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qu'est-ce qui a mal tourné?

  • What went wrong?

    qu'est-ce qui a mal tourné?


    Adel HERIK

    À l’orée de la soixantaine, je ne peux m’empêcher de me retourner et de refaire dans ma tête le parcours de toute ma vie. D’abord enfant dans une Algérie colonisée, en pleine guerre de libération, puis écolier et lycéen dans une Algérie indépendante ayant bon espoir de se hisser au rang des nations prospères, jeune bachelier et étudiant plein d’ardeur et avide de maîtriser les sciences et les techniques afin de servir au mieux son pays, ingénieur, enfin, pressé d’entamer sa carrière professionnelle après tant d’années d’études et, pour finir, la désillusion qui suivra, avec le sentiment d’un immense gâchis qui ne cessera de m’habiter durant plus de 30 ans.

    « What went wrong? », s’est demandé l’islamologue américain Bernard Lewis, au sujet du monde musulman, dans un livre qui porte ce titre et qu’on pourrait tout aussi bien se demander à propos de l’Algérie indépendante. Qu’est-ce qui a cloché? Les réponses sont, bien évidemment multiples, chacun donnant une explication selon sa sensibilité politique et sa condition sociale.

    La première qui s’impose d’emblée à l’esprit est celle qui consiste à rejeter la responsabilité de notre échec sur les autres : le colonialisme, l’impérialo-sionisme, hizb frança, etc. En un mot, la France aurait sacrifié la minorité européenne afin de préserver l’essentiel : la mainmise sur le pétrole algérien à travers une cinquième colonne laissée sur place et qui se chargera d’infiltrer tous les rouages du futur État indépendant. Bien que ne manquant pas de pertinence, cette explication ne me semble pas tout à fait convaincante. Car, enfin, lorsque l’État algérien décida, en 1971, de nationaliser les hydrocarbures, on ne vit ni les Mirage français, ni les Phantom américains dans le ciel d’Alger!

    Une explication plus plausible de tous les désastres qu’a connus notre pays depuis 1962 me semble résider dans notre incapacité à corriger le tir à temps et à apprendre de nos erreurs. Cette tare se retrouve dans la plupart des pays du tiers-monde anciennement colonisés et en particulier dans les pays du Monde Arabe. Nous avions peut-être pensé être supérieurs à tous ces « moyen-orientaux toujours prêts à faire la courbette et le baisemain et à donner du « ya bâcha » au premier venu qui agiterait un billet de banque dans sa main ». N’avions-nous pas côtoyé de près les Européens pendant 132 ans et n’avions-nous pas appris d’eux tout ce dont nous aurions besoin pour bien gérer notre pays? N’avions-nous pas réussi à les mettre dehors malgré toute la puissance militaire de la France coloniale? Il n’y avait pas l’ombre d’un doute : un brillant avenir nous attendait!

    Hélas, mille fois hélas, notre présomption et notre arrogance furent bien grandes. La vie se chargera de nous administrer la plus sévère des leçons. Mais l’avons-nous comprise? Le doute est permis. Ne voilà-t-il pas en effet que pour la énième fois ceux qui sont à la tête du pays projettent d’appliquer les mêmes méthodes éculées qui ont contribué à ruiner le pays et à le plonger dans des affres sans nom? Ne voilà-t-il pas que toute une faune d’opportunistes se prépare à la curée sous le regard indifférent d’une masse blasée? Cyniques, nihilistes, incapables de se hisser à un niveau minimal de conscience et de civisme : tels sont devenus les Algériens et les Algériennes aujourd’hui.

    Nous sentons pourtant tous confusément que l’heure du changement est venue, mais tels des dormeurs aux prises avec un cauchemar dans lequel ils se sentent totalement paralysés (le fameux bouberak), nous n’arrivons pas à bouger. Cinq décennies de mensonge, de démagogie, d’imposture, de supercherie et de trahison, ce n’est pas rien! Voilà 50 ans, en effet, que nous entendons des zou3ama autoproclamés se succéder à la tête de l’État et nous dire qu’ils vont faire de l’Algérie le pays le plus puissant d’Afrique. 50 ans que des charlatans « apprennent la coiffure sur la tête des orphelins » que nous sommes. 50 ans que le jeu dure avec « ella3âb H’mida we errechâm H’mida ». 50 ans que la RTA devenue ENTV nous montre des Présidents qui reçoivent des personnalités ou font des discours et des ministres qui inaugurent toutes sortes de réalisations grandioses, mais ne nous montre jamais l’Algérie réelle, celle des chaînes et des pénuries, du chômage, de la crise de logement, du désespoir, mais aussi celle de la saleté, du manque de civisme et du laisser-aller, et puis celle de la corruption et de la prédation, et celle de la hogra et de l’arbitraire, ou encore celle de l’opposant que les agents du DRS cueillent à l’aéroport pour l’emmener directement en salle de tortures . Les procédés ont varié mais le but est resté toujours le même : cacher et travestir la réalité, mentir au peuple, encenser les dirigeants, diaboliser l’opposant, décourager toute voix discordante.

    Nous avons besoin d’un grand sursaut moral, une sorte d’électrochoc qui nous réveillerait enfin de notre long sommeil afin que nous puissions nous voir tels que nous sommes et avoir honte de notre état. Car c’est bien là notre drame : tous tant que nous sommes, peuple et dirigeants – à l’exception de quelques rares individus noyés dans la masse –, nous avons perdu tout sens de la pudeur. Nous ne réalisons pas que le monde nous voit aujourd’hui comme des tarés et des incapables, après avoir vu en nous durant la guerre de libération un peuple capable de réaliser des prodiges. Mais ne dit-on pas que « le feu enfante la cendre »?