Contrôle routier des gendarmes près de la frontière...
Avant d’arriver à Heddada, en prenant la route de Merahna, nous sommes fascinés par le paysage pittoresque d’une région qui déroule son charme sur des dizaines de kilomètres.
Vergers et forêts denses à notre droite ; terres labourables dont l’immensité impressionne, séduit et suscite moult interrogations quant à nos richesses agricoles sous-exploitées à notre gauche. Le taxi arrive à destination à 10h. Il s’arrête dans un espace exigu qui fait fonction de gare routière et où sont déjà stationnés des fourgons de type J9 qui assurent la desserte Heddada-Souk Ahras. C’est aussi un espace commercial où se rencontrent les citoyens des 12 hameaux qui ceinturent le chef-lieu.
On y vend des effets vestimentaires, des ustensiles, des moutons, des fruits et légumes et, mieux encore, un vendeur innove des vers de complaisance à l’adresse des passants et potentiels acheteurs, déclamés en arabe dialectal. Le tout dans une ambiance de marché, mais qui cache mal la misère des gens de la frontière et la détérioration du pouvoir d’achat.
Un marchand sédentaire nous lance : «Le commerce est dans un tel marasme qu’il n’y a achat que par nécessité. Il y a une année, on travaillait un peu avec les Tunisiens qui venaient s’approvisionner en produits consommables, électroménager et autres accessoires de cuisine. Maintenant, ce sont les clients purement locaux, puisque les Tunisiens jettent leur dévolu sur les grands espaces commerciaux tels que Souk Ahras, Annaba, voire Bordj Bou Arréridj, El Eulma et Sétif». Et à son ami, accroupi à l’entrée du commerce, d’étayer : « Les jeunes, ici, n’ont que deux issues pour ne pas vieillir chômeurs : s’enrôler dans l’armée – et ce n’est plus chose aisée pour les gens qui n’ont pas de niveau scolaire – ou faire partie des groupes de contrebandiers.» Propos vérifiables sur place avec d’autres citoyens, qui ne cachent aucunement leur activité principale qui consiste à acheminer des centaines de litres de combustible de l’autre côté de la frontière pour revenir le sac rempli de fripes, de concentré de tomate, de «chamia» et de produits cosmétiques contrefaits.
D’autres privilégient de se faire payer les barils de mazout en dinars tunisiens. Pour les groupes organisés, un code d’honneur est de rigueur avec ceux activant de l’autre côté du poste frontalier. On ne badine pas avec l’heure de livraison de la marchandise ; son prix est fixé au préalable et l’arnaque n’est pas permise. Il arrive parfois que des novices tentent, d’un côté comme de l’autre, d’enfreindre le code, et c’est là qu’interviennent les chefs de groupes pour sanctionner le contrebandier «indélicat». Le bien est restitué à son propriétaire et l’arnaqueur est exclu du groupe.
DES GUETTEURS DE LA GENDARMERIE
Finie l’ère des petits jerricans et des contrebandiers solitaires qui traversaient occasionnellement la frontière en quête d’un hypothétique acheteur de mazout. C’est tout un monde qui est enrôlé dans le circuit, pécuniairement porteur. On apprend ainsi que tout le long de la bande frontalière, des réservoirs gigantesques sont dissimulés sous des fagots, des branches d’arbres ou des matériaux de construction ; d’autres sont installés dans des champs de figuiers de Barbarie. A la nuit tombée, c’est un véritable chantier que l’on met en branle. Du guetteur des rondes de la gendarmerie au conducteur de véhicule en passant par les porteurs payés à la pièce… tout le monde s’affaire à accomplir sa tâche dans les meilleures conditions, de préférence avant l’aube.
C’est après insistance de notre part qu’un des transporteurs de barils nous dira, sous le sceau de l’anonymat : «Trouvez-moi un travail où je pourrai gagner une moyenne de 3000 DA/jour et je quitterai ce métier. J’y suis venu accidentellement en 2002, après avoir galéré un peu partout à Souk Ahras sans jamais réussir à me stabiliser. Aujourd’hui, bien que marié sur le tard, j’ai ma maison et ma voiture...»
Kamel, un jeune homme réceptif et plus causant que les autres, avoue que la recette journalière d’un porteur de seconde zone dépasse de loin la somme indiquée plus haut. Il nous explique le travail de fourmi auquel s’adonnent les groupes engagés dans cette activité informelle : «C’est à partir des réservoirs des véhicules qui s’approvisionnent aux stations d’essence de Khedara, Merahna, Souk Ahras et autres localités limitrophes que l’on arrive à collecter des centaines de litres de mazout. Point n’est besoin de rappeler que le nombre des navettes effectuées vaut la quantité vendue en territoire tunisien.»
Victimes expiatoires de ce phénomène, les agriculteurs sont pénalisés. Leur matériel agricole, qui fonctionne essentiellement au mazout, prend parfois une dizaine de jours pour être actionné à cause des pénuries de carburant récurrentes.
Ce phénomène, qui s’incruste dans les mœurs des citoyens de cette région, se banalise et se transforme en droit.L’argent coule à flots et les tenants du marché gagnent de plus en plus de popularité parce qu’ils sont porteurs d’un remède palliatif aux jeunes chômeurs. Certains vont jusqu’à leur imputer les émeutes qui ont secoué la commune le mois passé – qui avaient coïncidé, pour rappel, avec l’arrestation en série de plusieurs contrebandiers notoires – à des tentatives d’acheminement de quantités importantes de carburant avortées par la Gendarmerie nationale.
L’eau se fait rare
Le semblant de boulevard où se trouve la majorité des commerces assume mal sa position d’artère principale vu son aménagement approximatif et les couleurs fades des bâtisses dont les façades non ravalées et les plafonds trop bas nous renvoient aux décors d’anciens films du far-west. Là, nous avons appris que l’eau se fait rare ces derniers jours dans plusieurs hameaux éloignés, à l’instar de la mechta Aïn Belgacem. «Les robinets sont à sec depuis cinq jours aux mechtas Bir Louhichi et El Ouasta», affirme Salah, un sexagénaire abordé au niveau du marché hebdomadaire. L’information sera confirmée quelques minutes plus tard par les responsables communaux qui allongent cette liste par le chef-lieu de la commune. Lesdits responsables limitent, par contre, la durée de pénurie d’eau à deux jours seulement. Le vice-président de l’APC, Ammar Telaïlia, dira : «Des promesses quant au renforcement de l’unique forage existant dans notre circonscription ont été faites, récemment, par la direction de l’hydraulique. En attendant, le problème d’AEP se pose avec acuité ici même, au chef-lieu de la daïra, et dans les mechtas Boulehia, Aïn Belgacem et Demlet Lefhal.»
Contrairement aux autres élus que nous avons eu l’occasion de rencontrer lors de nos entrevues précédentes, notre interlocuteur joint sa voix à celles des personnes que nous avons questionnées sur leurs préoccupations, les défaillances dans l’AEP, entre autres. Concernant la gestion du dossier logement dans cette localité, Ammar Telaïlia ne fait pas dans la dentelle pour dénoncer «des malfaçons et anomalies constatées dans la réalisation des 150 logements sociaux qui viennent de faire l’objet de réserves de la part des services du CTC». Il se pose également des questions sur le cas Salah Hamidi, un attributaire de logement resté depuis une année sans décision pour des raisons inavouées. Dans le même chapitre, des postulants au logement rural et lui-même se demandent si les 120 000 DA d’aide accordée avant la récente révision à la hausse pour la construction d’une bâtisse peuvent servir à quelque chose en ces temps où les prix des matériaux de construction ont pris des ailes.
A Heddada, 50 dossiers ont été déposés dans le cadre des anciennes dispositions du logement rural et dont les procédures n’ont pas été finalisées à cause du refus des postulants. «Nous demandons que l’aide de l’Etat accordée antérieurement à cette formule soit portée à 700 000 DA, comme c’est le cas pour les dossiers récents», nous a-t-on rappelé à la sortie du siège de l’APC. Le logement, le chômage et les problèmes liés à l’alimentation en eau potable ne sont pas les seuls déboires de la population locale. La prise en charge médicale y fait défaut. Un salle de soins d’urgence réclamée à cor et à cri par les citoyens figure sur la longue liste des griefs des émeutiers du mois d’octobre dernier. Le transport et l’hôtellerie sont loin de la performance dans la région. A 16h, c’est couvre-feu à Heddada et celui qui s’y aventure sans prendre de précautions payera 800 DA à un clandestin ou à un conducteur de tracteur pour regagner Souk Ahras. «Il faut dire que les citoyens ici ont les yeux rivés sur l’autre côté de la frontière. Dès que la nuit tombe, tout le monde se rabat sur l’activité privilégiée de tous : la contrebande», nous a-t-on expliqué.
A une question au sujet de l’importance d’un hôtel susceptible d’amener d’autres activités qui graviteraient autour, le vice-président de l’APC indique que la direction du tourisme a, à maintes reprises, sollicité l’implication des investisseurs dans le domaine et donné des garanties quant à des facilités administratives ainsi que des avantages fiscaux et parafiscaux dans le traitement des dossiers, sans atteindre les effets escomptés.
La prolifération des sangliers et des loups du côté de la forêt de Faghnet est un autre problème soulevé par les habitants des bourgs limitrophes.
Des écoliers et des noctambules ont échappé de justesse à l’attaque de ces bêtes féroces. Distante de 40 km seulement du chef-lieu de la wilaya, Heddada, où vivent plus de 7000 âmes vouées à l’exode rural ou à la contrebande, est loin de s’inscrire au rang de ville à partir de laquelle un hypothétique visiteur jugerait un pays. Pourtant, on y amasse fortune…. dans l’illégalité.