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révolution arabe : en attendant l'afrique…

  • Révolution arabe : en attendant l'Afrique…

     

    Les processus révolutionnaires dans la pan-nation arabe ont jusqu'à présent peu de conséquences en Afrique subsaharienne, à de rares exceptions près (Djibouti, pays membre de la Ligue arabe). Si, à l'inverse, ils ont des conséquences en Iran, c'est plus à cause de la fraternité géopolitique (une sensibilité populaire partiellement commune en raison de la lutte contre Israël et de la politique américaine dans la région) que de l'islam (sinon, l'ensemble du monde musulman, notamment en Asie, serait entraîné). Du reste, l'opposition démocratique iranienne n'avait pas attendu la floraison des jasmins pour se manifester. En revanche, bien que la Tunisie, l'Egypte et la Lybie soient aussi des pays africains, le mouvement social et d'opposition démocratique d'Afrique subsaharienne ne semble pas (encore ?) stimulé par la révolution arabe. Certes, le sentiment de faire partie de la même nation ne joue plus ici, le panafricanisme n'ayant jamais été qu'un mouvement élitaire ou diasporique. La nation arabe existe, point l'africaine.

    Pourtant, entre Notre ami Ben Ali (pour reprendre le titre du livre de Jean-Pierre Tuquoi et Nicolas Beau, publié dès 1999 à La Découverte) et des régimes africains que notre gouvernement actuel a toujours considérés comme "amis" et "progressant vers la démocratie", il y a bien des points communs. "Ben Ali" ne règne-t-il pas au Gabon de père en fils, en Angola, au Tchad et dans de nombreux autres pays africains ? Faudra-t-il qu'il s'attaque à des Blancs (bien sûr pas seulement à eux) comme au Zimbabwe pour que l'on se rende compte qu'il n'est pas fréquentable ? Il y a aussi des pays africains où des autocrates vieillissants essaient d'instaurer des dynasties républicaines (si peu républicaines) en préparant leur propre fils à leur succession, comme Moubarak et Kadhafi ont essayé de le faire.

    Il y a des émeutes et des mouvements sociaux en Afrique subsaharienne, qui sont loin d'être seulement "ethniques". Parfois, ils ont des conséquences directement politiques, comme l'avait été le processus du Sopi ("changement") au Sénégal en 1999-2000. Mais bien d'autres fois, il y a déconnexion entre mouvement social et sa possible portée politique.

    Les 1, 2 et 3 septembre, d'importantes émeutes urbaines ont éclaté à Maputo, la capitale du Mozambique, car le gouvernement avait décidé rien moins que d'augmenter le prix du pain, du riz, de l'eau et de l'essence. Comme en Tunisie, des appels à la mobilisation avaient été lancés par SMS, par des activistes inconnus (les syndicats avaient même abandonné la mobilisation qu'ils projetaient). Comme en Tunisie, le mouvement a été largement spontané et la répression très violente (entre 13 et 18 morts et environ 500 blessés). Pourtant, cela n'a nullement déstabilisé le régime du président Armando Guebuza (souvent surnommé "Guebuziness"), qui a cependant dû annuler les augmentations. Aucune revendication directement politique n'a émergé de la colère populaire, alors que la décision d'augmenter les prix de produits de toute première nécessité pour une population toujours à la limite de la pauvreté absolue illustrait le monde séparant la sphère gouvernementale et la population. Mais le régime ne venait-il pas d'être réélu, en octobre 2009, avec le meilleur résultat de tous les temps, et pas seulement à cause de la fraude ? On comprend mieux l'incompréhensible quand on entend l'expression désespérée d'un émeutier répondant en son portugais populaire à un journaliste : "Tamos chorar pra nosso Pai" – "nous implorons notre Père" [le président].

    SUJETS D'AUJOURD'HUI, CITOYENS DE DEMAIN

    Quand un mouvement social implore la faveur du père ou du maître, sans exiger la satisfaction de ses droits par la République, c'est qu'il s'agit encore d'un mouvement d'une société de sujets – et non d'une société de citoyens – profondément insérée dans la chaîne clientéliste dont elle a impérativement besoin en raison même de la misère et de l'inexistence d'alternative politique. Il ne s'agit nullement ici d'un contraste entre "tradition" et "modernité", ou d'une vision culturaliste, ou encore postcoloniale, de l'Afrique. Il s'agit d'une conséquence de la subalternité produite quotidiennement par l'insertion spécifique de l'Afrique dans le système-monde capitaliste, qui provoque une urbanisation sans industrialisation et sans prolétarisation, poussant vers la ville des ruraux qui ont impérativement besoin du maintien de solidarités verticales pour survivre, sans avoir connu le processus d'autonomisation de l'individu que le capitalisme, rompant partiellement les liens verticaux, a permis, autorisant ainsi l'éveil horizontal de la conscience de classe. La faveur contre le droit, la croyance que le roi est bon (même s'il est entouré de mauvais conseillers) et qu'il faut attirer son attention, sont typiques d'une situation de néopatrimonialisme. Ce sont des facteurs de stabilité des régimes autoritaires.

    Néanmoins, justement parce que cela ne tient pas à la "culture" ou à la "tradition", il n'y a pas d'abîme entre sociétés de sujets et sociétés de citoyens. Une même personne pourra passer d'un état de conscience à un autre, ou mélanger les deux. Béatrice Hibou l'avait bien montré (La force de l'obéissance, La Découverte, 2006), le régime de Ben Ali ne tenait pas seulement par la violence ou la menace de la violence, mais aussi par tous les fils socio-économiques tendus par un clientélisme autoritaire. Il en est toujours ainsi dans les longues dictatures (au sein desquelles il faut compter la colonisation), qui provoquent le phénomène bien connu des servitudes volontaires. Mais la crise mondiale a provoqué la crise de ce clientélisme appauvri. Seul, cela n'aurait pas suffi : à l'inverse, l'émoi considérable provoqué par l'immolation du jeune commerçant ambulant a prouvé l'existence d'évolutions en cours. Aurait-il existé si, depuis deux années, la classe ouvrière du bassin minier de Ghafsa n'avait point affronté le régime ? Les sujets redevenaient des citoyens.

    Il n'y a pas eu de Ghafsa au Mozambique les mois précédents l'émeute de septembre 2010, il n'y a pas eu d'imaginaire possible d'un futur autre que la faveur du maître. L'opposition, incapable de s'ériger en défenseur de la vie quotidienne du peuple, n'a eu aucun rôle dans l'affaire ; les vraies ONG, souvent courageuses mais squelettiques, non plus. En Angola, où la richesse extrême de l'oléocratie côtoie la misère la plus noire dans une Luanda méconnaissable, en voie de "dubaïsation" immobilière, la population en est encore à respirer la paix revenue après 27 ans de guerre civile. Elle l'a dit, en donnant plus de 80 % des voix au pouvoir, et pas seulement à cause de la fraude, aux élections de septembre 2008. Et comment pourrait-on revendiquer, dans le ventre et l'est du Congo, en proie au règne des Grandes Compagnies ? Mais il n'est jamais arrivé, dans l'histoire, qu'une vague importante de démocratisations n'ait pas de conséquence internationale et de longue durée. Les sujets d'aujourd'hui sont évidemment les citoyens de demain.

    Michel Cahen, chercheur CNRS au centre de recherche "Les Afriques dans le monde", Sciences Po Bordeaux