Les initiatives américaines et européennes ont été conçues pour les Arabes en dehors des Arabes et en grande partie contre leurs intérêts.
Depuis la Nahda («renaissance»), un mouvement moderniste né au XIXe siècle, au moment où l’Empire ottoman amorçait son déclin, en passant par le panarabisme, les pays arabo-musulmans, dominés par l’Occident, naviguent à vue, dans l’incapacité de choisir un modèle social conforme à l’évolution du monde et leur donnant les moyens de leur émancipation et de leur développement pour entrer dans la modernité sans perdre leur spécificité: un exercice difficile, mais possible et nécessaire.
Le résultat de ces ratés de l’histoire est dû au fait que ces pays arabes vivent une dualité, identité et modernité, qu’ils doivent impérativement maîtriser. Ils peuvent le faire sans perdre leur âme. Il doivent le faire car ils ne peuvent rester en marge de la marche du monde. Les peuples l’ont compris, les dirigeants ne donnent pas cette impression.
Il est incontestable que ce qui se passe actuellement dans certains pays comme la Tunisie ou l’Egypte procède d’une véritable aspiration des peuples à la dignité et à la liberté, afin que chaque individu puisse vivre pleinement sa citoyenneté et développer sans entraves son génie ou ses dons au service de la communauté. Peut-on dire, pour autant, que ceci est le début de la marche des pays arabes vers la modernité? Il est prématuré de répondre à cette question. Outre que ces pays ont une dualité à maîtriser - identité et modernité -, ils rencontrent des obstacles qui entravent leurs aspirations: Palestine occupée, Irak menacé de division, Soudan divisé, Afghanistan, Iran, terrorisme, embargos déclarés ou non, menaces, sans oublier les régimes despotiques entretenus par l’Occident pour garantir ses intérêts.
On peut ajouter le comportement arrogant de l’Occident qui a pris la fâcheuse habitude - devenue une seconde nature - de décider pour et à la place des pays arabes qu’il fait semblant de consulter. C’est ainsi que les néo-conservateurs américains ont décidé de démocratiser l’espace arabo-musulman par le fer et le feu sous prétexte de lutter contre le terrorisme et les armes de destruction massive. La Middle East Partnership Initiative (Mepi) ou Initiative du Partenariat pour le Moyen-Orient, annoncée le 12 décembre 2002 par le Département d’Etat fut approfondie par la Great Middle East Initiative (Gmei) connue aussi sous le sigle GMO ou Grand Moyen-Orient, annoncée par Bush le 26 février 2003, juste avant la 2e guerre d’Irak et confirmée en mai 2003, juste après l’occupation de l’Irak. Elle concerne un espace arabo-musulman allant de l’Atlantique à l’Asie centrale. On connaît l’échec cuisant de ces initiatives et leurs conséquences désastreuses sur la paix et la sécurité des peuples concernés.
L’Europe n’est pas restée inactive et a été aussi de sa potion magique. Devançant même les Etats-Unis. Elle a mis en place, successivement, deux instruments en direction de la rive Sud de la Méditerranée:
Le Processus de Barcelone lancé en 1995, fut un échec pour de multiples raisons: tendance de l’Europe à traiter ses partenaires du sud de la Méditerranée en mineurs ou même en supplétifs pour servir ses seuls intérêts: lutte contre l’immigration illégale et le terrorisme, aménagement d’un grand marché pour ses produits, garantie de ses approvisionnements énergétiques. Il y avait aussi la volonté de contrôler politiquement une région proche et donc importante pour sa sécurité, sans se soucier des intérêts de ladite région. Devant tant d’égoïsme, le Processus a fini par se fracasser sur l’écueil palestinien. Dix ans après son lancement, son enterrement a eu lieu à l’occasion d’un sommet boycotté par tous les chefs d’Etat arabes.
Des initiatives conçues pour les Arabes sans les Arabes
L’Union pour la Méditerranée, lancée par Sarkozy en pleine campagne électorale, dans l’improvisation - un trait qui caractérise depuis la diplomatie française -, n’a fait illusion qu’aux yeux de ses concepteurs et s’est vite transformée en véritable fiasco. Souffrant des mêmes tares que le Processus de Barcelone, cette initiative comportait un agenda non acceptable pour les Arabes - l’intégration sans frais d’Israël dans le giron régional -, et non acceptable aussi pour la Turquie - un succédané à son intégration dans l’Europe, une demande qui dure depuis une quarantaine d’années -.
Les initiatives américaines et européennes ont été conçues pour les Arabes en dehors des Arabes et en grande partie contre leurs intérêts. Ils l’ont été en faisant fi des peuples car l’Occident s’est endormi dans le confort que lui procuraient des autocrates dociles car lui devant leur maintien au pouvoir. Dociles et âgés: le tandem qui conduisait la Ligue arabe, jusqu’à la révolution de la place Tahrir, était composé de Hosni Moubarak (82 ans) et Abdallah ben Abdelaziz Al Saoud (86 ans). L’âge moyen des principaux dirigeants arabes déjà évincés ou menacés tourne autour de 78 ans. Par comparaison, on est dans une moyenne de 50 ans dans les pays occidentaux. Ajoutons l’usure du pouvoir pour certains: à Bahreïn, la famille des Khalifat règne depuis 230 ans et le Premier ministre, oncle du roi, est au pouvoir depuis 42 ans, El Gueddafi depuis 42 ans, Ali Abdallah Saleh a dépassé les 30 ans et Moubarak et Ben Ali les 20 ans. Par comparaison encore, les dirigeants occidentaux et pas seulement, ont une duré de vie de plus en plus courte.
Les événements qui ont eu lieu ces derniers mois, notamment en Tunisie et en Egypte, n’étaient pas considérés comme inéluctables et n’avaient été prédits par aucune source gouvernementale ou non-gouvernementale bien que les éléments objectifs communs à tous les pays invitaient à un bousculement de l’ordre établi: les jeunes sont largement majoritaires, plus éduqués que l’ancienne génération, plus tournés vers l’avenir, la modernité et l’extérieur, ils sont les plus frappés par le chômage, les plus marginalisés, ne sont pas consultés, s’estiment exclus; les changements sociaux induits par l’éclatement de la famille et donc la cassure de la cohésion sociale; la globalisation a transformé le monde en village planétaire grâce aux développements des technologies de l’information et de la communication (chaînes satellitaires, Internet et réseaux sociaux); la censure, mal supportée, est devenue inopérante; amélioration du niveau de vie, élargissement des élites grâce à l’instruction entraînant l’aspiration à plus de liberté et de démocratie, plus de liberté d’expression, un plus grand droit de regard sur l’emploi des deniers du pays (corruption), ce qui heurte de front l’autoritarisme de certains régimes; beaucoup de pays subissent la menace terroriste et leurs régimes se présentent comme des remparts contre l’islamisme politique, y puisant une nouvelle légitimité aux yeux de l’Occident.
Après une révolution, un nouveau pouvoir
D’autres éléments sont propres à chaque pays: La Tunisie, atelier de l’Europe, souffre depuis deux ans d’une crise économique qui a rendu insupportable et mis à nu le comportement de certains milieux corrompus liés au pouvoir. L’armée a gardé sa neutralité ce qui lui permet aujourd’hui d’être la gardienne de la transition en cours dont l’issue reste encore largement incertaine.
En Egypte, le clan Moubarak n’a rien à envier à celui de Ben Ali. L’armée, en tant qu’institution, est largement impliquée dans la sphère économique. Elle a toujours constitué l’assise du système depuis la révolution des officiers libres en 1952. Elle a fait trois guerres (1956, 1967, 1974). Elle a gardé la confiance du peuple, ce qui lui permet aujourd’hui de conduire la transition, un exercice à haut risque. La Libye est un non-Etat: pas de Constitution, pas de codification des institutions, division du pays en tribus, marginalisation de l’armée au profit des bataillons de sécurité commandés par les enfants d’El Gueddafi. Le Yémen est en proie à la violence terroriste, aux affrontements dans le Nord entre les troupes gouvernementales et les rebelles Zaydistes qui veulent rétablir le régime monarchiste aboli en 1962 et à la cassure Nord-Sud non encore résorbée depuis les années 1980. Ce pays est devenu un terrain d’affrontement entre l’Iran qui soutient les Zaydites, et l’Arabie Saoudite.
Donc, aux côtés d’éléments communs, il y a des éléments contingents qui diffèrent d’un pays à un autre et qui sont déterminants dans le déclenchement des soulèvements populaires. C’est pourquoi, l’effet domino tant ressassé par les «experts», n’est pas une fatalité. Par contre, les changements politiques sont inévitables. Selon les pays, ils prendront la forme de révolutions (changements radicaux) ou de réformes intervenant à plus ou moins long terme.
L’Histoire nous enseigne qu’une révolution commence par le renversement brutal du régime en place. Ce faisant, elle, crée un vide qui met un temps plus ou moins long pour être comblé. Comme un tremblement de terre, une révolution est suivie de répliques plus ou moins fortes qui peuvent aussi être dévastatrices. Sans vouloir comparer, rappelons trois précédentes révolutions:
La Révolution française de 1789 fut une alternance de troubles internes et de guerres jusqu’à la proclamation de la 2e République en 1870. La Révolution bolchévique de 1917 fut suivie d’une guerre civile et de purges qui marquèrent des générations. La Révolution iranienne de 1979 eut aussi son lot d’atrocités et continue de «manger ses hommes» à ce jour. Après une révolution, la nature du nouveau pouvoir ne peut pas être prévue ou garantie. C’est pourquoi, l’issue des bouleversements en cours dans certains pays arabes est incertaine. La Tunisie et l’Egypte sont encore au tout début d’un processus qui sera long et hasardeux. Il pourrait déboucher sur un système démocratique et constituer l’amorce d’un printemps démocratique dans l’espace arabo-musulman, comme il pourrait accoucher d’un autre système autoritaire ou même totalitaire. Quant à Libye, elle pourrait éclater en deux ou trois Etats, après une guerre civile meurtrière et destructrice: Cyrénaïque à l’est, Tripolitaine au nord-est et Fezzan au sud-est. La division tribale de la société libyenne accrédite cette thèse. La répartition des richesses pétrolières qui aiguise les appétits aussi.
(*) Ancien diplomate
Hocine MEGHLAOUI (*)