par Ghania Oukazi, Le Quotidien d’Oran, 9 juillet 2011
De nombreux cadres de l’Etat vivent une situation de marginalisation dont l’objectif premier est de les pousser à la porte de sortie.
Rencontrés au détour d’un ministère, des cadres nommés par décret et occupant depuis longtemps des postes de responsabilités se voient, aujourd’hui, marginalisés par leur hiérarchie. C’est au nom du «changement» que certains ministres et hauts responsables d’institutions exigent de leurs anciens cadres de quitter leur emploi en procédant aux formalités de la retraite. «J’ai quatorze ans de décret, je souhaiterai rester au moins une année pour avoir le nombre d’années requis afin de prétendre à une retraite respectable,» nous disait mercredi l’un d’entre eux avec un air abattu. Un autre le rejoint pour nous raconter comment «les anciens sont mis en quarantaine et traités avec mépris.» Des ministres comme celui du Tourisme et de l’Artisanat a décidé, nous dit-on, «de mettre plusieurs de ses cadres à la retraite et de les remplacer par d’autres qu’il garde depuis longtemps sous la main.» Il semble que la revendication du changement a marqué les esprits des gouvernants mais dans le mauvais sens. «Ils nous demandent de partir parce qu’ils veulent, comme ils disent, nous remplacer par des jeunes, ce n’est même pas vrai, ils veulent s’entourer de nouveaux responsables qu’ils connaissent, qu’ils maîtrisent et qu’ils commandent bien », nous disent-ils. «Il faut céder la place aux jeunes,» aurait dit Smaïl Mimoune à des cadres qui se plaignent de n’avoir plus de bureau ou même de chaise pour s’asseoir. C’est donc «au nom du changement des vieux par des jeunes», que ce dernier tenterait de modifier l’organigramme et d’en changer les personnels par d’autres qu’il aurait choisis selon des critères qui lui seraient propres. «On a appris qu’il veut mettre des gens qu’il connaît soit parce qu’ils viennent de son parti ou de son entourage, ça n’a absolument rien à voir avec cette question de jeunes qu’on met dans toutes les réformes,» précisait un des cadres. Rompu à l’examen des dossiers liés aux activités de leur secteur, des responsables de directions ou de services se retrouvent alors «dehors», tout en étant «dedans», sans que cela ne dérange aucunement leurs hiérarchies respectives. «Renvoyer quelqu’un à la cinquantaine est un véritable crime, ils savent qu’il ne peut prétendre à faire autre chose parce qu’il ne peut faire que ce qu’il a appris et dont il a fait toute une carrière,» se plaint notre interlocuteur.
Le ministère de l’Industrie, de la PME et de la Promotion de l’investissement (MIPPI), lui aussi, est plongé depuis de longs mois, dans la même situation. L’on a appris que le syndicat des travailleurs a pris attache avec le premier responsable du secteur, Mohamed Benmeradi, pour lui expliquer les tenants et les aboutissants ou précisément «les dessous» de comportements assez curieux de certains responsables. «On se retrouve d’un coup mis de côté, sans aucun dossier entre les mains, on nous a fait comprendre que nous sommes de trop,» nous expliquait mercredi un des cadres du MIPPI. En fait, c’est le jumelage des portefeuilles ministériels dans un seul qui a créé ce désordre au MIPPI.
«Vous au moins, vous avez un syndicat»
«Les cadres de l’Industrie sont totalement ignorés, ceux de la PME veulent prendre tous les postes, on était tellement bien avant, on travaillait dans de bonnes conditions,» nous disent certains d’entre eux. Nos interlocuteurs se plaignent du fait qu’aujourd’hui «notre travail doit être apprécié et noté par des responsables qui n’ont jamais été avec nous, ni ne nous connaissent ni ont pris connaissance de ce que nous avons fait durant toutes ces années de travail.» Ils n’admettent pas de se voir «évaluer à la fin de notre carrière par des gens venus juste pour nous faire partir.» Ils reconnaissent cependant à Benmeradi «cette volonté et cette faculté à accepter de voir avant d’agir.» Une fois qu’il a pris connaissance de ce qui se tramait dans son ministère, Benmeradi a décidé, selon des cadres, de surseoir à toutes les décisions de changement de responsables. «Vous au moins, vous avez un syndicat,» lui répond un cadre du ministère de Mimoune qui se sent totalement perdu.
Au siège de la Télévision nationale, des journalistes se sont vus mettre à la retraite sans qu’ils ne le soient véritablement. «On m’a dit de rentrer chez toi et d’attendre, tu es payé alors prends ton temps, reposes-toi», s’indigne l’un d’entre eux. A la rédaction de journaux privés, des rédacteurs en chef se sont vu non seulement écartés brutalement de leur poste mais mutés dans des rubriques dont ils ne maîtrisaient pas les thèmes. «C’est pire que le parti unique,» avait lâché un responsable d’une institution, à propos des pressions que certains patrons de journaux exercent sur des journalistes. Le mépris affiché à l’égard des cadres de la Nation n’est pas chose nouvelle. L’actuel Premier ministre a été l’un des premiers gouvernants à en développer le syndrome et à l’inoculer à nombreux d’entre eux, au nom d’une campagne bien orchestrée. C’était durant les années 90, au temps où le terrorisme faisait rage et où les cadres rasaient les murs pour ne pas être assassinés. Limogés, humiliés, jugés, emprisonnés, beaucoup d’entre eux ont vu leur carrière brisée parce que le pouvoir d’alors avait désigné Ahmed Ouyahia pour mener contre eux, une indigne chasse aux sorcières.
Les gestes méprisables des responsables
Il semble que depuis mai dernier, mois durant lequel le gouvernement a été remanié, beaucoup de cadres de la Nation n’arrivent plus à travailler. Ils traînent dans les couloirs sans «objet» de travail. «Ils veulent nous pousser à bout pour qu’on quitte par nous mêmes,» disent certains d’entre eux, avec amertume. Au ministère de la Formation professionnelle, certains attendent la publication de leur décret de mise fin de fonction «pour qu’on puisse partir et tenter de voir ailleurs.» Aujourd’hui, l’on affirme que «c’est une véritable chasse aux anciens cadres, on veut les faire partir par n’importe quel moyen, pour cela, on prend tout en considération sauf la compétence,» s’indignent-ils. L’actuel ministre de la Solidarité a fait pire. Avant qu’il ne quitte son poste de ministre de l’Agriculture, Saïd Barkat avait pris le soin de renvoyer ou de muter tous les cadres qu’il soupçonnait proches de Rachid Benaïssa, alors ministre délégué chargé du Développement rural. Il a obligé certains d’entre eux à rejoindre leur poste initial à l’Office algérien interprofessionnel des céréales (OAIC). Une de ses secrétaires en a fait les frais. Elle passera par une profonde dépression et vivra de longs mois, dans un bureau exigu sans que personne ne daigne ni lui donner du travail ni même lui parler. Pour d’autres raisons qui restent à ce jour obscures, en tout cas loin d’être convaincantes, Barkat avait suspendu un des cadres de la direction centrale des Services vétérinaires. Brahim Messaoudi en avait longtemps souffert. Face au mépris affiché à son égard par sa hiérarchie, il sombra dans un profond chagrin jusqu’en perdre la vie. Il mourra après près de deux ans de suspension. Barkat a fait un autre geste méprisable, celui de le réhabiliter à titre posthume. Le ministre a encore d’autres forfaits de mépris à son actif. Barkat avait procédé en tant que ministre de la Santé à des changements à la tête des établissements hospitaliers. Une semaine à peine avant qu’il ne soit «muté» à la tête de la Solidarité nationale, il prendra un malin plaisir à relever un directeur de l’un de ces établissements pour le nommer chef de bureau.
C’est dire que le pouvoir achève bien ses cadres. En l’absence de recours clairs et de règles d’éthique reconnues et respectées par l’ensemble des institutions de ce pays, nombreux sont les cadres qui sombrent dans la déprime. L’Etat est tenu comme premier responsable de la déchéance d’un capital-expérience dur à (re)construire.