
Communication de Mohamed Benchicou à Lyon, samedi 27 novembre, à la journée sur la tolérance organisée par l'association Tagmats.
On m’a demandé  d’intervenir sur le livre « Notre ami Bouteflika » et de porter un  regard de journaliste et d’écrivain sur le chanteur assassiné Matoub  Lounès. J’avoue qu’il est plus intéressant de parler de Matoub, bien que  je ne me sente pas le plus qualifié pour la tâche.
S’agissant de  Matoub, qu’est-ce qui vient d’emblée, à l’esprit d’un journaliste ? Je  crois que c’est d’abord son extraordinaire popularité. A quoi doit-il  d’être si renommé au point qu’on édifie des stèles à sa mémoire et qu’on  baptise des rues de son nom ? C’est un phénomène qu’il nous faut bien  expliquer et sur lequel, à l’occasion de cette communication, j’ai tenté  de me pencher.  
Chantait-il « mieux » que d’autres ? 
On a posé  la question à propos d’un autre artiste, le seul qui a pu connaître une  semblable notoriété : El-Hadj M’hamed El-Anka, dont on comémmore, cette  semaine, le 32è anniversaire de la disparition. Je me suis intéressé au  possible parallèle entre les deux carrières.
Chantaient-ils « mieux » que d’autres ? 
« Mieux », peut-être pas. « Plus juste », sans doute. 
«  Plus juste », en visant le cœur d’un peuple majoritaire mais délaissé,  qu’ils ont eu le génie d’en saisir l’existence, d’en mesurer la  frustration et la colère et d’ériger en véritable public.
Ils se sont emparés d’un art d’élite, pour le jeter au peuple.
Ce public, ils lui ont « parlé », quand d’autres se bornaient à lui « interpréter » des chansons, aussi belles furent-elles. 
Oui, ils chantaient « plus juste » que d’autres, en visant le cœur. 
 D’où,  sans doute, le vocable populaire « kasni » (il m’a touché, il m’a  atteint), en parlant des chanteurs qui savent viser le cœur.
«Compréhensible  au niveau des paroles et grâce à une mélodie belle et claire, le  répertoire d’El-Anka acquiert une grande audience… le chant chaâbi  s’impose dans la tradition. Cette dernière consolide les liens entre  l’interprétation, l’œuvre et le public. Ainsi, les réactions à cette  musique au plan émotionnel et la façon de la recevoir deviennent partie  prenante, indissolublement, de la tradition culturelle », écrit Bachir  Hadj Ali qui, de tous ceux qui ont « exploré » El-Anka, est sans aucun  doute la plus grande référence, sans oublier notre ami Sadek Aïssat. (1)
Est-ce  un hasard si, un des plus grands admirateurs d’El-Anka, « atteint » par  la grâce du phénix, était un certain…Matoub Lounès  qui, très tôt,  épousa le chaâbi.
Hh dira, lui, de Matoub qu’il était « un chanteur  et un poète plein de personnalité qui sait décrire et raconter les  souffrances des être humains. Il a un style qui le caractérise des  autres chanteurs et poètes de son époque. »
L’instinct.
Tout est dans l’instinct, chez Matoub et El-Anka.
Ils  ont « senti » ce public inassouvi qui demandait autre chose que ces  chansons convenues, un public qui vivait le colonialisme (pour El-Anka),  ou le déni identitaire (pour Matoub). Dès le Printemps berbère d’avril  80 Matoub change de style.
Ils l’ont « senti » parce que, sans doute, ils partageaient la même colère.
«  Je crois que si les jeunes m'aiment autant, c'est parce qu'il savent  que non seulement je comprends leurs difficultés, mais que je les ai  vécues aussi. », disait Matoub.
 Or, Bachir Hadj Ali raconte  qu’El-Anka était un homme blessé. Un homme en colère. En colère contre  la colonisation, d’abord. En colère aussi contre ces ronds-de-cuir  morveux qui avaient décidé de le marginaliser. C’est suite à cette  blessure qu’il avait enregistré «El-Meknassia». Texte lumineux de  Kaddour El Aalami.
«Je fais comme fait dans la mer le nageur» dit-il. 
«Ma bouche riait mais les ténèbres remplissaient mon cœur 
c’est ainsi que j’ai enduré les revers de la vie
Mes forces déclinèrent, mon silence grandit, je devins muet.
J’étais incapable de me réconcilier, de me battre…
Et j’ai fait comme fait dans la mer le nageur
 J’ai relâché mes membres pour affronter les impolis… », 
chantait  El-Anka dans cette «palpitation de l’âme dont l’immensité du territoire  n’apparaît qu’une fois que l’on s’est égaré sur des sentiers
Cette même rage on la retrouve chez Matoub :
 »On  peu dire que Matoub Lounes était contre l’imaginaire social officiel en  Algérie, l’Algérie officielle arabo-musulmane niant les réalités  socioculturelles et linguistiques du peuple, l’Algérie officielle qui a  toujours existé au mépris du peuple sous un régime de dictature et parti  unique ou le pouvoir est totalement militarisé », écrit Rachid Leskioui  (1).
Matoub le confirme :
«  Mais moi, je l’affirme, je ne céderai pas. Je continuerai à chanter, à  me battre contre l’intégrisme. Je ne suis ni arabe, ni obligé d’être  musulman. C’est peut-être la phrase qui m’a condamné à mort, c’est aussi  celle, justement, qui résume le mieux mon combat. Tant que l’on  continuera de piétiner mes convictions, je continuerai
à me battre. Ce combat, je ne le conçois que chez moi, en Algérie. »
Pour  « atteindre «  ce public, Matoub a fait comme El-Anka : il se met en  phase avec lui-même et avec sa propre colère. Il désacralise la musique  et le texte pour les mettre au goût du plus grand nombre. Il les a  bouleversés. Il s’est approprié l’art de l’élite pour le populariser,  prenant le risque de se faire des ennemis, comme  El-Anka avait  bouleversé la musique qu’on lui avait enseignée. « El-Anka adopta et mit  en musique mit la musique et le chant magrébins au goût d’un très large  public. Ce nouveau genre dont le mouvement dynamique fera école. Il en  sera le chef de file indétrônable et incontesté. Le chaâbi, par  référence à son auditoire, s’impose pour acquérir l’audience qui va  déborder d’Alger pour s’insinuer et se faire adopter dans tout le pays  et bien au-delà. » 
Bachir Hadj Ali confirme qu’El-Anka fut celui par  qui s’opéra la confluence de la musique «savante» citadine, héritage  andalou, et celle, profane, dont les vestiges se retrouvent ailleurs, en  Kabylie et jusque dans le Hoggar (1).
Et là, on retrouve l’instinct. El-Anka avait subodoré d’instinct un nouveau genre musical à l’intention d’un large public, lui qui, partant du répertoire du melhounen, lui imprima la vivacité qui le distingue des rythmes lents, maniérés et affectés des noubate, introduisit des instruments nouveaux et élagua les neqlabateet.
« Le recul de la musique «classique» provoqué par la réduction de ses adeptes laisse toute sa place au déploiement de ce nouveau genre qu’El- Anka ne cessa d’enrichir par des créations et des rythmes nouveaux dans la mouvance à la fois du moghrabi, de l’algérois et des rhapsodies du pays kabyle. Le jeu époustouflant et unique du Cardinal, sa voix à la sonorité, à la gravité et à l’amplitude rares, un tantinet nasillarde, restituent la psychologie du peuple, ses états d’âme et reflète son sens de l’esthétique et de l’appréciation. Cette musique et ces chants peuvent tout exprimer, tous les sentiments que les hommes peuvent éprouver, leurs ennuis aussi. Ce n’est pas un genre artificiel que des lubies auraient produit ; il est né des eaux primordiales dont sont irrigués des hommes », écrira Kader Fethani. (3)
L’art appris auprès de maîtres émérites de Si Saïd Larbi, Omar Bébéo, Mustapha Oulid al-Meddah, Si Hacène al-Kherraï ou de Yahia al-Kouliane, puis, plus tard, auprès de cheikh Nador et cheikh Saïdi, un des plus prestigieux chantres de l’époque, un des dignes héritiers, avec Laho Serror, de l’un des plus prestigieux maîtres de la musique classique algéroise, Mohamed Sfindj, cet art, il l’offrira au peuple.
Et s’il a poli son langage auprès de Sid Ahmed Ibn Zekri, un des plus brillants érudits du vieil Alger,qui lui corrigeait le style, lui faisait découvrir de grands poètes algériens comme Sidi Lakhdar Ben Khlouf, Sidi Mohammed Ben M’saïb, Sidi Kaddour al-Achouri, cheikh Ben Smaïne, cheikh Mustapha Driouèche, s’il a poli son langage et appris les proverbes utilisés dans le chant populaire, c’est pour en faire des quasidate qui « atteignent » le peuple.
Pour le peuple, c’était un délice divin. El-Anka savait, dans une délectation morose incarner dans la voix et le doigté les vicissitudes d’un monde amer qui fait s’assombrir l’azur, pleurer les nuages, s’incliner les astres ( El-Meknassia, El-Fraq, El-H’mam…). Il savait sublimer l’amour, acquis ou inaccessible, courtois ou sensuel, en force tonifiante, explosant en cela des préjugés ancestraux et tenaces ( Yamna, Dhif Allah, Youm el-djemâa…), révéler ses tares et sa vanité à la société ( Soubhane Allah…), et dire les suaves gorgées des alcôves bachiques ( Gheder Kassek, Es Saqi…).
El-Anka n’a pas attendu d’être invité dans le sanctuaire de la musique algéroise ; il y est entré par effraction. Il a mis sens dessus-dessous les compostions mièvres et figées pour les réinventer dans des envolées, une vigueur et des accents presque subversifs et irrévérencieux pour les conservateurs. Dans la musique d’El-Anka, le classique est fortement chahuté et, en définitif, dynamité par ses propres moyens. Les versions déglinguées du harasse (le démolisseur) font une impressionnante irruption dans tous les milieux, l’avènement du phonographe l’introduisant jusque dans les foyers d’Alger et de son hinterland. » (3)
***
Matoub emprunta le même chemin.
Dès  qu’il sentit la colère monter au sein de la population qui revendiquait  le droit à l’identité, Matoub rompit avec le « style convenu », celui  qu’il avait adopté dans son premier album Ayizem (Le lion), à 22 ans,  c'est-à-dire le style qui chante la Kabylie traditionnelle, l’exil,  l’attachement aux parents, l’amour des femmes, sujets qu’on retrouve  dans son le 45 tours Ahaya Thilawin, une chanson dédiée aux femmes.
«  Peu avant le soulèvement kabyle d’avril 1980 ( “Printemps kabyle”),  Matoub Lounès s’engage dans une chanson plus sociale, rejetant la  métaphore qui est la marque de la chanson populaire kabyle et algérienne  en général. Il devient l’un des fondateurs du MCB (Mouvement culturel  berbère) » (4)
Comme pour El-Anka, Matoub s’attira les foudres de la vieille garde.
Ses  textes à la rudesse candide vaudront à Matoub Lounès quelques inimitié  dans le milieu artistique et intellectuel kabyle. Quant on lui  reprochait son franc-parler et ses positions extrémistes sur la défense  de la culture kabyle, il répondait qu’il était souvent mal à l’aise avec  l’élite algérienne : “Ce n’est pas mon monde. Ma pensée, je l’exprime  devant le public et non pas par des paraphrases interminables.”
Le  berbérité occupe une bonne place dans ses chants, ses interviews et même  dans se vie quotidienne. Il était un militant berbère indépendant.
Il  va, lui aussi, faire des textes violents, à la mesure de la violence  qui étouffe les poitrines de la population, il désacralise tout et  utilise les idées et les mots qui choquent, ceux qu’utilisent les jeunes  impétueux :
« Y a-t-il solution au dilemme? Taluft amek ara tekfu
Même si solution il y a Xas teb$a ad-tekfu
En mesurons-nous le prix? Acu ara d-te?? ma tekfa
Les esprits furent souillés Alla$ yekcem burekku
Dès le jour premier Deg-wass amenzu
Quand on nous a orientés vers la Mecque M'akken s wehhan lqebla
Pour parasiter nos âmes Izi a s yekcem s aqe®®u
Par le verbe creux I medden ad ifettu
Qui prétend que religion est panacée D ddin i ddwa n-lmeÌna »
(Texte écrit le 18 octobre 1994, une semaine après sa libération par ses preneurs d’otage
 C’est ainsi que Matoub, après El-Anka, devint la voix de ceux qui n’en avaient pas.
«  Le bouillant chanteur, adulé par les jeunes pour sa liberté de parole  et sa participation aux émeutes d’octobre 1988 en Kabylie, au cours  desquelles il sera blessé », dira 
cette irrévérence connaîtra son apothéose avec « Kassamen », une version de l’hymne national bien particulière.
On a pu parler, à propos de cette audace, de « sentiment antipatriotique » de Matoub.
Allusion perfide qui sous-entend que l’artiste était un détestable séparatiste.
Matoub se revendiquait Algérien. Kabyle et Algérien.
Voilà ce qu’il écrivait en 1994 :
    
«   J’évoquais tout à l’heure cette maturité que j’ai le sentiment d’avoir  acquise au cours de ces quinze jours de cauchemar. Elle doit être réelle  car, avec le recul dont je suis capable aujourd’hui, je me sens plus  fort. Est-ce l’effet de l’immense soulagement apporté par ma libération?  Ou de ces réflexions menées au long de ma séquestration, au cours  desquelles j’ai analysé mes engagements, mes prises de position et mon  combat? Peut-être les deux à la fois. Quoi qu’il en soit, une force  nouvelle m’habite. Il y a encore peu de temps, je limitais mon combat à  la Kabylie. Je dois apprendre à me battre pour la société algérienne  dans son ensemble. Les témoignages venus de partout, de Tlemcen,  d’Annaba, d’Oran, la chaleur qu’ils dégageaient, les encouragements  qu’ils contenaient m’ont fait profondément réfléchir. Ce n’est pas  suffisant de se battre pour soi lorsque le destin d’une nation est en  jeu. En somme, je pourrais presque dire que je ne m’appartiens plus : ce  nouveau souffle de vie, cette résurrection, tout ce que je dois aux  miens, il faut maintenant que je le traduise dans mon combat. » (2)
Matoub était fou de l’Algérie, mais pas l’Algérie soumise à l’intégrisme islamiste, 
   
«  En revanche, il y a une autre Algérie, l’Algérie réclamée par Lounes  Matoub et autres.Une Algérie qui a su demeurer contre les invasions  barbares, profondément attachée à ses racines, à son histoire  millénaire. Le rebelle considérait la Kabylie tout comme l’Algérie de  même que l’Afrique du nord comme n’étant pas arabe. Il a une vision  unique pour la question de la berbérité. Autrement dit, il militait en  Kabyle, mais en même temps, il pensait à Tamazgha* » (4)
En somme  l’un chantait pour les Algériens étranglés par les colons ; l’autre pour  leurs fils, étranglés par ceux qu’il appelle « les nouveaux colons »
Ainsi va l’Algérie.
M.B.
(1) Bachir Hadj Ali : El-Anka et la tradition châabi 
(2) Extrait de Rebelle, Stock, 1995 
(3) Rachid Iseksioui (http://membres.multimania.fr/tawiza1/TawizaPDF160/PDF/9.pdf)
(4)Noureddine Fethani, le Soir d’Algérie, 22/11/2010.
*Tamazgha  désigne le "monde berbère", c'est-à-dire ce qui constitue selon eux la  patrie historique du peuple berbère. Il comprend l'ensemble de 5 pays  (Maroc, Algérie, Tunisie, Libye et Mauritanie), et partiellement 4  autres pays (nord du Mali, nord du Niger, une partie de l'ouest de  l'Égypte, les territoires espagnoles de Melilla, Ceuta et les Îles  Canaries).
Tamazgha est l'expression du nationalisme berbère  puisqu'il affirme l'existence d'une nation et d'un peuple unis  transcendant les sous-groupes berbères et les frontières géopolitiques  actuels.