Par Badr’Eddine Mili (*)
Comme le disait Jean-Luc Godard, je savais deux ou trois choses de vous et cela ne m’indisposait pas, outre mesure, car je préférais limiter ma science de vous à ce minima, par respect à ma profession de foi écologique. Je vous savais procureur haineux et propagandiste pro-sioniste, le propos excessif, volontairement provocateur, soigneux de votre image médiatique jusqu’aux extrêmes limites de la stagflation narcissique. Jusqu’ici, rien qui ne soit coutumier de vos coquetteries de star de l’idéologie à deux vitesses, vous faisiez du théâtre à qui voulait bien le suivre. Mais là, avec les déclarations insultantes dont vous avez accompagné vos prestations sur les plateaux des chaînes de télévision françaises en présentant, la semaine dernière, votre dernier ouvrage La guerre … sans l’aimer, vous avez franchi toutes les frontières et toutes les bornes de l’indécence et de la flagornerie.
Excusez-moi, alors, de ne pouvoir demeurer impassible, en tant qu’intellectuel algérien porteur de valeurs nationales et universelles, profondément humaines, face à ce déluge de contrevérités, de contradictions et d’affirmations péremptoires et de m’indigner, avec force, contre le bellicisme arrogant dont vous vous faites le heraut, en troquant votre costume de philosophe de salon contre celui de philosophe guerrier, «embedded» volontaire. Dès le départ, vous prenez la précaution – en l’occurrence bien peu courageuse – d’invoquer l’aura morale de Malaparte qui fut d’abord fasciste, puis anti-allemand, enfin communiste et de Malraux, en rappelant que vous aviez quémandé la caution de l’auteur de La condition humaine, en lui écrivant, avant de partir, il y a quarante ans, au Bengladesh, votre première mission commandée en terre d’Islam. Toutefois, vous feignez d’ignorer qu’André Malraux a été rejoindre le combat d’autres clercs, comme lui, celui de Pablo Picasso et de Féderico Garcia Lorca contre le fascisme franquiste, non pas à bord de porte-avions d’armées régulières, mais dans des «Brigades internationales», sommairement équipées, seulement soucieux de ne pas trahir leur credo de liberté et de progrès, dans la même posture que celle qu’emprunteront plus tard «les justes», les anti-colonialistes, les philosophes engagés qui avaient pour nom Jean Paul Sartre, Jean-Pierre Vidal Naquet, Merleau Ponty, Curiel, Georges Montaron, Hubert Beuve Mery, André Mandouze, «les 121» et plus près de nous, Régis Debray, le compagnon de Ché Guevara, parti soutenir les «Focos» révolutionnaires de l’Amérique latine brimée. Il est, du reste, bizarre que les champs de vos batailles de prédilection soient, par un curieux hasard du destin et de la géographie, situés uniquement en terre d’Islam, Bengladesh, Bosnie-Herzégovine, Afghanistan, Irak, Libye, et Dieu sait quelle autre prochaine destination. En faisant mine d’emboîter le pas à ces grandes consciences vous peinez à chausser des pointures bien plus grandes que la vôtre. Eux n’avaient jamais mesuré leur engagement à deux aunes, ne s’étaient jamais réclamés de deux nationalités, n’avaient jamais téléphoné, au préalable, à Netanyahou, Lieberman et Barack pour obtenir leur verbatim, le feu vert qui vous permettait – à vous – d’embarquer, à l’aise, sur les bâtiments en partance pour «la Cyrénaïque, la Tripolitaine et le Fezzan» ; là où vous dites avoir été rattrapé par les fantômes de vos aïeuls «l’un, berger aux racines algériennes », mort quelque part dans le désert, dans des circonstances que vous vous gardez bien d’élucider, et l’autre – votre père – qui «s’était distingué à Monte Cassino» et qui se serait retrouvé à Tobrouk – dans quelle armée ? celle de l’Anglais Montgomery, la seule à avoir bouté hors de Libye la Wehrmacht de Rommel, «le renard du désert» ? et sur les traces desquels vous cherchez à jouer les «héros», dans une guerre que vous faites par procuration, avec – vantez-vous – pour seul uniforme votre complet noir et votre chemise blanche entouré, quelque part entre le Djebel Nafoussa et Misrata, sur les photos que vous exhibez comme butin, par des gens fâchés avec le rasoir. Dans le large éventail des sensibilités intellectuelles françaises qui va de Péguy à d’Ormesson et d’Aragon à Onfray auxquels la France de l’honneur, de la Résistance et des libertés doit beaucoup, vous occupez avec Finkelkrault, Gluksman, Houelbecq et Zemmour, la peu reluisante place des aigris qui défendent bec et ongles «la grandeur» de la France, non pas la vraie, celle conquise dans les batailles pour la science et le progrès, mais la fausse, celle arrachée, sans gloire, dans les guerres injustes imposées aux peuples colonisés et achevées dans la déconfiture et la débâcle de Diên Biên Phu et de l’Algérie. Des défaites historiques que vous entendez faire oublier en les dissolvant dans les aventures auxquelles vous vous associez, ici et là, dans le monde musulman, à la suite d’un Bernard Kouchner et d’un Wolfowitz, les égéries intégristes de George W. Bush et de Dick Cheney, responsables de la mort d’un million six cent mille Irakiens depuis dix ans. Des défaites sur lesquelles vous voulez prendre une revanche en applaudissant au transfert des cendres de Bigeard au Panthéon et à la commémoration de toutes les guerres, le 11 novembre, promise par les plus hautes autorités de l’Etat français. Que n’eussiez-vous pas montré autant d’entrain, comme Avraham «Abie» Nathan, naguère, en montant à bord des bateaux de la solidarité et de la paix partant au secours d’une Ghaza mortellement blessée, et de dire, en toute justice, que le peuple palestinien est un peuple en danger de perdition et de désagrégation à cause des voies de fait du blocus et de la famine décrétés par l’Etat israélien. Au lieu et place de ce que tout homme intègre eût pu espérer d’un philosophe qui se réclame de la sagesse des Anciens Grecs, vous vous employez à enrichir le droit international en parrainant deux notions hallucinantes :
- Premièrement, les opprimés et les victimes, dites-vous, n’ont pas tous les droits, lisez : pas le droit de se défendre ou de résister, les armes à la main.
- Deuxièmement «l’espace n’est plus le terme de l’espèce», autrement dit le droit n’est plus défini par les frontières puisque, selon votre logique, seul le sujet, l’individu et ses libertés comptent et l’espace et les frontières ne sont plus une fatalité, les classes de Marx, les races de Gobineau et les structures de Lévi-Strauss ont été condamnées par l’Histoire, et pourquoi pas prochainement les Nations aussi ; une nouvelle théorie qui ouvre les portes à toutes sortes de prédations. Nous, on veut bien, à la limite, pour «suivre le menteur jusqu’au pas de sa porte», comme dit l’adage algérien, à la condition que cette doctrine «mondialiste » soit valable aussi pour Israël.
Pourquoi alors, toute honte bue, vous fabriquez, de toutes pièces, une exception à votre règle absurde : Israël doit être reconnu dans des frontières sûres et garanties en tant qu’Etat théocratique, avec pour capitale Jérusalem ? Vérité en deçà, mensonge au-delà ? Qui pourrait, après cela, porter un quelconque crédit à des élucubrations dont il ne faut, cependant, pas se gausser, naïvement, car elles vous sont soufflées par vos sponsors qui vous chargent de leur apprêter un habillage philosophique qui fasse moderne et de les couler dans une morale la vôtre – celle du plus fort – qui sauverait les apparences et servirait désormais de socle à un droit d’ingérence et d’intervention politiquement et doctrinalement consacré. En professant de telles outrances : fin sélective des frontières et de la souveraineté des Etats (comme ce fut le cas, en avril dernier, en Côte d’Ivoire), transformation du vieux «droit d’ingérence» de votre ami Bernard Kouchner (un autre pro sioniste) en «droit international non écrit», vous devenez un homme de confrontation, un homme dangereux, dangereux pour l’indépendance des peuples, dangereux pour la paix, dangereux pour le dialogue entre les cultures et les civilisations que vous conservez, malgré tout, par devers vous, comme le grain à moudre dont vous avez besoin pour nourrir la supercherie de la Méditerranée plurielle dont vous continuez à brandir l’étendard – pas de la même façon, malheureusement, qu’Edgar Morin – au nom de la suprématie des valeurs gréco-romaines et judéo-chrétiennes, une autre contradiction dont, vous seul, détenez le secret. Vous n’en êtes d’ailleurs pas à une seule près. Vous vous félicitez, ainsi, du mariage de la carpe et du lapin, cette curieuse alliance entre les islamistes et les partis du centre-gauche nouée ces dernières semaines dans certains pays arabes. De là à ce qu’on vous voie prochainement discourir autour d’une tasse de thé avec Tariq Ramadhan sur un de ces plateaux que vous fréquentez assidûment, il n’y a qu’un pas, déjà franchi par votre alter ego, Finkielkrault qui a montré, il y a un mois, comment lui et le petit-fils de Hassan El-Banna pouvaient, finalement, unir les extrêmes dans de joyeuses épousailles. Au grand dam des peuples qui voient, ahuris, les fruits de leur combat confisqué par une imposture et une conspiration dramatiques. Le plus désespérant est que vous promenez votre cynisme dans tous les médias contrôlés par vos amis sans que les journalistes très complaisants qui vous interrogent ne sursautent et ne vous contredisent. C’est à peine s’ils vous rappellent timidement que Roland Gori vient de faire paraître La dignité de penser et que les artistes américains opposés à la guerre d’Irak ont publié Art and War. Si quand même ! Il y en avait une qui vous avait rappelé que «le bien ne fait pas de bruit et que le bruit ne fait pas de bien» allusion faite à vos gesticulations, remarque que vous avez repoussée d’un revers de la main avec la suffisance du dédain, preuve de la gêne que vous ressentez, quant au bien-fondé des thèses que vous défendez. Allez, Bernard-Henri Lévy trêve de vaines cavalcades à la recherche de la gloriole. Laissez les peuples s’occuper librement de régler leurs comptes à leurs «nazillons» sans interférer dans leur choix ni fixer de calendrier à la chute de leurs potentats. Ils sont seuls maîtres de leur destin et de leur agenda. Et pour bien comprendre le sens du véritable engagement relisez Malraux, Hemingway, Chomsky et Sartre, visionnez Oliver Stone et Michaël Moore et allez prendre des leçons d’humilité chez Gabriel Garcia Marquez qui disait : «Un homme n’a le droit d’en regarder un autre en bas que quand il faut l’aider à se relever.» Allez, Bernard-Henri Lévy, après avoir «triomphé» sans péril, allez regagner, pour votre repos de guerrier de poche, la superbe villa que vous partagez avec Arielle Dombasle sur les côtes de Tanger, encore une terre d’Islam, sur laquelle l’architecte japonais des milliardaires a dessiné pour satisfaire votre gros ego, en mêlant l’eau de sa piscine aux vagues de l’Océan et méditez sur le cuisant échec de votre engagement travesti que vous avez bâti sur la misère des gens et du monde. Si toutefois vous avez encore une conscience, ce dont je doute fort. Quant à moi, je reste bien éveillé, vigilant et plein d’espérance, comme le personnage de mon dernier roman : «incurable parce qu’il n’avait pas l’habitude de tenir quoi que ce soit pour définitif, il se rappelle qu’il ne faut jamais insulter l’avenir quand on veut le construire, rêve après rêve, avec les morceaux de peau arrachés à la chair du temps». Au Café du Bosphore, Faïrouz chantait : «Sa narjioû yawmen ila hayina ; Nous reviendrons, un jour, dans notre rue.»
B. M.
(*) Ecrivain Auteur de La Brèche et le Rempart et Les Miroirs aux Alouettes
Le 7 décembre 2011