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  • Harbi, l’armée et les faussaires de l’histoire


    Par Mahdi Cherif,
    moudjahid, ancien secrétaire général de l’EMG de l’ANP
    Dans mon écrit paru dans le Soir d’Algérie, le 21 février 2012, concernant l’exécution sommaire du colonel Mohamed Chabani, le 3 septembre 1964 à Oran, j’ai rappelé l’avis déterminant de Mohamed Harbi, lorsque, pendant quelques heures, la vie du jeune colonel a balancé au bout du bon plaisir d’Ahmed Ben Bella.
    Mohamed Harbi a mis quatre mois pour imaginer une réponse et trouver les mots pour la formuler ! Surprenante lenteur chez un homme prompt à faire dans les grandes amplitudes dès qu’il s’agit de pontifier sur les médiocrités des Algériens ! Sans doute a-t-il fallu tout ce temps au professeur reconverti dans l’exploitation juteuse des archives de la révolution qui ont été, à un moment de sa vie, opportunément à la portée de sa main pour retrouver la mémoire. Il est difficile, il est vrai, de se souvenir des actes de ses vies antérieures lorsque ce n’est pas la conviction qui trace la cohérence et la linéarité d’un itinéraire. Ou bien a-t-il attendu la disparition d’Ahmed Ben Bella de peur, sans doute, qu’il ne lui dise : «Oui, tu étais là !» Dans un plaidoyer embarrassé, l’ancien Souslov algérien du FLN et conseiller du «Zaïm», reconnaît – je n’en demandais pas tant – qu’il a requis par trois fois contre le jeune colonel. Dans le texte confié à El Watan,le 4 juin 2012, Mohamed Harbi, l’historien qui se souvient de l’histoire des autres, mais qui donne l’impression d’avoir oublié la sienne, refait le procès de Mohamed Chabani. Il rappelle, la prenant ainsi à son compte, la principale – et fausse – accusation formulée contre le chef de la Wilaya VI, et, tout en essayant de nier sa responsabilité par de laborieuses pirouettes, il affirme que ce sont des cercles occultes intéressés à le perdre de réputation qui ont inspiré mon exercice. Dans le présent écrit, je cite mes sources. Elles sont irréfutables. L’inquisiteur impitoyable et sans état d’âme, qui requérait la mort contre les opposants et qui l’obtint maintes fois, déguisé aujourd’hui en fougueux défenseur des droits de l’homme, nous explique lui-même – nous allons le relire – quelle était sa conception des droits de l’homme et de la justice au temps où il était puissant.
    «Tuez-les tous, Dieu reconnaîtra les siens»*
    Relisons ce qu’écrit Harbi : «Sommé de quitter le commandement de la région saharienne, il (Chabani) refuse d’obéir et oblige l’administration à ne plus reconnaître l’administration centrale. Il ouvrait malgré lui un champ d’action à toutes les forces extérieures hostiles à l’Etat algérien, c’est la raison pour laquelle le journal que je dirigeais ( ! ) a appelé le gouvernement à réagir…». Relevons d’abord le «la région saharienne» au lieu de la Wilaya VI, qui ne couvrait qu’une partie du Sahara, avec ce que cela suggère comme dangers potentiels pour l’unité nationale et les richesses énergétiques, et soulignons au passage la pirouette qui fait endosser au journal ses propres décisions. Le révolutionnaire flamboyant, rattrapé par l’histoire, tente de diluer sa responsabilité et de se faire tout petit en se cachant derrière le journal (les appariteurs, les secrétaires, les chauffeurs, les pigistes, les commis aux chiens écrasés et les tâcherons obscurs de la pointe Bic). Glorieuse mise en page du rôle principal qui fut le sien à côté de Ben Bella. Passons, mais retenons au passage le terrible aveu : «Malgré lui» !... Chabani s’est donc retrouvé devant le peloton d’exécution pour un crime qu’il n’a pas commis, mais dont Harbi, cinquante ans après, l’accuse encore. Harbi écrit, écoutons-le bien : « Révolution africaine a publié trois articles, deux éditoriaux sous ma signature, le troisième intitulé, Les féodalités bureaucratiques, exprimait le point de vue de la direction du FLN, y était relaté le fond de l’affaire Chabani. Celui-ci a été jugé sans garantie de justice par un tribunal militaire les 2 et 3 septembre, et la sentence exécutée dès le procès terminé…» Le «sans garantie de justice» donne froid dans le dos. Il a été codifié dans le texte intitulé : «Les féodalités bureaucratiques» publié le 4 juillet 1964, dans Révolution africaine. Le morceau de bravoure explique et justifie la façon d’administrer la justice aux opposants. Il est de la main de Harbi sous le pseudonyme El Harrouchi (Harbi est né à El Harrouch en 1933). Après avoir longuement chargé Chabani et insisté sur la «nécessité» de la peine capitale, Harbi conclut : «(…) Ou la révolution se défend par la violence révolutionnaire ou la révolution hésite et démissionne. ‘’Nous ne sommes pas dans un débat juridique’’. Qui renonce à la violence renonce à la révolution.» Pol Pot n’aurait pas désavoué El Harrouchi. Après avoir lu cela, on peut faire grâce à Harbi des autres appels au meurtre contre les pseudos opposants dont sont remplis les éditoriaux signés par lui. Harbi, dans le puéril jeu de cachecache auquel il s’adonne pour ne pas reconnaître son écrasante responsabilité dans la mort de Chabani (le journal, puis une collégiale et anonyme direction du FLN et enfin Omar Ouzegane), convoque le témoignage de Tahar Zbiri «(…) J’ai interrogé et enregistré le colonel Tahar Zbiri sur l’affaire Chabani. A aucun moment, il n’avait évoqué mon nom (…)» Tahar Zbiri, Harbi devrait le savoir, a gardé la mémoire de ce qui se passait audessus de 1000 m d’altitude. Au ras des pâquerettes, il y avait trop de monde et trop de mochetés. Tahar Zbiri a bien raison de ne pas s’en souvenir. L’exécution de Chabani était voulue et demandée par Harbi, non que ce dernier eut été un être assoiffé de sang, ou qu’il eut un compte personnel à régler avec le chef déchu de la Wilaya VI, mais comme un jalon visible, une démarcation nette entre les tenants de la révolution socialiste, dont il s’était autoproclamé le grand prêtre, et les aspirants au grand burnous. Chabani, «le féodal», était jugé ès qualités, un peu comme les GIA condamnaient, ès qualités, le jeune appelé sans avoir jamais eu à pâtir de ses agissements.
    Schizophrénie révolutionnaire
    L’inquisiteur trotskyste, qui avait l’oreille du raïs, avait fulminé contre Chabani non parce que ce dernier s’était rendu coupable de crime de rébellion, mais pour des raisons idéologiques. Mohamed Chabani était aux yeux du quarteron trotskyste, qui sévissait dans la proximité immédiate de Ben Bella, le représentant parfait des féodalités qui menaçaient «la révolution socialiste». C’était une vision dogmatique, froide, consciente, déterminée, mais fausse. Ben Bella, Harbi et leurs proches amis n’avaient rien compris à l’Algérie, pourtant simple, de l’immédiat après le 5 juillet 1962. Ce n’était pas de pseudos féodalités présentes partout, dangereuses et dont «les légions» de Mohamed Chabani auraient été le bras armé qui menaçaient l’Algérie, mais l’incompétence, le brouillamini doctrinaire, l’égocentrisme du dirigeant qui avait conquis le pouvoir par le coup d’Etat contre le GPRA et l’erreur de latitude des clercs gauchistes qui avaient investi la direction du FLN et qui inspiraient sa décision politique. Ce noyau dur et prépondérant était essentiellement constitué par Harbi, chantre de l’égalitarisme par le bas, inquisiteur impitoyable à l’affût d’opposants à abattre, redoutable et sans état d’âme quand il a atteint les hautes sphères du pouvoir et eu en mains le levier d’un journal influent et par Lutfallah Suleiman, le marxiste égyptien sorti tout droit des géôles cairotes par Nasser et envoyé en Algérie auprès de Ben Bella. Les militaires, qui ont condamné à mort Mohamed Chabani, ont eu à gérer, chacun, des rébellions militaires pendant la guerre de Libération, ils les ont résolues sans recourir aux exécutions capitales. Saïd Abid et sa participation efficace à la solution de la sédition du djebel Chaâmbi, Abderrahmane Bensalem confronté au bunker «Hama Loulou» et qui sut le réduire sans mort d’homme, comme il a su ramener à la raison Slimane Laceu de retour d’une mission d’acheminement d’armes, en proie à un accès de rage subite, et qui menaçait de lancer son commando sur «laârab et l’francis» de la Calle à Tamanrasset ! Sans compter une bonne demie-douzaine d’humeurs chagrines qui ont hérissé les crêtes des djebels frontaliers, de 1956 à 1960, d’ires, de dires et de délires. Bensalem et Abid savent que les coups de sang de tel ou tel chef de guerre se concluent toujours à l’avantage de l’autorité centrale et sans effusion de sang, sauf celle de Ali Hambli à l’Est et celle de Zoubir à l’Ouest pour des raisons particulières. La rébellion à laquelle s’est essayé Chabani n’a pas dérogé à la règle générale. Juste une effervescence de quelques jours, à peine un baroud d’honneur. Harbi n’a pas siégé dans le tribunal qui a condamné Chabani mais par ses appels au châtiment suprême à longueur d’éditorial ; il a créé une atmosphère empoisonnée de révolution en péril qui a rendu légitime le recours aux gibets. (Chabani n’a été que le premier des suppliciés de l’ère Ben Bella. Il y en aura d’autres. La liste existe et les témoins se souviennent). Harbi a été objectivement celui qui a facilité la tâche aux deux véritables tueurs de Chabani – Ben Bella et Boumediène – en leur fournissant le prétexte imparable «de l’atteinte à l’intégrité territoriale». Il a donné aux officiers qui ont voté la mort, par soumission à l’ukase, la bonne conscience «du devoir accompli». Harbi, en ce temps-là, je le souligne encore, tenait bien droit la première hampe de l’oriflamme idéologique du régime en se faisant le meddahinspiré du pouvoir des masses, du hammam réservé aux nantis, de la justice révolutionnaire appliquée aux opposants et des milices populaires. La deuxième hampe, l’ordonnance d’application sans laquelle la théorie demeure lettre morte, était tenue, de la façon qu’on sait, par le commissaire Hamadèche. Les solutions mécanistes prônant une justice sociale basée sur l’exclusion et la violence, aveugles devant les véritables défis d’un pays tentant de se relever d’une longue guerre de libération, qui décrètent, par le haut, la stratification en classes et en intérêts de classes d’une société recroquevillée sur des valeurs ancestrales, telles les coutumes et la religion et qui tentent d’imposer une dynamique brutale de changement sans le moindre relais dans cette même société, sont vouées à l’échec. La greffe artificielle, bulbe étranger sur le corps algérien de l’époque, ne pouvait qu’échouer. Ben Bella, tonitruant désert politique, a trouvé dans les théories semi-rigides prônées par des gauchistes pressés matière à meubler son vide. A peine arraché du terreau où il s’était introduit par l’effraction de l’entrisme, le greffon rougeâtre s’est rabougri et desséché. Mais il a eu le temps de marquer son temps et les esprits. Je n’ai nullement l’intention de disserter sur les envolées lyriques des idéologues autistes du début de la décennie 1960 – autant en emporte le vent – et il est hors de question de faire dans l’outrance en tenant Harbi pour seul responsable des copiés-collés qui ont inoculé un increvable virus à l’Algérie. Cinquante ans plus tard, les mimétismes dont certains apprentis marxistes ont été les hérauts, ont érigé, année après année, pierre après pierre, le mur de nos lamentations. Il y a des gâchis dont un pays ne se relève jamais. L’infortuné Mohamed Chabani et les autres opposants suppliciés ont été les premières victimes de l’amour inconsidéré pour le pouvoir et des idées fixes schizophréniques.
    Docteur Jekyl et mister Hyde
    Et puis un jour, le 19 juin… Oui, entre-temps le 19 Juin – la fameuse journée des dupes – passa par là, réduisant à leur vraie dimension les prématurés de la couveuse de l’oncle Pablo, à peine barbouillés de barbe à papa et effarés de se retrouver seuls, tragiquement, à l’étroit dans l’espace de leurs incertitudes. Il y a des désillusions plus terribles que la plus étroite des géôles. Foin de révolution. Sauve qui peut ! Ceux qui ont choisi, une fois un levier de pouvoir en main, les raccourcis de la violence dite «révolutionnaire», confirmant par l’extrême leur vraie nature, connurent pendant quelque temps les culs de basse fosse ; j’étais de ceux que Abdelaziz Zerdani avait quotidiennement harcelés afin que j’agisse auprès de Zbiri pour qu’il obtienne, sinon la clémence pour nos idéologues bien marris, au moins l’adoucissement de leurs conditions de détention. Harbi, une fois que Kasdi Merbah lui eut encadré la poterne de «l’évasion», s’en va, penaud, sans pouvoir cette fois-ci prendre les archives, surtout celles où figurent ses confessions chez la SM. Il changea de registre, abjura sa première communion et entra en éclipse, faisant la preuve par «terre neuve» qu’il n’était apparenté aux authentiques trotskystes que par l’hématome rougeâtre du «kyste». D’autres, en Algérie ou ailleurs, les réalistes qui ont opté pour «un programme minimum» et qui ont su revenir à la charge malgré les incompréhensions, les rejets, les calomnies, les répressions ou les exils, ont fini par gagner le droit à l’existence et à la parole, respectés même par leurs plus féroces contradicteurs. La cohérence dans les idées et le courage face aux épreuves sont toujours payants. L’ancien champion de la réduction des problèmes complexes de l’Algérie en facteurs s’insérant dans une équation simple par la catégorisation et infaillible par la coercition, s’est reconverti, un ton plus bas quand même, dans l’enseignement de l’histoire à ceux qui ne la connaissent pas. Il leur apprit, avec des mots savants, que l’ALN était composée d’ignares et de rustres. La mode aidant, il embrassa la carrière du droit de l’hommisme, celle des gesticulations guerrières du droit d’ingérence fondé sur les mots au sens perverti, usinés dans les ateliers cyniques où travaillent les artisans émérites des «printemps arabes» où, de Damas à Tunis, en passant par le Caire et Tripoli, la mort danse la farandole. Au fond, à bien relire la prose étalée dans El Watan du 4 juin 2012, du spécialiste en histoires tristes de son pays, on découvre que sa seconde préoccupation, après celle qui tend à nier le rôle qui fut le sien dans l’affaire Chabani, est la réaffirmation de ses positions connues sur l’armée algérienne. Pour se ménager encore une fois — motion Elkabbach — les rescousses utiles des grosses pointures de la démocratie appliquée aux autres selon le modèle libyen, il avance qu’il est victime de calomnies destinées à ternir son image par un Mahdi Chérif qui roule pour on ne sait qui. N’est-il pas, lui Harbi, l’homme qui dénonce les atteintes aux droits de l’homme et les crimes de torture ? Il fait feu par les ingrédients qui ont fait, il y a quelque temps, la fortune des concepteurs de l’inusable «qui tue qui ?». Par une embardée acrobatique, il suggère qu’il est victime d’un tir de ricochet provenant de cercles proches du général Nezzar. On veut, à ce qu’il paraît, lui faire payer son noble combat contre la torture. «(…) Le recours au passé n’est ni politiquement innocent ni fortuit. Il s’intègre à la campagne en faveur du général Nezzar organisée par le Soir d’Algérie (…)», affirme Harbi. Merci pour le Soir d’Algérie et merci pour les éminents membres de l’intelligentsia algérienne qui ont soutenu Nezzar, victime d’un guet-apens organisé de main de maître en Suisse. Le pavé en page 2 du Soir d’Algérie, du 5 juin 2012, a la consistance d’un pavé de schiste dense, aiguisé et tranchant. Certaines outrances de langage ne méritent qu’un jet de pierre. L’écrit de Mahdi Chérif, mon écrit, Harbi l’affirme haut et fort, est donc un tir provenant de l’entourage du général Nezzar. On découvre, on s’en doutait un peu – et désormais les choses sont nettes – que Harbi est partie prenante dans les cabales fomentées d’une façon récurrente contre le principal artisan de l’arrêt du processus électoral qui a empêché le FIS d’empocher l’Algérie. Je ne suis pas mandaté pour défendre Khaled Nezzar ; il s’est toujours bien défendu tout seul. Je viens d’écrire tout seul. Je retire. Le 10 mai écoulé, beaucoup d’Algériens ont voté Khaled Nezzar. Le résultat du scrutin a été, d’une certaine manière – je suis de ceux qui l’interprètent ainsi – l’approbation de l’acte nezzarien de janvier 1992. Je viens d’inventer un mot : «nezzarien». Il figurera tôt ou tard dans le lexique. Il est déjà chanté «en Caire». Libre à Harbi de dire, et il le dira sans aucun doute : «Quelle belle solidarité de caste !» Je ne suis pas un proche de Nezzar. Pendant les évènements du 14 décembre 1967, qui m’ont valu les galères, il était d’un côté et j’étais ailleurs. Mais plus tard, lorsque l’Algérie s’est trouvée face aux périls, le sens de l’intérêt national a gommé les divergences et a rapproché les fils de l’ALN autour de l’ANP – leur œuvre commune – mobilisés, toutes générations confondues, pour l’Algérie. J’ai lu l’article de l’excellent Salah Guemriche paru dans le Quotidien d’Oran, le 14 juin 2012. Il avance, à propos de l’absurdité de certains destins, que «tout acte de vigilance citoyenne et toute critique d’un système passé maître en manipulation relève du devoir de tout intellectuel digne de ce nom…». Je souscris pleinement à la sentence et j’insiste, pour ma part, pour écarter toute équivoque, que l’intellectuel doit être à l’avant-garde pour défendre tout simplement l’Etat de droit. Harbi a le droit, et surtout le devoir, de faire campagne pour les droits de l’homme et du citoyen. J’ajoute, en plagiant un tantinet Guemriche (guillemets) : «Mais passer sans état d’âme du lynchage médiatique dont furent victimes d’autres Algériens» au statut de moraliste et de censeur, une fois qu’on a quitté le pouvoir, est assurément une étrange métamorphose. Le lecteur me pardonnera, avant de revenir aux sentiments que nourrissent à l’égard de l’armée algérienne certains intellectuels algériens, in céans ou auto-exilés, de vider d’abord les deux mandats de dépôt que m’a notifiés le procureur Harbi : Les trois coups d’Etat que j’aurais perpétrés et ma complicité dans la rétention des restes des chahids Amirouche et Si El Haoues. Trois coups d’Etat ? Question au docteur Bonatiro : le ridicule peut-il être mesuré à l’échelle de Richter et, si oui, à partir de quel degré peut-il tuer ? Puisque nous sommes dans le registre de l’ironie, autant l’effeuiller jusqu’au bout. Voyons cette variante : le premier coup d’Etat vous a donné le pouvoir, le deuxième vous a empêché de continuer d’en mal user et le troisième devait vous tirer de la mauvaise situation où vous vous êtes mis. Pourquoi donc me reprochez-vous ma charité ? La rétention des restes des deux martyrs ? Harbi tente d’imprimer un effet boomerang à mes révélations et essaye d’ouvrir une polémique malvenue, et surtout indécente, sur un sujet douloureux entre tous. Il en sera pour ses frais. Bic). Saïd Sadi a écrit un livre émouvant et très documenté sur la vie et le parcours patriotique de Amirouche. Saïd Sadi sait très bien qui était Ben Bella, ce qui se passait autour de Ben Bella et qui étaient les conseillers de Ben Bella. Il n’a pas voulu aller dans cette direction par honnêteté intellectuelle lors de ses investigations sur les tenants et les aboutissants de cette affaire. Pas de preuves ! La terrible tache noire de la séquestration des restes n’a pas encore livré tous ses secrets. Nourredine Aït Hamouda et Saïd Sadi savent qui étaient les militaires qui ont découvert les dépouilles, comment ils ont agi et quelles étaient leurs possibilités et leurs limites d’action. Sadi, quoi qu’il ait pu affirmer un jour, ne s’est jamais trompé de peuple.
    Le traumatisme originel
    Comment peut-on être aveugle quand on ne souffre pas de cécité ? Certains plateaux de télévision outre-Méditerranée ressemblent à des divans de psychanalystes. On découvre alors, au gré des étranges logomachies de la gent intellectualisée conviée pour légitimer les verdicts précieux assénés sur l’Algérie et les prédictions de l’inéluctable chaos qui l’attend, combien on peut être aveugle alors qu’on ne souffre pas de cécité. Question de vision. Les choses apparaissent déformées quand on les regarde à travers l’écran opaque d’une carte de séjour. Je sais, Harbi, au contraire des autres canassons (tiens, encore Nezzar) qui font partie de l’attelage, n’a pas besoin d’officier traitant ou de montrer «patte verte» pour obtenir droit de cité là où il le désire. Ses titres universitaires sont reconnus. La pathologie dont souffre Harbi est d’un autre ordre. Elle remonte à l’époque où il était resté sur le quai quelque part chez lui-même, en lui-même, en orbite autour de lui-même, emmailloté par les fils velus de l’araignée, celle qui se tapit toujours au bord du Rubicon quand il est en crue. Le carrefour des années 1950 était bien périlleux. Harbi a passé sous silence, dans Une vie debout, son grand silence au moment du grand appel. Il salivera toute sa vie sur les états de service de ses compagnons de lycée qui ont eu le courage d’aller au-delà du piémont, d’où ses jugements dévalorisants — c’est le moins qu’on puisse écrire — sur l’ALN. Il y a des non-accomplissements qui minent pour la vie, une vie. Ce sont de vrais traumatismes. Et le mal s’ajoutant au mal, Harbi croisa un jour le chemin du commandant Mendjeli. Avril 1960, l’homme de gauche était venu prêcher, sur la frontière Est, la révolution à ceux qui la faisaient. Son discours, sans points ni virgules, était un mélange de Abane : «Nécessité d’une organisation d’avant-garde liée aux combattants et au peuple et dirigeant le pays de l’intérieur», un peu de Fanon : «Coupure brutale entre les forces vives de la révolution...», et beaucoup de Pablo (alias Michel Raptis qui créa en 1944 le PCI, Parti communiste internationaliste) : «Lutte contre les tendances opportunistes…» Sa leçon fut comprise comme une tentative de tamisage des rangs de la révolution pour ménager les premiers rôles à ceux qui pensaient être les seuls à pouvoir «définir les mots d’ordre et à encadrer l’éducation politique». Les membres de l’état-major général ont remis à sa juste place l’aspirant maître à penser. Venir faire un cours de stratégie appliquée à ceux qui étaient confrontés au réel et qui connaissaient l’état des lieux de la révolution en ces débuts de l’année 1960 (reprise en main difficile de l’ALN après la disqualification du COM, développement des opérations Challe sur les wilayas combattantes, fermeture quasi hermétique des frontières, regroupement massif des populations et mobilisation sans précédent des lobbies ultras en Algérie) était un peu présomptueux. C’était toute la différence entre les faiseurs de révolution en éprouvette aseptisée de laboratoire et ceux qui étaient dans le chaudron en ébullition du terrain. Mendjeli, l’irascible commandant Mendjeli, au revers de la main douloureux, avait dû faire un gros effort pour contrôler les pulsions de sa dextre. Harbi a eu de la chance, l’ulcère de Si Ali était, ce jour-là, en période de somnolence. Dans les Archives de la Révolution algérienne (document n°89, page 410), Harbi donne une version arrangée de l’incident.
    La problématique de l’ANP
    Au lendemain de l’indépendance, l’armée échappait au contrôle total de Ben Bella et de son groupe. Houari Boumediène n’était pas convaincu par la politique du soi-disant «pouvoir des masses». C’était pour lui la feuille de vigne qui cachait les attributs impudiques du pouvoir personnel. Face aux réticences de l’opinion et aux oppositions déclarées de ceux qui l’ont aidé à défaire le GPRA, Ben Bella, conseillé par Harbi, imposa la création d’une milice populaire. Mise rapidement sur pied, elle commença à recruter et à recevoir, par bateaux entiers, des armes. Sa mission de gardienne de l’orthodoxie idéologique, telle que définie par Harbi, et de contre-poids militaire à l’ANP était évidente. On connaît la suite. Au cours de la décennie 1990, après son intervention pour briser la dynamique qui conduisait le pays à l’abîme, l’armée algérienne, accusée d’être «un corps conservateur, réactionnaire, prompt à user de violence pour protéger ses intérêts ou ceux des oligarchies dont elle est la garde prétorienne », est devenue l’obstacle qui fait barrage au «printemps » algérien, selon Saint Bernard. Les commanditaires cachés de la déstabilisation de l’ANP activèrent des relais qui se constituèrent en une redoutable coalition : institutions chrétiennes, ONG plus ou moins catholiques, personnalités emblématiques de l’intelligentsia française influencées par des analyses consciemment orientées d’une poignée d’intellectuels aigris et par la peinture de l’apocalypse algérienne racontée par de blanches et innocentes icônes de l’ex-FIS. Pourquoi interpeller les petites mains de la «régression féconde» et autres fariboles ? L’étal des bons apôtres, malgré le fardage et la criée, n’a pas connu d’affluence. Mais lorsqu’il s’agit d’un homme qui se revendique de grands principes et de grandes idées et qui affirme qu’il a toujours eu de l’ambition pour son pays, le mélange des genres est intolérable. Le palier annonciateur de l’escalier étroit, sombre et glissant est souvent bien éclairé. Harbi, tête de liste du parti du chaos algérien annoncé à chaque pleine lune, complice des compassions suspectes envers les tueurs, répercutant dans tous les Sant’Egidio de la planète les sommations à son pays qui ressemblent à des tirs à balles réelles. Vocations affichées et vacations acceptées, mues de mots et mutations de sens. Chemins chaotiques… Fiction ? Simple sujet de philo ? Non, drame pathétique des sorties ratées. Banal et triste destin algérien. Hélas !
    La ligne de démarcation
    L’armée algérienne a résisté. Nous avons résisté. J’écris le mot «nous» avec une intense émotion. Il y a huit jours, j’ai présidé les travaux du 3e congrès de l’Organisation nationale des retraités de l’ANP. Dans la salle, au gré des interruptions de séances, des groupes se formaient. Parfois, parvenait à mes oreilles un nom. Le nom d’un compagnon mort, assassiné par l’hydre infernale. La minute de silence observée avant l’ouverture, et dédiée aux morts de l’Algérie, est propice à l’émotion et à l’évocation. Des noms… Du général à l’homme de troupe. Tous les niveaux de la hiérarchie. Des morts par milliers. L’armée algérienne est restée debout. Lorsque Harbi interroge, provocateur : «Depuis quand une armée s’identifie à ses chefs avant de s’identifier à la nation ? S’agit-il d’une caste ou d’une institution au service du pays ?» se rend-il compte de la gravité de ses propos ? Vingt ans de résistance et de sacrifices sont réduits à un combat de mercenaires, mobilisés pour les intérêts de quelques parrains. Ce n’est pas Nezzar que Harbi vilipende, ce n’est pas la SM ou le DRS ou une quelconque police politique qu’il cible, Harbi s’attaque à l’ANP en tant qu’institution nationale, rejoignant ainsi les rangs de ceux qui, patiemment, insidieusement, par la sape sournoise de la défense des droits de l’homme, tentent de la découpler de notre peuple pour le réduire à merci. Pendant le fameux procès de Paris que Khaled Nezzar a intenté à ses détracteurs, Harbi est allé encore plus loin dans l’offense : «Tous les peuples du monde ont une armée. En Algérie, l’armée possède un peuple.» Après avoir proféré de telles énormités attentatoires à l’honneur de tous ceux qui ont porté un jour l’uniforme de l’ANP, Harbi peut encore venir commémorer des dates et parler d’histoire. Juste quelques petites précisions avant de revenir à mon sujet. J’ai fait partie du groupe de militaires qui après s’être opposés à la dictature de Ben Bella, se sont insurgés contre la dictature de Boumediène qui l’a remplacée. J’ai souffert des conséquences de mes choix. Je gagne ma vie à la sueur de mon front. Je ne défends aucun privilège et je ne roule pour personne. Je ne défends pas, sous un prétexte grandiloquent, le système qui prévaut en Algérie ou le régime actuel. Les jeunes Algériens ont suffisamment de discernement et de ressort pour imposer, tôt ou tard, les changements que le pays attend. La première pierre qu’ils devront polir et cimenter sera celle d’un véritable Etat de droit. Ils y parviendront s’ils savent imposer le changement sans remettre en cause la stabilité du pays. Aucune évolution positive ne sera menée à terme et rendue pérenne si la colonne vertébrale du pays – l’armée algérienne – est ébranlée. Or, c’est de cela justement dont il est question dans les diatribes récurrentes dont l’armée est l’objet. Dans un monde compliqué régi par la loi du plus fort, dans un contexte géopolitique local perturbé, au moment où des bouleversements inattendus risquent de se produire, l’armée algérienne demeure la garante de notre survie. Le consensus sur cette question est la ligne de démarcation qui sépare la zone d’occupation tenue par ses pourfendeurs, de la zone libre où se placent ceux qui ont une vision nationale des enjeux. Pour l’édification de ceux qui espèrent casser le lien qui existe entre l’ANP et le peuple algérien, il est peut-être utile de rappeler cette réalité : l’ANP n’est que la partie visible de la véritable armée algérienne. Je laisse à Harbi le soin de déchiffrer le sens de cette phrase. Un rappel pour l’aider : l’armée algérienne n’a pas été constituée selon le modèle qui a prévalu pour d’autres armées à travers le monde. Elle est née – immédiatement – multiple, le même jour, partout à travers l’immense territoire national. Chaque chaumière du pays profond lui a donné avec un de ses fils, un peu de sa substance. Ainsi elle a été, dès sa venue au monde, authentiquement populaire. Ainsi elle a pu tenir tête à une force qui avait la tradition de la chose militaire, l’expérience d’innombrables champs de bataille et une considérable puissance mécanique. Les conditions de sa venue au jour la marqueront à jamais. Après l’indépendance du pays, au-delà des conjonctures, des péripéties et des erreurs de celui qui a été à sa tête dans les années 1960 et 1970, elle a su préserver l’essentiel : demeurer populaire. Elle a pu le rester grâce au service national et à sa présence aux côtés du peuple dans les grandes épreuves : les tremblements de terre, les inondations, le terrorisme, les froids sibériens ou encore lorsqu’elle a veillé à ce que le dialogue s’instaure entre les Algériens au lieu d’imposer la solution «des bruits de bottes et des gradins des stades». Les Algériens ont de la mémoire. Tôt ou tard l’histoire, lorsqu’elle ne sera plus l’otage de Harbi et de ses amis, reparlera de ce qu’ont accompli dans la discrétion et la modestie ou le panache et la morgue, les hommes qui ont été immenses sur ces champs d’honneur. Leur Histoire, n’en doutons pas, aura les accents de l’épopée.