Les confessions de l’ex-chef du gouvernement, Sid Ahmed Ghozali
Le Quotidien d’Oran 11 novembre 2010
«Les plus mauvais lecteurs sont ceux qui procèdent comme les soldats pillards; ils s’emparent, ça et là, de ce qu’ils peuvent utiliser, souillent et confondent le reste, et couvrent le tout de leurs outrages.» ( Nietzsche).
Qui ne connaît Sid Ahmed GHOZALI? Rien ni personne n’ignore, en effet, ce vieux routier de la politique algérienne. Inutile donc de le présenter tant que son nom, ses actions passées, son «look», son style vestimentaire que signale et accentue en particulier son inévitable nœud papillon qui l’agrémente et lui donne des allures aristocratiques par contraste avec la plupart de ses homologues au maintien guindé, sont des images familières et récurrentes pour tout un chacun. Pourquoi revenir donc sur cet homme politique déjà connu. Mais d’abord, qu’est-ce qui motive, ici, le besoin d’en parler? C’est que Sid Ahmed Ghozali nous y incite, malgré lui, et nous oblige à écrire ou à parler de lui, de ce qu’il fait, de ce qu’il envisage de faire et sur la manière dont il envisage la conduite des affaires politiques de l’Etat dont il était, confesse-t-il, l’un des «harkis» (supplétif) sans le savoir ni le vouloir
Ghozali et son traitement des questions «chaudes» et passionnées
Monsieur Ghozali sait, à sa manière, susciter des petits débats politiques, comme le démontre la double petite tempête médiatique qu’il vient de soulever en accordant un entretien au Quotidien d’Oran, évoquant deux questions extrêmement «chaudes», entachées de véhémentes passions: les harkis du système politique algérien et la question iranienne. Par le choix de mots qui font image, et qui frappent l’esprit par leur caractère audacieux (ou provocateur?), M. Ghozali en arrive à faire naître des réactions d’incompréhension et d’ étonnement chez les uns, des indignations chez d’autres, et, enfin, des «saluts» d’approbation et d’admiration chez certains. Comment cela est-il possible? La raison en est que chacun des lecteurs accuse réception de son message selon sa «sensibilité» idéologique propre, de son niveau intellectuel, et de sa compréhension plus ou moins claire de la complexité du monde politique. Mais ces réactions contrastées sont également liées à l’ambiguïté et à la préciosité même du discours de M. Ghozali, discours à géométrie variable et qui comporte dans son essence même un mélange de vérités incontestables, sur un plan, et des prises de positions partisanes, sur un autre. C’est ce qui désarçonne justement le lecteur. En soulevant les questions extrêmement sensibles, comme celle des harkis et de l’Iran, deux questions situées à des niveaux diamétralement opposés, M. Ghozali en est arrivé à provoquer donc un véritable charivari dans la tête aussi bien de ceux qui l’aiment» que dans celle de ceux qui lui en veulent pour des motifs avoués ou non.»
Les harkis du «système»
Rappelons pour mémoire que Sid Ahmed Ghozali a occupé très jeune de hautes charges au sein de l’Etat algérien indépendant et figure parmi les premiers jeunes loups de la technocratie algérienne : PDG de la Sonatarch à l’âge de 29 ans, de 1966 à 1979, puis plusieurs fois ministre sous le régime de Bendjedid, occupant successivement les postes de ministre de l’Energie, des Finances, des Affaires étrangères avant d’être propulsé chef du Gouvernement (1991-1992). Il sera par la suite ambassadeur d’Algérie auprès de la Communauté européenne de Bruxelles, puis ambassadeur à Paris. En tant que technocrate, diplomate et homme politique, son curriculum vitae est donc bien rempli et ne souffre d’aucune lacune, hormis une période de «traversée de désert» qui ne sera que de courte durée. Vu sa participation et sa contribution à la gestion des Affaires de l’Etat, peut-on dire que M. Ghozali n’a jamais fait partie du «système»? L’intéressé lui-même répond par la négative aux questions du Quotidien d’Oran lorsqu’il dit: « Je n’ai jamais fait partie du système ( ) Il faut parler de système dans le système et identifier celui et ceux qui prennent la décision. Moi et d’autres, nous n’avons jamais pris la décision.
Quelque part, je le dis aujourd’hui, nous avons été «les harkis du système». Nous l’avons servi. De bonne foi, car nous nous croyions commis de l’Etat, d’un Etat. On n’a pas compris que nous n’étions que ses instruments.»
Le «système» et l’Etat fiction
Faut-il le croire ou le démentir quand il oppose «Etat» à «système»? Sur ce point précis, Ghozali ne semble pas avoir tort s’il entend par cette dichotomie la distinction entre l’Etat de droit, saisi dans ses dimensions constitutionnelle et juridique, et l’Etat en tant qu’organe physique investi par un système de réseaux et de clans qui le phagocytent et l’asservissent à leurs fins. Mais cette distinction entre l’Etat-organe et l’Etat de droit, n’est pas une nouveauté et M. Ghozali n’a fait que la redécouvrir après coup. Les politicologues et les théoriciens du constitutionnalisme le savaient depuis belle lurette: Un Etat de droit est l’antipode de tous les «systèmes» opaques (réseaux, clans, maffia, franc-maçonnerie ) dont les règles de fonctionnement échappent à la clarté du jour. S’ils peuvent être tolérés, et même associés dans certains cas à l’action de l’Etat, tous ces «systèmes» sont cantonnés dans des limites à ne pas franchir. Ils ne constituent pas des centres de décision, et n’empiètent pas sur les prérogatives de l’Etat de droit, par définition régalien. Comment dès lors qualifier notre Etat? Un Etat-organe physique composé de segments de groupes et de forces «occultes» et coiffé d’un centre de direction et de décision qui imprime ses marques et ses orientations essentielles à la vie de la Nation. On a, semble-t-il, affaire ici non à un Etat de droit, mais à un Etat- fiction, en trompe-l’œil.
Les hommes de la périphérie du centre du «système»
Le noyau dur de ce «système» de décision serait donc les Services, dont l’action échapperait au contrôle de cet Etat composite, puisque formé d’une suite de «petits systèmes» aux ramifications tentaculaires. Le centre du pouvoir réel relèverait des Services, tandis que les politiques ne seraient rien que sa partie périphérique, et dont la fonction aurait été quasi marginale. Autrement dit, ceux qui menaient et qui mèneraient encore la danse et faisaient de la politique ce n’étaient pas ceux que l’on croyait, les civils, mais bel et bien les militaires dont les Services étaient (et ils le seraient encore) le cerveau et le système nerveux central du pouvoir d’Etat. A lire et à entendre Sid Ahmed Ghozali, tous les ministres et les hommes politiques qui se sont succédé à la tête des gouvernements successifs, y compris lui-même, n’étaient rien de moins que des «harkis», autrement dit des auxiliaires d’un système dont ils n’ont découvert la présence envahissante que très tardivement, après qu’ils aient été remerciés pour les services rendus. Il avait cru, lui et ses homologues, qu’ils étaient au service d’un Etat alors qu’ils ne faisaient, au fond, que remplir sans le savoir la fonction de simples exécutants dociles, mais «de bonne foi» au service d’un «système» occulte, mais omniprésent et omniscient. C’est ce qui le conduit à déclarer que « L’armée politique, ce sont les «Services». Et ce n’est pas uniquement les «Services», mais toutes leurs ramifications ( ) Ce n’est pas propre à l’Algérie que les « Services» essayent d’avoir plus et d’abuser ( ) Sauf que la différence est que dans d’autres pays, il existe des institutions qui ont des pouvoirs. Chez nous, il n’existe que les «Services» et, en face, des institutions virtuelles.»1
Cela est d’autant plus vrai que tout le monde le savait depuis si longtemps, y compris les petites gens du peuple, qui se savent gouvernées depuis l’indépendance par un régime militaire drapé sous l’uniforme civil. Mais cette «révélation» venant d’un homme politique qui avait occupé des responsabilités de premier plan au sein de ce régime «déguisé» en civil, est d’autant plus déroutante qu’elle s’est produite très tardivement, à un moment où il a cessé d’être le «harki» du système. N’aurait-il pas fallu le faire tôt, au moment où il était encore en «service», ce qui aurait pu provoquer certainement un débat productif et dessiller encore plus les yeux de tous, sur le caractère véritable de notre régime policier ou militariste? Le faire maintenant, alors qu’on est «hors service» et après que le parcours de la carrière politique ait pris quasiment fin, n’a aucun sens et ne produit aucun effet salutaire sur l’amère et tragique réalité des choses présentes.
Les déboires qui naissent des occasions manquées
Que M. Ghozali reconnaisse explicitement, qu’il se soit trompé en se croyant être au service d’un Etat, et non d’un «système» informel, aux ramifications étendues, n’explique pas les raisons de sa prise de conscience lente et très tardive de la nature du système. Comment un homme politique qui a été longtemps au service du système a-t-il pu rester jusqu’au bout maintenu dans l’ignorance de ce qui se tramait dans les coulisses du pouvoir?
A défaut d’avoir pu prendre, lui et ses homologues, les grandes décisions qui engageaient le destin du pays, ils devaient pour le moins savoir d’où leur venaient les «ordres» qu’ils devaient exécuter, et cette circonstance seule devait suffire à leur faire sentir qu’ils n’étaient de facto et de jure rien de moins, les auxiliaires dociles, malléables et serviables à merci d’un Etat noyauté par les Services.
Il y a quelque temps, déjà, Belaid Abdesselam, «le père» de la défunte «industrie industrialisante», avait, lui aussi, stigmatisé les intrusions des Services dans les affaires politiques et civiles de la Nation en exprimant le vœu de les voir se retirer complètement de la scène politique en laissant les coudées franches aux civils pour conduire les affaires de l’Etat. Là encore, et à l’instar de M. Ghozali, Abdesselam ne s’est ravisé de la pesante tutelle des Services sur l’Etat, qu’une fois évincé du pouvoir, oubliant qu’il ne devait, lui et quantité d’autres responsables politiques du temps de Boumediene, de Chadli et même de Liamine Zéroual, leur foudroyante ascension au sommet de l’Etat, que grâce aux Services que maintenant ils vilipendent comme par dépit!
Je ne doute pas cependant, de la bonne foi de M. Ghozali lorsqu’il affirme qu’il croyait servir l’Etat. Versé assez jeune dans les structures du jeune Etat indépendant dont il s’était imprégné du discours «révolutionnaire», socialiste et volontariste, traits de culture idéologique qui ont achevé de modeler sa représentation de la politique, M. Ghozali avait été, comme tous les responsables de sa génération, fortement ancré dans la conviction qu’il était un des hauts cadres de la nation investi d’une mission quasi sacrée: mettre son savoir-faire au service de la construction de l’Etat et du»décollage économique» du pays. Néanmoins, cette conviction ne le dédouane pas pour autant de ses péchés politiques «véniels».
Conviction, certes sincère, mais qui ne devait pas, cependant, quand il était au service du «système» le dispenser de réfléchir, en homme politique et citoyen, sur la nature et le rôle de l’Etat- nation. Pourtant, il n’en avait rien été.
Il s’est contenté comme tous ses pairs de se faire mécaniquement les serviteurs d’un «Etat-système» sans se poser le moins du monde la question de savoir si le principe de légitimité sur lequel celui-ci prétendait se fonder, en l’occurrence le principe de légitimité révolutionnaire, était ou non conforme à l’Etat de droit qui, seul, pouvait et peut trouver son incarnation véritable dans l’équilibre des trois pouvoirs : judiciaire, législatif et exécutif.
Dire avec un certain regret ou amertume qu’on était les «harkis» du système sans le vouloir ni le savoir, après avoir effectué un interminable cursus en son sein, c’est essayer en vain, non seulement de se disculper, mais de s’évertuer également à se dégager de toute responsabilité politique passée en transférant l’échec patent de la construction de l’Etat de droit sur les seuls Services secrets ou presque.
En effet, tous nos hommes politiques «déchus», congédiés plus ou moins poliment ou «réformés», telles de vieilles machines usées jusqu’à la corde, finissent tous par tourner à l’aigre et ne trouvent rien de mieux pour se consoler de leurs propres échecs, et occasions manquées que de rabâcher «des histoires» dont la véracité ne résiste guère à l’épreuve des faits historiques .Et l’une des occasions que ces hommes ont manquée, c’est de n’avoir pas essayé ou voulu réformer l’Etat ou le système de l’intérieur. Ils auraient pu le faire s’ils avaient la volonté, l’audace et l’imagination féconde. Ils se complaisaient bien dans leurs statuts, fonctions ainsi que dans les missions qui leur étaient confiées par les»Services du système» dont ils auraient été «les harkis» patentés, mais sans le savoir et ils le faisaient pourtant et exactement à la manière des harkis de la colonisation qui se seraient engagés, eux aussi, sans savoir qu’ils allaient asservir ou tuer leurs frères de «race» et de religion pour contenter ou plaire aux bourreaux du peuple algérien!
Quand l’armée et ses services sont mis sur la sellette
Contrairement à ce que je lis, et entends ici et là, l’armée et ses Services spéciaux, n’ont jamais été ni les seuls responsables de la faillite politique et de l’affaiblissement de l’Etat, ni les détenteurs sans partage du pouvoir. Le croire et le faire accréditer revient à lui imputer de manière infondée tous les échecs politiques et la gestion imbécile de l’économie nationale depuis l’indépendance par des équipes gouvernementales qui, bien qu’elles fussent en partie cooptées par l’armée, n’en avaient pas moins de grandes marges de liberté d’agir dans le sens de la transformation positive des structures mentales et politiques du pays. Or, cette liberté d’action qui leur avait été laissée ou «octroyée», n’a pas été exploitée à bon escient, et l’on s’était contenté de la gestion purement technique, bureaucratique et administrative au détriment de la réflexion politique devant porter sur ce que devrait être la philosophie de l’Etat, philosophie laissée à la discrétion des seuls militaires et d’un parti FLN complètement sclérosé.
En se défaussant de la politique comme art de gouvernement, de l’esprit critique, de l’autonomie de la pensée et, en se laissant gagnés par l’euphorie de la carrière et du prestige, les membres successifs de ces équipes gouvernementales ont contraint l’armée et ses services à faire, tout à la fois, le politique et le sécuritaire à leur place. On pourrait arguer que l’armée a toujours été «une dictature», que ses Services sont terrifiants, qu’ils inspirent une peur Panique, ce qui expliquerait la démission ou la défaite de la pensée des hommes politiques, cause essentielle des crises endémiques de l’Etat.
C’est une explication trop facile que seuls les paresseux ou les «excités» idéologiques peuvent défendre et faire leur.
Certes l’armée a ses défauts, et même parfois ses excès, mais qui se ressentent tous de l’environnement politique et social du pays, de son histoire, de ses mœurs et de ses traditions de lutte, toutes marquées ou presque au coin de l’irrationnel et des véhémentes passions idéologiques.
Mais ces «défauts» auraient pu être corrigés si nous avions eu une classe politique éclairée, compétente et porteuse de vrais projets de société. Car l’armée dont les membres constitutifs sont des Algériens comme tous les autres, nourris aux mêmes sources culturelles, n’est pas un corps étranger qui serait imperméable à l’écoute et aux propositions de changement et de refonte de l’ordre politique.
Or, cette armée ne pouvait pas et ne peut pas faire grand-chose lorsque les hommes politiques qu’elle a en face d’elle se montrent frileux, lâches et pusillanimes. C’est parce que ces hommes des gouvernements civils s’avèrent timorés et incapables d’élaboration politique et doctrinale et n’ayant de l’Etat qu’une vision purement instrumentale, que l’armée s’est contrainte de manière plus ou moins discrète à faire de la politique à leur place.
Une «classe politique» à réinventer
A supposer même qu’ils fussent cooptés ou triés sur le volet par les Services, grâce au fameux «rapport d’habilitation», rien en effet, ne pouvait empêcher ces politiques d’acquérir l’autonomie de la pensée et de l’action salvatrice. Nous pensons que l’armée n’aurait pas vu d’un mauvais œil cette autonomie si elle était conforme aux réquisits de l’Etat, et si elle pouvait persuader l’armée des bienfaits qui pourraient en résulter pour le pays.
L’armée ni n’est un «monstre» ni n’est un bloc inorganique insensible aux conseils et aux idées contradictoires. Au contraire, par sa raison d’être même, elle ne saurait être autrement que réceptive à tous les échos de la société politique. Mais cette «classe politique» qui reste à réinventer s’était révélée et se révèle encore pas tout à fait à la hauteur de ses missions pour inspirer confiance et crédibilité totale à une armée en manque d’hommes civils capables de l’éclairer et de la décharger de certains de ses fardeaux multiples
Ce n’est point mon intention de faire ici de la flagornerie que de dire la vérité en brisant bien des tabous! Je m’inscris en porte-à- faux contre ceux qui prétendent que tout ce qui va mal en Algérie, depuis l’indépendance du pays, était lié à l’armée, qui serait la grande tireuse de ficelles de tous les clans, les coteries et les chapelles associés à la gestion politique du pays C’est oublier que l’armée n’aurait pu jamais survivre et se maintenir durant près d’un demi-siècle à la tête du pays si elle ne bénéficiait pas d’appuis aussi bien actifs que passifs d’une foule d’acteurs politique, économique et sociale. Ces appuis lui provenaient du fait que toutes les oppositions, depuis l’extrême- gauche en passant par les communistes vieux style, les néo-démocrates de tous acabits, jusqu’aux arabo- islamistes de différentes étiquettes, n’ont pu présenter une alternative crédible au pouvoir de l’armée qui, en dépit de certains de ses bévues et dérives attestées, demeure l’unique force structurée et cohérente de la société. Et c’est là que je souscris entièrement au propos de Belaïd Abdesselam lorsqu’il déclare que: « dans le contexte où nous sommes, la seule structure plus ou moins solide dans le pays, c’est l’armée. Elle est ce qu’elle est. Vous pouvez dire tout ce que vous voulez sur son compte, c’est la seule structure qui tienne et qui fait face aux tempêtes. Si vous voyez la société civile, la société politique, elles sont déliquescentes. Cela dit, il faut qu’un jour ou l’autre l’armée passe la main. Mais entre les mains de qui cela va-t-il tomber? Vous me demandez de répondre à une question à laquelle je n’ai pas de réponse. Je ne peux qu’émettre un vœu: c’est que cette classe politique engendrera un jour des hommes capables de prendre en main le destin de l’Algérie. »(2) Rien de plus sensé, rien de plus juste en effet que cette analyse-là. Mais le vœu exprimé par ce vieux routier de la politique de voir un jour l’armée passer «la main» à une classe politique douée de compétences et pétrie du sens de l’Etat ne sera pas exaucé de si tôt, tant nos hommes du gouvernement se reproduisent à l’identique : opportunistes, politiquement incultes et soumis; tares qui leur sont caractéristiques, et que rien ne masque à l’œil de l’observateur tant soit peu averti: ni leurs discours pompeux ni leur ignorance arrogante, ni leurs costumes d’apparats, ni leur pose affectée L’un des drames de l’Algérie, c’est qu’elle renferme plus de prétendants intéressés, avides de pouvoir ( la fameuse «chaise» ou koursi à prendre et à conserver) que de candidats effectivement mus par la volonté de consolider l’Etat de droit et de l’élever au rang de la «Noblesse».
Une conception pauvre et carriériste de l’Etat
Les hommes de nos gouvernements successifs n’ont jamais constitué une «classe politique» au sens noble de ce mot, c’est-à-dire une classe cultivée, imprégnée de hautes valeurs politique, éthique et morale, mais seulement un ensemble d’individus composites, dépourvus de culture politique et philosophique et pour qui l’Etat n’est pas un idéal ou un objectif en soi et pour soi, mais seulement le moyen par lequel on réalise «une carrière». Le système de désignation et de cooptation des «élites politiques», tel qu’il s’est institué et perduré dans notre pays, est l’une causes essentielles de la déliquescence de l’Etat, dont les signes avant-coureurs se manifestent à travers mille indices. Il est trop facile donc d’endosser tous les maux dont souffre le pays depuis près de trois décennies à l’armée, alors que les politiques-en supposant qu’ils fussent tous placés par elle à la tête des différents compartiments de l’Etat-, n’ont pas su exploiter les opportunités qui leur ont été offertes pour aider à la refonte de l’Etat. Si l’armée et ses Services auxquels beaucoup prêtent souvent à tort une forme monstrueuse et une attitude intransigeante, avaient eu face à eux des hommes politiques même cooptés, mais intelligents, perspicaces, audacieux et honnêtes, ils auraient pu assouplir leur position et se laisser convaincre de la nécessité de la réforme de l’Etat et du besoin de goûter eux-mêmes aux charmes de la démocratie. Or, l’armée n’avait eu jusqu’ici et n’a en face d’elle encore qu’une classe politique informe, composée d’individus opportunistes, intéressés, timorés et ternes, qui ne peuvent guère l’aider à faire ni sa propre refonte interne ni celle de la société politique et civile. Ainsi nos ministres actuels et nos députés, sans compter les membres de l’opposition, nous offrent-ils déjà au quotidien le triste spectacle d’actes et de discours où l’éloge du Prince et la glorification des prétendues réalisations sociales et économiques l’emportent sur la vérité, la relativité des choses, le sens de la nuance, de la mesure et de la responsabilité .
Quand la faiblesse de l’esprit se conjugue au sentiment de la dette comme fardeau
Lorsque les hommes politiques se sentent, à tort ou à raison, redevables de leurs postes à l’armée, et qu’ils ont une grande dette à s’acquitter envers elle, dès lors même que celle-ci ne leur réclame rien en retour, ils ne peuvent absolument pas réfléchir en hommes libres, ni prendre la moindre initiative qui puisse être qualifiée d’audacieuse. Ces hommes sont, indépendamment de l’armée et de ses éventuelles interférences, complètement hétéronomes, et l’hétéronomie de la volonté s’oppose par définition à l’autonomie de l’esprit. Dès lors, on ne peut pas encore reprocher à l’armée d’en être responsable, puisque cette mentalité de la soumission, de la peur immotivée, de l’inhibition intellectuelle et de l’apathie se trouve au cœur même du dispositif psychique et psychologique de cette «classe politique» -si tant qu’elle n’ait jamais existé- L’opportunisme et la quête assoiffée du pouvoir qu’elle affiche au grand jour sont la conséquence directe de cette démission politique, et de cette défaite de la pensée.
La faillite de notre industrie industrialisante, par exemple, n’était pas le fait de l’armée et de ses Services, mais bien le fait de l’équipe de technocrates cornaquée naguère par Belaïd Abdesselam, et les équipes gouvernementales qui lui ont succédé depuis plus de deux décennies en arrière, se sont montrées à peine plus brillantes, à peine plus efficaces en termes de gestion saine des affaires de l’Etat. En dépit de son caractère autoritaire et «jacobin» et de la redoutable réputation de ses services secrets, qui donnent par ailleurs des frissons de peur rétrospective, «l’armée politique» dont parle M. Ghozali avait eu certes, et depuis toujours cet œil de l’Argus qui lui permettait et lui permet encore de balayer d’un seul regard le moindre des activités de la vie sociale et politique, mais elle n’a jamais cependant, empêché ces hommes politiques d’être eux-mêmes, d’avoir leurs marques propres, en devenant relativement autonomes et indépendants par rapport aux Services dont les interférences dans les affaires civiles et politiques sont inévitables, et comme le dit M. Ghozali lui-même : «Ce n’est pas propre à l’Algérie que les « Services» essayent d’avoir plus et d’abuser» de leurs pouvoirs.
C’est reconnaître donc que dans les pays, même les plus démocratiques du monde, les Services ne sont pas seulement omniprésents et omnipotents, mais ils s’immiscent aussi dans toutes les affaires de la société civile et politique. Mais il est vrai qu’ à la différence de notre pays, c’est que ces Services ont, en face d’eux, non seulement des institutions solidement établies sur des vieux socles institutionnels qui limitent leurs pouvoirs envahissants, mais aussi et surtout ils ont affaire à une classe politique dont les membres sont habités d’un esprit critique, libre et autonome, et qui savent par leur intelligence politique et par leur sens profond de l’Etat qui imprègne leur imaginaire, à se faire entendre par les Services qui reconnaissent et acceptent eux-mêmes, à leur tour, le fait de n’être que l’instrument d’une politique, des politiques. Or, en Algérie, c’est l’inverse qui se produit. Ce sont les Services qui assument presque seuls les deux insupportables besognes : la politique et l’espionnage. Ils le font presque à leur corps défendant, faute d’une classe politique éclairée, audacieuse, critique et imaginative. C’est ce défaut qui pousse l’armée à être tout à la fois au four et au moulin ..