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la réalité

  • Des espoirs fous à la réalité sordide

    5 JUILLET 1962 5 JUILLET 2012

    Par Zoubir Souisi
    Ah l’indépendance ! Ah le 5 Juillet 1962 ! Quelle époque mes aïeux ! Ceux qui, comme nous, ont vécu pleinement cet évènement fantastique en ont gardé un souvenir impérissable. Pour le peuple, ce fut la fin du long, très long cauchemar colonial, de la domination avec tout ce qu’elle véhiculât comme atteintes à la dignité humaine, du racisme et de la haine. Toutes ces raisons firent que l’allégresse spontanée, la joie incommensurable, donnèrent une dimension extraordinaire à la fête.
    Celle-ci dura plusieurs jours à travers tout le pays. Dans nos villes et nos villages, les populations donnèrent libre cours à leur enthousiasme souvent démesuré. On chantait à tue-tête, on dansait jusqu’à la limite de la résistance humaine et on réapprit à rire à gorge déployée, après des décennies marquées par la tristesse et le chagrin, les souffrances et le deuil. On revivait enfin car le rêve caressé par les dizaines de générations, le rêve de la liberté retrouvée, s’était enfin réalisé. Puis, il fallut bien revenir à la réalité et faire l’état des lieux après sept ans et demi d’une guerre totale menée par l’armée coloniale contre le peuple algérien. De fait, le pays était ravagé, détruit, démoli en profondeur. La reconstruction semblait titanesque, mais on avait la foi, cette foi qui déplace les montagnes. N’avait-on pas fait plier une des plus grandes puissances mondiales et l’amener à donner suite aux justes revendications des Algériens ? Il avait fallu bien sûr payer le prix fort pour arriver à ce résultat : plusieurs centaines de milliers de morts, autant de blessés et de handicapés à vie. Durant les cent trente-deux années d’occupation coloniale, le peuple algérien avait constamment fait preuve de courage et de pugnacité. C’est avec le même état d’esprit qu’il voulut entreprendre la reconstruction du pays. Mais la détermination seule ne peut suffire. Des obstacles sérieux se mettront en travers de sa route, mus par ceux-là mêmes qui devaient présider aux destinées du pays. La Révolution algérienne qui fut à l’origine de la décolonisation du continent africain, avait pourtant engendré un état d’esprit fondé sur des règles éthiques rigoureuses et des comportements exemplaires. Le courage et la détermination des patriotes et des moudjahidine faisaient l’admiration du monde entier. Ce qui valut à la Révolution algérienne de larges soutiens y compris dans plusieurs pays occidentaux. Le combat des femmes algériennes en particulier suscita un large mouvement de sympathie et de solidarité agissante. Les hauts faits d’armes, l’esprit de sacrifice et l’abnégation des patriotes d’alors étaient loués sous toutes les latitudes. Dans la longue liste des exploits réalisés par les combattants de la liberté, on doit citer l’action de la fédération de France du FLN qui porta la lutte sur le terrain même de la puissance coloniale, les footballeurs de l’équipe du FLN qui délaissèrent des carrières avantageuses dans les clubs professionnels pour porter les couleurs et la bonne parole de l’Algérie combattante, la diplomatie militante à qui était dévolue la tâche de battre en brèche les positions de la France coloniale. Dans les cénacles internationaux, à l’ONU notamment, les représentants algériens déployèrent des efforts sans précédent pour rallier le maximum de pays à la cause de l’Algérie combattante. Bref, la grande Révolution algérienne fut l’exemple parmi les exemples. Qu’en est-il cinquante années après ? L’Algérie indépendante depuis un demi-siècle est-elle conforme à la vision et aux espoirs des illustres martyrs qui se sont sacrifiés pour elle. Les Ben M’hidi, Abane, Zighoud Youcef, Amirouche, Benboulaïd, Didouche, etc. ou encore Boudiaf le martyr contemporain, seraient-ils fiers de l’Algérie d’aujourd’hui ? Que nenni. Le capital admiration et sympathie a commencé à s’effriter à la veille de l’indépendance à cause des luttes intestines pour le pouvoir qui commencèrent avant même le départ des occupants. Le tristement célèbre congrès de Tripoli, surnommé à juste titre le «congrès des dupes», en fut l’illustration parfaite. Finis les grands principes, fini l’état d’esprit empreint de sacrifice et de détermination et place à la lutte pour la maîtrise du pouvoir qui frisera la guerre civile au lendemain de l’indépendance. Très jeunes gens en juillet 1962, nous étions fiers de notre pays, de sa Révolution et nous avions des espoirs fous quant à son avenir. Une Révolution prestigieuse comme la nôtre ne pouvait qu’enfanter un pays ouvert sur le progrès. L’Algérie combattante fut un exemple, celle de l’indépendance ne pouvait que confirmer cette tendance. Ce ne fut pas le cas. Bien au contraire, le chemin accompli en cinquante années est à contre-sens des grands idéaux de liberté et de justice qui avaient guidé les moudjahidine. De complots en coups tordus, le système s’est transformé en dictature tantôt pure et dure, tantôt plus soft. En cinquante ans, le pays est passé de la révolution socialiste émaillée comme il se doit par les pénuries et la mal-vie chère aux «démocraties populaires», au libéralisme sauvage pour aboutir enfin à l’anarchie et au bazar, en subissant une guerre civile impitoyable. Un demi-siècle après l’indépendance, le pétrole reste l’unique source de revenus pour le pays et surtout pour ses «heureux » dirigeants. Livré à la corruption et aux rapines en tout genre, il offre l’image d’une entité déstructurée où la vie est pour le moins pénible. Dans l’Algérie contemporaine, il devient de plus en plus difficile de se soigner, de voyager ou d’inscrire ses enfants dans les circuits scolaires. En juillet 1962, tous les espoirs quant à une vie digne étaient permis, aujourd’hui c’est la réalité dans toute sa plénitude ; une réalité amère, voire sordide.
    Z. S.

  • Suicide : le sensationnel et la réalité

    Le phénomène est décrypté par un spécialiste

     

    Par : Mahmoud BOUDARENE (*)

    Des enfants viennent de se suicider dans notre pays. Un événement qui a jeté l’émoi dans la population et relancé le débat sur le suicide. Un phénomène qui serait en augmentation constante en Algérie. Depuis plusieurs années, les médias en font état de façon récurrente sans qu’un diagnostic sérieux de la situation soit fait.

    Pour autant, les pouvoirs publics ne semblent pas préoccupés par l’inquiétude croissante des citoyens. Ainsi, ce qui aurait été, en d’autres circonstances, un fait divers ordinaire – quand bien même le passage à l’acte suicidaire serait toujours tragique – est devenu par le fait d’une information soutenue un fléau social menaçant. Le suicide est naturellement relié par le journaliste aux nombreux problèmes sociaux auxquels sont confrontés les citoyens, le désir de ce dernier étant d’attirer l’attention des pouvoirs publics sur la dégradation des conditions de vie des familles. Le battage médiatique autour de ce phénomène participe d’une bonne intention, c’est pourquoi il est utile et nécessaire.
    Faut-il rappeler, en effet, que l’Algérie traverse actuellement une crise sociopolitique d’une rare gravité. La pauvreté s’est installée dans les foyers. Le chômage, notamment celui des jeunes, a atteint des proportions inquiétantes et les inégalités sociales sont flagrantes. Le passage à l’acte suicidaire ne peut, toutefois, être exclusivement réduit au désarroi et à la détresse générés par des problèmes de la vie. Une vulnérabilité particulière et/ou des troubles psychiques sous-jacents constituent, dans la grande majorité des cas, des éléments déterminants dans l’émergence de l’idée suicidaire et du passage à l’acte fatal. La médiatisation poussée du suicide dans notre pays a été à l’origine de l’organisation de nombreuses rencontres autour de ce sujet. Ce qui devait être, en soi, une bonne chose a, par un effet pervers incompréhensible, accentué la cacophonie ambiante et amplifié la guerre des chiffres. Loin de rassurer, ces séminaires ont donné lieu à des articles de journaux de plus en plus confus et de plus en plus alarmants. Les annonces, souvent en première page, ont rivalisé de vocabulaire, et chaque rédaction s’est ingéniée à trouver la formule appropriée pour verser dans un sensationnel encore plus inquiétant. Il n’est pas dans mon intention d’accabler le journaliste et de voir dans son travail d’information un quelconque motif de culpabilité. Le rôle de ce dernier étant, avant toute chose, d’informer.
    Cependant, il doit savoir que le fait de scruter et de comptabiliser les chiffres ne signifie en aucun cas augmentation du nombre de suicides. Il doit avoir le contrôle sur le message qu’il veut véhiculer, faute de quoi, il peut susciter chez son lectorat des réactions inattendues et néfastes. Faut-il alors interdire, ou tout au moins réglementer l’information en matière de suicide ? Une question qui mérite, sans doute, d’être posée. L’Organisation mondiale de la santé (OMS) a donné des directives. Elles sont présentées sous forme d’une brochure destinée aux rédacteurs d’articles qui parlent de suicide. Voici ce qui ne doit pas, selon ces recommandations, être fait :
    1 - Ne pas publier de photos ou de lettres de suicidés ; 2 - ne pas donner des détails précis sur la méthode employée ; 3 - ne pas donner de raisons simplistes ; 4 - ne pas glorifier ou faire du sensationnalisme à propos d’un suicide ; 5 - ne pas utiliser de stéréotypes religieux ou culturels ; 6 - ne pas répartir le blâme. La presse algérienne, chacun a dû s’en apercevoir, ne tient pas compte de ces directives. Que prévoit, à ce sujet, la législation de notre pays ?

    Quelle est la réalité  du suicide en Algérie ?
    Des chiffres sont avancés. Ceux-ci ne sont pas officiels et sont de ce fait non exploitables à des fins de diagnostic sérieux de la situation. Malgré les nombreux articles de journaux faisant état de l’augmentation du nombre de suicides et la multiplication de séminaires autour du sujet, aucune enquête nationale n’a été ordonnée. Le désintérêt des pouvoirs publics pour le phénomène est manifeste. Les raisons du silence de l’état demeurent obscures.
    D’aucuns affirment que le tabou concernant le suicide paralyse toute initiative des services concernés. Ceux qui traitent directement du problème (gendarmerie, police et protection civile) ne disposent pas des informations indispensables à une photographie précise de la situation. Les ministères concernés, quant à eux, ne sont pas bavards à ce sujet, quoique la prévalence nationale moyenne “officieusement” évoquée par leurs services soit de 2 à 4 suicides pour 100 000 habitants. Un taux pourtant en deçà de la réalité. Un suicide survient toutes les 40 secondes dans le monde et une tentative de suicide toutes les trois secondes. Un million de personnes y laissent la vie. La prévalence mondiale moyenne est de 16 pour 100 000 habitants. 4 à 5 fois celle officieusement avancée pour notre pays. Un taux qui ira en augmentant puisqu’il est prévu, dans le monde, un million et demi de décès par suicide en 2020. Les taux les plus élevés sont en Europe du Nord où la prévalence dépasse dans la majorité des pays la moyenne mondiale (au-dessus de 16/100 000). Les pays de l’ancienne URSS sont les plus touchés par ce phénomène avec une prévalence qui varie de 35 à 40 pour cent mille habitants. Les taux les plus faibles se trouvent au sud de ce continent (Espagne, Italie, Grèce) avec des chiffres variant entre 6 et 13/100 000. Il en est de même pour les pays d’Amérique latine. Comme pour l’Algérie, nos voisins marocains et tunisiens n’ont pas de statistiques officielles. La prévalence dans ces pays serait également de 2 à 4 suicides pour 100 000 habitants.
    Les statistiques des pays développés sont officielles et publiques. Même si elles ne sont pas tout à fait exactes, elles ont le mérite d’exister et de servir de base de réflexion aux pouvoirs publics des pays qui les possèdent. Les raisons invoquées concernant les erreurs statistiques sont notamment la dissimulation du suicide par les familles et son camouflage en accident ou en mort naturelle. La dissimulation est le fait de familles et communautés conservatrices chez lesquelles l’interdit religieux rythme la vie quotidienne. Une donnée valable en Algérie où le poids des traditions et de la religion est très important.

    Pourquoi se suicide-t-on ?
    Tenter d’attribuer un sens et une signification au passage à l’acte suicidaire est vain car “chaque suicide est unique en son genre”. La seule vérité partagée est que “le suicidé avait mal dans sa vie et que, à sa souffrance morale, il a préféré la mort”. Une souffrance souvent oubliée. La bonne raison pour se suicider est la raison compréhensible au regard de l’autre ; la raison qui autorise, valide ( ?) socialement le passage à l’acte et qui renforce l’idée que le sujet n’avait pas d’autre choix. Si le passage à l’acte suicidaire est une affaire privée, il n’engage pas moins le groupe social dans son organisation et ses mécanismes régulateurs. Le suicide met toujours en lumière le déséquilibre et le dysfonctionnement de la communauté.
    C’est pour cela qu’il est aussi un problème de société et qu’il interpelle la conscience de chacun. L’interprétation que l’on donne à cet acte et la compréhension que l’on peut en avoir sont nécessairement colorées par les croyances et les convictions religieuses ; comme elles passent naturellement au travers du prisme déformant des considérations philosophiques, politiques, etc., qui structurent les certitudes de chacun. Si la mission de médecin interdit, dans l’exercice médical, ce travers, tout un chacun est libre de forger, en tenant compte de ces considérations, son opinion sur le suicide et le suicidé. Toutes les religions interdisent le meurtre de soi. “Dieu a donné la vie, Lui seul peut la reprendre.” C’est pourquoi, la destination du suicidé est l’enfer et pourquoi dans les pays musulmans le passage à l’acte suicidaire s’y produit moins souvent… du moins a priori. Dans tous les cas, le suicide est socialement moins visible dans ces pays car, quand il se produit, il est tu par les familles qui y sont frappées. En commettant cet acte, le suicidé jette la honte sur les siens. Toutes les religions taisent le suicide. C’est pour cette raison qu’il n’est pas toujours aisé pour les pouvoirs publics, quand ils en ont la volonté, de prendre connaissance des cas de décès et d’en faire la comptabilité.
    Des propos moralisateurs, drapés des oripeaux de l’inquisition, ont essayé de polluer, dans notre pays, le débat concernant le problème du suicide. Les uns et les autres ont voulu impliquer la religion dans l’origine de la crise psychologique qui amène le sujet à cet acte ultime. La comptabilité morbide égrenée par les médias concernant notamment le suicide en Kabylie a amené des acteurs de la vie politique nationale à interpréter celui-ci (le suicide) comme le résultat d’une carence de la foi dans cette région du pays. Une manipulation du suicide qui confirme, s’il en est, son caractère social. Le suicidé est dépossédé de son acte en tant qu’initiative individuelle pour devenir un acte qui engage toute la collectivité. Il s’agit là, bien sûr, des effets pervers d’une trop grande médiatisation du suicide. C’est ainsi que nous avons eu à entendre que le passage à l’acte suicidaire est le fait de sujets agnostiques, athées, communistes, alcooliques, évangélisés et que sais-je encore ?
    L’anathème est jeté. Des jugements de valeurs et des propos infâmants ont été ainsi proférés à l’encontre des suicidés mais aussi à l’endroit des régions où une supposée augmentation du meurtre de soi est constatée. Ceci est bien sûr inacceptable. Il est injuste d’opposer au tragique problème du suicide l’opprobre et d’ajouter, à la souffrance des sujets, la condamnation.
    Cela est d’autant plus déplorable quand opprobre et condamnation s’habillent de la responsabilité politique pour jeter le doute sur la moralité du sujet qui met fin à ses jours. Cela jette, à titre posthume, le discrédit sur une victime dont le désespoir est disqualifié au profit d’une prétendue perversion de ses mœurs.