A défaut de nous rassurer sur la santé de la démocratie en Algérie, la commission Bensalah nous aura au moins tranquillisés sur celle de Miloud Brahimi. L’homme de loi n’a, par bonheur, rien perdu de ses opiniâtretés dont celle-là qui voudrait que la gloire d’un bon avocat consiste à gagner de mauvais procès. Miloud, qui en a remporté de désespérés, plaide aujourd’hui pour réhabiliter le rôle de l’armée dans la vie politique en la proclamant « garante de l démocratie », selon le modèle turc. L’épreuve est loin d’être gagnée même si on entend déjà des esprits chagrins rétorquer que, pour un maître du barreau habitué à défendre de douteux importateurs et d’obscurs spéculateurs, l’affaire revient, in fine, à juste changer les noms.
Plus sérieusement, la chose renvoie quand même à une question de crédibilité.
Ne sommes-nous pas devant un scénario 2004 bis ? Avant de prétendre gagner un rôle à la turque, les chefs de l’Armée seraient bien inspirés de regagner le crédit perdu en avril 2004. Sans doute l’art de la politique se réduit-il souvent à tirer parti de la piètre mémoire des hommes, mais il ne faut pas mésestimer le poids des souvenirs. L’épisode de 2004 a laissé des blessures profondes. Miloud représente-t-il l’élite oublieuse ? Le 28 avril de cette année-là, j’écrivis une de ces maudites chroniques prémonitoires dont je cite ces lignes « N'en parlons plus. La catégorie d'Algériens qui espérait que l'arbitre militaire allait empêcher ce hold-up électoral qui consiste à se faire élire par le démarchage de zaouïas et l'usage exclusif de la télévision nationale et de l'argent de l'Etat, cette catégorie a fini par donner raison à Georges Brassens : « Les seuls généraux qu'on doit suivre aux talons, ce sont les généraux des p'tits soldats de plomb. » Dans un spasme de subtilité, la hiérarchie militaire a sans doute estimé qu'il est préférable de se faire juger sévèrement par une partie de l'opinion nationale plutôt que par des magistrats de La Haye. Sa « neutralité » obstinée, en dépit d'une fraude flagrante avant et pendant le scrutin, devrait, selon les stratèges des Tagarins, lui faire bénéficier des standards démocratiques des armées européennes, donc de la débarrasser de cette handicapante réputation d'armée putschiste qui lui colle à la peau et qui a fait de nos généraux la proie d'innombrables procureurs occidentaux. Le calcul n'est, ceci dit, ni génial ni habile. En plus de ne pas sortir grandie d'une bataille pour la survie démocratique qu'elle a refusé de livrer, l'armée algérienne vient de perdre ses principaux soutiens dans la société algérienne, ces élites aujourd'hui dupées et qui, hier encore, démontaient les thèses du « Qui tue qui ? » en faisant écran entre les propagandistes et les chefs militaires algériens. L'affaire ne tient pas seulement à une banale tromperie, ce qui, après tout, relèverait de la brouille passagère. Elle est infiniment plus lourde. En favorisant l'élection de Bouteflika, c'est-à-dire d'un candidat qui a affiché ouvertement ses préférences pour l'islamisme et la « réconciliation » avec les groupes terroristes, la hiérarchie militaire semble avoir brisé le seul lien, complexe et controversé, qui la liait encore à la société républicaine, cet héritage janviériste qui, tout discutable qu'il fut, a servi de serment de guerre quand il fallait défendre ce qui apparaissait indéfendable, à commencer par les généraux. Cette alliance, laborieusement nouée autour d'une certaine idée de la République, semble avoir vécu. Rien ne sera plus comme avant. »
Nous y sommes…
Aussi le général Nezzar, qu’on entend beaucoup ces jours-ci et qui aimerait tant être écouté, devrait-il se rappeler, lui l’auteur d’un pamphlet contre Bouteflika qu’il a récusé, que l’inadvertance est un défaut de civil. Un chef militaire devrait, lui, toujours savoir se prémunir des mauvaises surprises.
Alors sommes-nous pas devant un scénario 2004 bis ? A l’époque il s’agissait de donner crédit aux élections. Aujourd’hui il faut assurer crédit aux « réformes ». Qui souhaite vraiment que l’Armée apparaisse comme la protectrice de la démocratie ? C’est que Miloud est desservi par cette malhabile synchronisation qui lui a fait formuler une thèse déjà dite la veille, certes avec infiniment moins de talent, par Farouk Ksentini. Passer derrière un personnage qui n’est pas réputé pour son esprit d’indépendance,installe la fâcheuse impression d’être en face d’une symphonie dirigée par un chef d’orchestre caché derrière les rideaux. Et le doute s’installe d’autant mieux que le même Ksentini s’est distingué par une remarquable appui à l’abrogation de l’article 74 de la Constitution qui limitait le mandat présidentiel (quotidien l’Expression du 23 février 2009). Mais alors comment se réveille-t-on, brusquement, en 2011, avec la noble idée de vouloir « protéger la constitution des aléas électoraux » ?Qui souhaite vraiment que l’Armée apparaisse comme la protectrice de la démocratie ? On serait tentés de répondre : « Bouteflika » !Rien de mieux, en effet, qu’une annonce d’une future caution de l’Armée pour redonner aux « réformes » du président les couleurs dont elles pourraient manquer aux yeux de l’élite trahie en 2004 et à ceux de Washington.
Sans vouloir faire insulte à nos amis, il est du domaine du probable que le chef de l’Etat (et ses alliés, y compris militaires) soit derrière ce nouveau stratagème.
C’est que Bouteflika est un pur personnage machiavélien, non pas un de ces gouvernants communément subtils et ordinairement roublard qu’on appelle« machiavélien » par abus de langage, mais un vrai Prince tel que l’a décrit Nicolas Machiavel, un vrai homme de pouvoir, le seul, sans doute, dans le Maghreb, peut-être dans le monde arabe, le seul à maîtriser à ce point les fondements du pouvoir dans sa vraie dimension machiavélienne : prendre le pouvoir et le garder.
Car ce qu’on omet de dire, et de le dire ouvertement, c’est que nous sommes en face d’une stratégie de pouvoir absolu de la part d’un homme qui ne semble vouloir reculer devant rien et dont on voudrait aujourd’hui dresser un portrait de « réformateur. »
De quelles réformes parle-t-on ? Bouteflika n’est intéressé que par le« bouteflikisme », c’est-à-dire le pouvoir perpétuel, le sien et celui qu’il lèguerait à son frère Saïd. Il n’a aucune conscience du chaos qui se prépare, insouciant de la formidable « accélération de l’histoire qui promet de balayer toutes les dictatures », comme l’a remarqué Ali Yahia Abdenour. Bouteflika est un homme absorbé par l’’exercice du pouvoir absolu, un homme dont Ali Yahia Abdenour dit qu’il serait « prêt à sacrifier la patrie pour lui-même » (Interview à Liberté du 5 mai)
Le malentendu majeur c’est d’avoir détaché Bouteflika du processus historique de la formation de ce qu’ils appellent « l’Etat DRS ». Autocrate installé pour la vie, sur le trône, Bouteflika n’est pas contre « l’Etat DRS », puisqu’il en est l’un des principaux architectes.Comment Mehri pouvait-il croire qu’il allait détruiresa propreœuvre ?Bouteflika est contre l’état-drs des « autres », l’état-drs qui n’est pas le sien ! Il ne veut pas de « réformes démocratiques », mais d’un état hégémonique où il serait le seul maître. Il ne veut pas d’alternance, il veut le pouvoir absolu et éternel.Il lui fallait juste traverser sans dommages ces révoltes arabes qui risquaient de l’emporter.
Et lorsque Ali Yahia Abdenour lance :.« Bouteflika ne veut pas être le pouvoir mais le système politique comme c’était le cas de Houari Boumediene ou Fidel Castro à Cuba », lorsqu’il dit que« Bouteflika.veut diriger tout le monde, y compris l’armée » et que« C’est là le problème de fond » (2), quand il dit cela, il dit tout : Bouteflika veut abattre « l’Etat DRS »non pas pour rétablir la démocratie mais pour le remplacer par son propre « l’Etat DRS ». Pour installer le bouteflikisme. Lui, son frère …Machiavel indique que, lorsqu’on conquiert un Etat, il faut s’assurer « que la lignée de leur ancien prince soit éteinte », sous peine de voir quelques temps plus tard resurgir un héritier légitime qui souffle la place
Comme le Prince de Machiavel, Bouteflika ne postule pas au pouvoir. Il est le pouvoir. Le pouvoir au sens où l’entend Machiavel : absolu et éternel. Celui obtenu par le clan d’Oujda en 1962, par la violence et le coup de force contre le gouvernement provisoire de la république algérienne (GPRA). Ce pouvoir dont il se dit le seul légataire après la mort de Boumediene: « J’aurais pu prétendre au pouvoir à la mort de Boumediene, mais la réalité est qu’il y a eu un coup d’Etat à blanc et l’armée à imposé un candidat », il parlait de la succession dans le cadre du clan.Il a ébahi le général Nezzar « Boumediene m’a désigné comme son successeur par une lettre-testament qu’il a laissée avant sa mort. Cette lettre se trouvait à un moment donné aux mains d’Abdelmadjid Allahoum. Qu’est devenue cette lettre ? Je voudrais bien le savoir, car je l’ai vue cette lettre ! »
La force de Bouteflika, c’est la force des véritables créatures de pouvoir : l’amoralité.
Comme tous les vrais personnages machiavéliens, Bouteflika n'est pas à proprement parler immoral. Il est amoral en ce sens qu'il est au-dessus de la morale ordinaire. Seule compte l’efficacité. Garder le pouvoir.Le grand principe de Machiavel.
Oui, sans vouloir faire insulte à nos amis, il est du domaine du probable que le chef de l’Etat (et ses alliés, y compris militaires) soit derrière ce nouveau stratagème.
Il y a un récent précédent.
La lune
Au plus fort de la révolution du Jasmin, quand la rue d’Alger criait « Bouteflika dégage », le chef de l’Etat a magistralement joué de l’obsession anti-DRS pour obtenir un répit, juste d’un répit face à la rue endiablée. D’une nouvelle réputation qui le distingue de Ben Ali, une nouvelle image, bref quelque chose qui le déculpabilise. Le temps de laisser passer l’orage arabe. Il a fait croire. « Gouverner, c’est faire croire », a dit Machiavel. Bouteflika ne l’a jamais oublié. Fin janvier, il fait savoir que son départ livrerait l’Algérie aux « rapaces militaires », que lui, regardez bien, lui ce n’était pas Ben Ali, mais juste un patriote prêt à démocratiser l’Algérie d’ici 2012, s’il n’y avait les « autres » …Les généraux, le DRS…Il a les bras ligotés…Il a fait dire à Louisa Hanoune qu’il était même disposé à installer une assemblée Constituante,à tout bouleverser, s’il avait des soutiens...Il juste besoin d’un an…Juste un an…Rien qu’une une année pour conduire des « réformes profondes » qui libéreraient enfin l’Algérie des griffes du DRS.Aussitôt, la dame du PT s’enflamma et se répandit dans Alger avec la nouvelle du jour « Bouteflika, partisan de la Constituante »et, bingo !, Abdelhamid Mehri se fendit aussitôt d’une lettre émouvante à« frère Bouteflika », une lettre absolutrice qui le blanchissait de tout et qui, miracle,le proclamait« père de la nation », lui proposant, tel un nouveau Mandela, de superviser de sa stature une « transition démocratique » durant l'année qui séparait l'Algérie du 50e anniversaire de son indépendance. Devant tant d’émotion, Aït Ahmed versaquelques larmes et se mit à rêver tout haut d’un « cinquantenaire de l’indépendance qui verrait de nouveau le peuple algérien, fier de son passé et rassuré sur son avenir … »
Bouteflika était prêt à promettre la lune à tous ceux qui lui épargneraient le sort de Ben Ali. La lune ou quelque chose de dément, comme dirait Caligula. La Constituante, la démocratie, l’alternance, le bonheur…Enfin, quelque chose qui le déculpabiliserait. Oui, Bouteflika s’était dit prêt à être Mandela,Mirabeau, Barnave, Cazalès et même l'abbé Maury, pourvu qu'il reste un peu Louis XVI et plus du tout « Bouteflika l’indésirable », « Bouteflika dégage ! », quelle infamie !. Oui, laissait-t-il entendre, il laissera les représentants du peuple décider de l'avenir, il abolira les privilèges féodaux, il réhabilitera le tiers état, il supprimera tous les titres de noblesse, pourvu qu'il demeure roi.Le temps que se taise le vacarme d’une révolution qui a déjà emporté trois dictateurs arabes.
Le temps de casser la CNCD.
Aït Ahmed avait réagi exactement comme l’avait prévu Bouteflika.
A la mi-février, il fait savoir qu’il n’est pas pour le départ de Bouteflika. Il donne l’ordre à Bouchachi de quitter cette CNDC qui persiste à prendre Bouteflika pour cible. La coordination explose. Bouchachi tient le langage que souhaitait faire entendre Bouteflika . « La démission de Abdelaziz Bouteflika n’est pas nécessaire… Je pense qu’il faut être pragmatique : c’est un changement qui peut se faire avec le pouvoir. On peut envisager la mise en place d’un gouvernement de coalition nationale qui organise de vraies élections dans lesquelles tout le monde participera. » (Interview au site Maghreb émergent)Mehri surenchérit : « Non, je ne demande pas le départ de Bouteflika. »
En pleine émeutes arabes, alors que la rue algérienne bouillonnait, Bouteflika trouve des avocats à sa cause. Et des avocats crédibles pour l’opinion internationale et la Maison Blanche. A l’heure où les tyrans chutent face à la rue survoltée, quoi de plus salutaire qu’une gloriole dite parles plus anciens, les plus subtils, en tout cas les moins suspects de collusion avec le pouvoir ? C’est cela, le but de la politique, pour Machiavel, ce n'est pas la morale mais la réussite : obtenir et conserver le pouvoir ! Le prince n'a pas à être juste. Il suffit qu'il le paraisse. La politique est un art de la dissimulation au nom de l'efficacité. Et l’efficacité, ici, c’est s’assurer de sa propre succession pour 2014 !
Mais ça, c’est une autre histoire…
M.B.