par Ahmed Saifi Benziane
A l'ère où des Etats se construisent sur un bulletin de vote comme fondation, fruit d'un long processus d'assagissement collectif, nous continuons à rendre de plus en plus complexe une indépendance lourdement acquise, une Histoire tue par trop de trébuchements.
La cause ? « Ce n'est pas moi c'est l'autre. » Cet Autre qui est en chacun de nous et que nous n'arrivons pas à reconnaître faute de distance suffisante entre nous et eux. A l'ère où le bonheur se mesure comme une surface et que l'amour des gouvernants se transmet aux gouvernés à travers des politiques sociales, le mépris prend toute la place dans nos comportements au quotidien.
La cause ? Reprenons l'Histoire et interrogeons-là en l'absence des historiens muets par vocation, jour par jour, heure par heure, individu par individu. Crime par crime. Puis attendons ses réponses avant de nous prononcer. « De quoi je me mêle ? » C'est notre droit, inscrit dans une constitution même si elle a été conçue sur mesure pour un homme et non pour des idées. Nous avons le droit de savoir pourquoi le mépris a remplacé le compte-rendu, pourquoi les comptes ne sont rendus qu'à une poignée d'hommes et de femmes happés par une machine grippée, qui continue à faire du bulletin de vote un papier comme un autre.
Des exemples ? Il suffit de traverser le pays via ce qui ressemble à des institutions. La plus petite, celle qui a asservi le citoyen au lieu de le servir, pour la nommer l'A.P.C. On s'y présente pour des tas de raisons et par nécessité de fournir un document attestant de sa venue au monde ou après l'avoir quitté, en passant par l'authentification de son lieu de résidence ou de son identité. Ses représentants sont élus par quotas, par appartenance tribale ou par amitié passagère avec des joueurs d'échec pour qui, la terre est devenue un enjeu de bien des enrichissements. Un poulailler parqué derrière des guichets remplit des pièces administratives à la main, en lorgnant du côté des poches du demandeur. Non content du petit trafic qui masque le niveau des salaires, l'Etat introduit une nouveauté appelée S 12, qui va augmenter la mise, par élongation des files d'attente. Les réseaux sont connus ou alors il faut les rechercher dans les yeux de quelques accrochés aux murs des enceintes, comme des lézards attendent le soleil.
A l'intérieur les masses s'amassent comme par destin de courir toujours derrière quelque chose.
Les journaux écrivent, décrivent, alertent, préviennent, dénoncent. Les élus lisent, comprennent, laissent faire, partagent même peut-être et agissent pour pousser à l'émeute ou à la multiplication des bagarres. Plus haut on se contente de dire que l'APC doit être réformée, que la faute revient au code communal sans parler d'un code commun au moment où l'Etat tout entier devrait être réformé.
On va jusqu'à constater que l'APC est devenue un démembrement de l'Etat au lieu de refléter sa véritable vocation. Le constat n'est pas nouveau sauf pour le FLN qui s'en étonne comme il s'étonne de tout, comme nous nous étonnons qu'il soit encore là, défiant le temps qui creuse ses rides. Et en fait de temps, certaines nations sérieuses gouvernées par des Etats sérieux introduisent « le temps d'attente du citoyen » comme indicateurs de leur degré de modernisation. Attente pour se faire délivrer un extrait de naissance ou un permis de construire ou encore une carte quelconque. Attente devant un palais de justice qui fait peur aux victimes plus qu'aux accusés.
Attente dans un hôpital qu'un cœur ne soit pris pour un rein. Attente que les prix baissent pour pouvoir manger à sa faim. Attente qu'une liste de demandeurs de logements soit scotchée sur un mur. Attente que la révolte de quartier ou de village n'embrasent un pays. Ailleurs l'attente est codifiée. Elle a un temps.
Ailleurs on prend soin d'informer du temps, parce qu'ailleurs le bulletin de vote à un prix et un temps. Non pas un prix marchands où des voix se négocient en coulisses mais un prix que payent ceux qui ne respectent pas le temps de leurs promesses, ceux qui ne savent plus prêter l'oreille aux plaintes et répondre par des actes à la place des discours.
Et en fait de discours on devrait clore ceux de nos gouvernants par cette fameuse formule toute algéroise « dezzou mââhoum ». Comme un onzième commandement. Comme la formule consacrée du mépris. Celui qui consiste à nous dire « nous faisons ce que nous voulons, quand nous le voulons ». Le peuple ? Il a suffisamment de liberté pour faire d'un pays un dépotoir, d'une économie un bazar pour produits étrangers, d'une religion une guillotine, d'une école un zoo, d'une Université un distributeur de diplômes, de la parole une lettre ouverte à qui il veut, des jeunes policiers robocop des cibles pour les pierres.
Il a suffisamment de liberté pour traverser la mer à la nage, pour braquer des femmes et leur soutirer leurs bijoux, pour se droguer à en mourir en regardant des frontières fermées, pour se révolter contre des édifices qui seront reconstruits sur son dos. Pour voler, donner et recevoir la corruption jusque dans son couscous du Vendredi. Il a suffisamment de liberté pour prier à se noircir le front dans les mosquées ou dans la rue, pour applaudir des images mortes ou en faire des confettis. Cette liberté est suffisante pour le peuple jusqu'au jour où les dernières gouttes de pétrole commenceront à se transformer en sable et que par delà les paradis financiers, fuyant le bruit des gamins chahuteurs on continuera à nous dire « dezzou, dezzou. »