécurité. Il y a eu, une nouvelle fois, non-assistance à population en danger. La fois d’avant, c’était à Bentalha...
L’Algérie détient quelques sinistres records des grands nombres. La crue la plus meurtrière en milieu urbain depuis le 10 novembre dernier, le massacre le plus sanglant en milieu semi-urbain, dans le contexte d’actes terroristes et non de guerre, depuis Bentalha en septembre 97, l’évasion la plus massive, dans un pays officiellement «non en situation de guerre», depuis la prison de Tazoult au printemps 94. Toutes ces «distinctions» sont contemporaines au même régime. Ce n’est pas un hasard. La responsabilité des autorités n’est jamais requise, lorsque la vie des Algériens est en danger. Surtout quand ils meurent en masse. C’est la règle de conduite. Canoniquement, depuis toujours. Plus cyniquement, depuis Octobre 88. Lorsque, brutalement l’échelle des pertes humaines a bondi vers de noirs sommets.
Abdou B. avait bien, aux lendemains de la mort de centaines de jeunes Algériens, à un moment où la liberté de la presse était encore un combat militant, déploré qu’aucun ministre, aucun responsable n’ait eu suffisamment de sens de l’honneur pour songer à démissionner. Que faut-il écrire après la succession des hécatombes d’apocalypse de la dernière décennie ? Simplement, que les abattages homicidaires carburent à l’impunité. L’impunité des premiers alimente celles des suivants, la taille des pertes en vies humaines devenant une variable arithmétique à la marge.
Pourquoi la hiérarchie de la gendarmerie, responsable directe de la mort de dizaines de jeunes en Kabylie, serait-elle plus inquiétée que celle de l’armée qui avait mâté la révolte d’Octobre 88 dans le sang ? Pourquoi les autorités politiques en place, durant «le printemps noir» songeraient-elles à démissionner, si personne avant elles ne l’a fait pour reconnaître une part de sa responsabilité ? Même le ministre de la Justice, en poste au moment du scandale sans normes de Tazoult en 1994, n’est parti qu’à la faveur d’un remaniement ministériel routinier, plusieurs mois après que les activistes islamistes évadés aient embrasé le Nord constantinois !
L’impunité des responsables. Voilà donc, bien plus que les grosses indemnités, la villa en zone d’Etat et les autres avantages liés à la fonction, la clause non écrite qui tisse la première base sociale du régime. Une amnistie, a priori, qui couvre à l’avance, et pour toujours, tous les actes de gestion de ceux, en particulier, qui détiennent le pouvoir peu banal de prévenir ou d’empêcher la mort en grand nombre de leurs administrés. Ou d’en réduire l’amplitude.
Dans les grands nombres, il y a une part d’infini qui échappe à la discrétion des hommes. Alors, pourquoi chercher des responsables ? Plus lourdes sont les grappes d’humains fauchés par la mort, plus l’événement porte en lui la marque du divin. Le signe de sa transcendante volonté... Le Président Bouteflika, n’a-t-il pas définitivement excommunié ceux qui auraient pu avoir la prétention de se dresser contre cette sentence «qui s’impose à nous tous» ? Bentalha n’était donc pas le dernier des grands nombres qui auraient pu être évité, si l’on veut concéder qu’à Had Chekala, un autre grand nombre, les massacres en zone isolée étaient eux imparables.
Pourtant, du point de vue de «la non-assistance à population en danger», Bab El-Oued est en tout point une répétition de Bentalha. Et donc, cette similitude en tout point aurait dû conduire cette fois à l’assistance attendue de tous. Dans l’un comme dans l’autre cas, il y avait un danger imminent, mais les mesures de prévention n’ont pas été prises. A Bentalha, dans le lotissement martyr de Haï Djillali, des pères de familles ont passé des semaines à harceler le chef de la sécurité militaire à Baraki pour obtenir des armes. Et pourtant, le sang de Raïs et de Beni-Messous n’avait pas encore séché. La Mitidja avait peur, Alger faisait le guet.
A Bab El-Oued, comme pour Alger, un bulletin d’alerte météo avait donné le ton et le temps pour prévenir. La nuit de vendredi à samedi, avec ces centaines d’évacuations d’urgence, avait écrit la première page du scénario de ce cataclysme. Sans conséquences. Dans l’un comme dans l’autre cas, il y avait suffisamment de temps pour une intervention de secours pendant la tragédie. Et rien ne s’est fait. A Bentalha, le massacre a duré cinq heures. A Bab El-Oued la crue a été mortelle durant ses 3 premières heures. A Bentalha, l’armée était en place aux abords du lotissement, trente minutes après le début de l’attaque terroriste. Il suffisait que l’ordre d’intervenir arrive. Il n’est jamais venu. A Bab El-Oued, il suffisait de diffuser d’urgence l’ordre de bloquer les accès au Frais Vallon par son amont, pour sauver de la mort sans doute une bonne moitié des victimes. Ce qui n’est pas rien...
Les policiers en faction au Triolet auraient pu alerter leur réseau les premiers, avant que deux d’entre eux ne soient emportés par les eaux en furie. Peut-être même l’ont-ils fait dès les premiers signes menaçants, à 9 heures du matin ? Sans suites. D’El-Biar, de la route neuve de Bouzaréah, de Châteauneuf devant un commissariat de police, de Chevalley, des voitures par dizaines s’engageaient encore dans la descente vers Bab El-Oued, une heure et demie après que les premiers cadavres soient parvenus, charriés par les flots en contrebas. Ici, intervient une sinistre différence entre Bab El-Oued et Bentalha. Dans la nuit de ce 23 septembre 97, des barrages avaient été dressés devant les patriotes de Baraki et de Baba Ali qui voulaient courir au secours des suppliciés de Haï Djillali. Si l’armée n’avait pas encore reçu l’ordre d’intervenir, comment pouvait-elle laisser quelqu’un d’autre le faire ? Pas de barrages donc devant les automobilistes de «la seconde vague» du 10 Novembre dernier.
Même les argumentaires, face à la non-assistance à population en danger, se ressemblent dans la bouche des militaires à Bab El-Oued comme à Bentalha. Le général Fodil Chérif, Commandant en chef de la 1ère Région Militaire, a affirmé, parlant sans doute en même temps au nom des autorités civiles, que les secours n’avaient pas pu se déployer à temps, en ce terrible samedi, à cause des immenses embouteillages pris sous le déluge. Le général Nezzar avait écrit, dans son premier livre, qu’à Bentalha, il était difficile d’intervenir de nuit, dans l’obscurité, dans des ruelles qui étaient minées par les terroristes. Bab El-Oued et Bentalha, c’est toujours la faute à la topographie des lieux.
A Bab El-Oued comme à Bentalha, «la population en danger» s’est débrouillée seule. Dans «les rues minées» de Haï Djillali, un repenti devenu patriote avait tenu seul une position toute la nuit durant, avec son seul «klash» et ses deux chargeurs, et a pu sauver ainsi les dizaines de vies de tout un pâté de maisons. Les survivants sont tous des fruits de l’entraide entre voisins. Certains, prenant même le risque d’ouvrir la porte renforcée de leur maison à des familles pourchassées dans le noir, à quelques dizaines de mètres, par les assassins.
Sur le parcours de la crue du samedi 10, des citoyens sont venus se poster partout où la terre ferme pouvait leur offrir un précaire abri, pour tendre une corde, une échelle, une planche et souvent même un téméraire bras aux naufragés du torrent. Seuls dans leurs grands nombres, démunis d’instruments, ils se sont battus des heures durant pour arracher aux eaux en furie des vies d’inconnus qui empruntaient la route en contrebas de leurs quartiers, ou qui attendaient perchés sur des récifs de fortune.
A Bab El-Oued comme à Bentalha, «l’assistance officielle» a commencé lorsque tout péril de mort s’est trouvé écarté. Répétition en tout point. L’identité de l’assassin n’est pas la même, bien sûr. C’est sans doute ce qui permettra de mixer une nouvelle impunité. Une de plus. En Septembre 1997, les plus de 400 morts de Bentalha aux portes d’Alger avaient provoqué un esclandre dans le pouvoir. Le Président Zeroual, soutenu par le général Betchine, avait exigé une tête dans l’armée.
La plus indiquée était celle du responsable militaire territorialement compétent, le Chef de la 1ère Région Militaire, le général Saïd Bey, un proche du Chef d’Etat-Major, le général Lamari. Ils ont pu arracher la promesse de son discret remplacement quelque temps plus tard. Jamais aucune enquête n’a révélé si le général Saïd Bey, territorialement compétent, avait donné ou pas l’ordre de porter secours aux habitants de Haï Djillali à Bentalha. Zeroual est parti, le général Saïd Bey, un honnête militaire par ailleurs, commande aujourd’hui la 5ème Région Militaire. Il n’y a officiellement aucun responsable de la non-assistance du peuple de Bentalha. Il n’y en aura officiellement sans doute aucun, pour la non-assistance du peuple de Bab El-Oued. Ainsi, le veut encore l’impunité des grands nombres.