Va-t-on une fois de plus parler d’occasion historique ratée d’imposer un changement démocratique après l’échec de la manifestation du 19 février ?
S’il est vrai que le déploiement impressionnant des forces de sécurité a découragé beaucoup d’Algériens et d’Algériennes susceptibles de rejoindre et d’élargir le champ de la contestation, il est tout aussi vrai que les acteurs de la coordination nationale n’ont, en particulier certains d’entre- eux mus par des ambitions purement partisanes, ni la crédibilité ni l’autonomie de décision pour mobiliser de larges couches de la société.
On serait même tenté de voir dans la précipitation à organiser des marches à répétition les éléments d’une opération conçue par les services de renseignements pour désamorcer une contagion possible dans la foulée des événements de Tunisie et d’Egypte. Mettre en avant des sigles de nature à régionaliser la contestation et à provoquer la suspicion, n’est-il pas le meilleur moyen pour le DRS d’empêcher la jonction entre la contestation sociale et l’affirmation politique ?
Sans être atteint de paranoïa politique, de « complotite aigue » ou justifier un quelconque immobilisme, sous-estimer les capacités de manipulation et d’anticipation du DRS peut conduire à des erreurs politiques fatales.
La guerre contre le politique
Après avoir, sous couvert de la lutte antiterroriste, éradiqué tout embryon de vie politique, ne laissant s’exprimer que des appareils politiques intégrés au système rentier et bureaucratique, avec cet avantage de créer une illusion de vie institutionnelle pluraliste, le DRS est apparu aux yeux des états européens et de l’Amérique comme le principal organe stabilisateur du système et donc du pays, l’unique rempart à l’islamisme, au chaos et à la contagion terroriste.
Les confidences rapportées par un câble de Wikileaks suite à un échange entre un leader politique et le chef du DRS sont révélatrices de la stratégie qui consiste à mener une politique de la terre brulée pour marginaliser ou forcer à l’exil toutes les élites politiques forgées dans le combat démocratique et feindre s’offusquer de l’absence de forces démocratiques ou d’interlocuteurs crédibles ?
La guerre contre la société menée par le DRS depuis le coup d’état de janvier 1992, dont le prolongement de celle menée par le Malg puis la SM, visait à faire de la violence le principe structurant des rapports sociaux et bloquer ainsi tout processus d’autonomisation du politique. La culture de l’émeute sert précisément d’instrument non institutionnel ou non conventionnel de répression des luttes politique et sociales pacifiques.
La grosse supercherie : Le retrait de l’Armée !
Cette stratégie possède un double avantage, en particulier depuis l’intronisation de Bouteflika : d’une part redonner une cohésion interne à l’Armée et anticiper sur d’éventuelles fissures en raison des soupçons qui pèsent sur l’implication de certaines parties dans le détournement de deniers publics, des massacres de civils et autres assassinats politiques ; d’autre part offrir des garanties aux partenaires étrangers quant au retrait de l’armée de la gestion des affaires politiques en crédibilisant, par de multiples canaux, les affirmations d’un Bouteflika triomphant qui a réussi à « soumettre les généraux ». La finalité de cette conjoncturelle répartition des rôles étant de neutraliser les actions menées par des ONG sur l’exigence de vérité et de justice et de s’assurer d’une impunité, consacrés dans la charte pour la réconciliation nationale de Bouteflika.
Une répartition des rôles que Bouteflika et son entourage ont mis à profit pour s’assurer une liberté d’action et structurer autour de la présidence des clientèles politiques, économiques et sociales, réactivant les archaïsmes à l’image des Arouchs et des Zaouïas. La gigantesque manne financière, au lieu de servir le développement, est utilisée pour renforcer ce système clientéliste de prédation. La corruption, en raison de cette aisance financière, ne pouvait qu’atteindre des proportions inimaginables jusqu'à provoquer des réactions chez d’autres clans du régime, s’estimant exclus des circuits de corruption ou pas suffisamment intégrés.
Des luttes féroces pour le contrôle de la rente
La guerre des clans s’organise essentiellement autour du contrôle et de la répartition de la rente. Les enquêtes diligentées sur les malversations que connait Sonatrach témoignent de cette guerre sourde. Les émeutes de janvier qui, très vite, ont été contenues en cédant une part de la rente par l’annonce de mesures totalement incohérentes et démagogiques, n’obéissent à aucune rationalité économique.
Les événements en Tunisie ont vite mis entre parenthèse ces luttes internes. La crainte d’un « dérapage dans la société » et d’une insurrection populaire généralisée, que le contexte actuel peut favoriser, a probablement poussé le DRS à agir pour une « trêve interne », tout en prenant la précaution d’encourager ses traditionnels ou nouveaux relais politiques à s’emparer de la contestation pour l’affaiblir, à occuper les médias étrangers, à tenter de se refaire une virginité politique pour certains et pour d’autres se construire une image d’opposant, quitte à faire dans la surenchère et occuper le champ sémantique de l’opposition historique.
L’après-Bouteflika est ainsi différé pour éviter les risques d’un tsunami populaire qui risquerait de tout emporter. L’objectif étant de se donner le temps de réunir les conditions politiques d’un changement de façade tout en neutralisant les acteurs autonomes du changement radical et pacifique.
Un 11 décembre 1960 pour réparer l’injustice historique?
Ce climat de confusion organisé rend l’action des acteurs autonomes, à l’intérieur comme à l’extérieur de la coordination, difficile, voire compliquée. A l’évidence le-ras-le bol généralisé, le divorce irrémédiable entre le pouvoir et la société, les injustices criantes créent des conditions objectives à l’enclenchement de dynamiques populaires porteuses de changement radical.
Un parti comme le FFS conserve un capital de sympathie significatif qui peut lui permettre de jouer un rôle d’aiguillon et de locomotive politique de l’alternative démocratique. Si la direction actuelle a raison de faire preuve de vigilance politique pour ne pas se laisser entraîner dans des dynamiques d’appareils et des stratégies de recomposition autoritaire du « champ politique », elle se doit en revanche de s’ouvrir sans tarder à la société et aux acteurs et militants autonomes qui ont refusé de marchander leur autonomie ou de la troquer contre une notoriété illusoire et provisoire. L’idée d’assises ou de congrès de l’opposition peut offrir une perspective politique intéressante.
Car ni les manœuvres des laboratoires, ni les diversions criminelles et ni les gesticulations sans lendemain des pseudo-opposants ne stopperont un inéluctable 11 décembre 1960 qui mettra fin à un ordre autoritaro-maffieux qui n’a rien à envier à l’ancien ordre colonial.
*Samir Bouakouir est ancien dirigeant du FFS et membre du CALD (Collectif Algérien pour la liberté et la démocratie)