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  • une justice qui couvre les responsables de disparitions forcées

    Mohammed Smaïn et l’affaire des charniers : 


    Algeria-Watch, 8 mars 2012

    Cela fait près de quinze ans que Mohammed Smaïn est harcelé en raison de son engagement en faveur de la vérité et de la justice dans le lourd et douloureux dossier des disparitions forcées en Algérie. Il faut dire qu’il mène un combat contre de redoutables adversaires, notamment d’anciens fonctionnaires d’État et miliciens qui pendant des années ont fait la loi dans la région de Rélizane et commis de graves crimes notamment d’enlèvement et d’exécution d’opposants. Ces ex-miliciens continuent néanmoins à ce jour de bénéficier de la protection et de l’État et de la justice. Les plaintes des familles concernées ont été classées sans suite et les très rares procès d’ex-miliciens ont fini par etre annulés sans que des enquêtes sérieuses n’aient été menées.

    Mohammed Fergane, maire de Rélizane, Mohammed Abed, maire de Djediouïa, et sept autres miliciens avaient déposé en février 2001 une plainte contre Mohammed Smaïn pour « diffamation » et « dénonciation de crimes imaginaires » suite à la publication d’un article dans lequel ils étaient mis en cause dans des enlèvements et exécutions. Après dix années de procédure, la Cour suprême d’Alger, par une décision du 27 octobre 2011, a condamné Mohamed Smaïn pour « dénonciation calomnieuse » et « dénonciation de crimes imaginaires » à deux mois de prison ferme. La police s’est rendue les 22 et 26 février 2012 au domicile de Mohammed Smaïn pour l’arrêter sans l’y trouver.

    A Rélizane, une seule famille et ses alliés ont dirigé les milices de la wilaya et ce dès 1994, alors que les « groupes d’auto-défense », comme elles étaient appelées officiellement, n’ont été officialisés par un décret qu’en janvier 1997. Parallèlement à ces fonctions paramilitaires, les membres de cette famille avaient été désignés comme délégués exécutifs communaux (DEC) en remplacement des maires élus qui avaient été destitués après le coup d’État en janvier 1992. Ces miliciens-maires régnaient en maîtres sur les mairies de Rélizane, Djédioua, Hmadna, Zemmoura, Oued Djemaâ, Bendaouad, Ouled Sidi Mihoub et Sidi M’Hamed Benaouda et terrorisaient la population.

    Mohammed Smaïn a entrepris dès 1995 des enquêtes sur leurs agissements et a pu dresser une liste non exhaustive de plus de 200 personnes disparues, dont la majeure partie a été enlevée par des miliciens, souvent en compagnie de militaires, d’agents du DRS ou de gendarmes. Mais surtout, il a pu dès 1999, grâce au concours d’habitants de la région, localiser une douzaine de charniers à Rélizane et les environs et pris des photos. Il n’a cependant pas rendu publiques ces informations, craignant la destruction de ces preuves matérielles.

    C’est d’ailleurs ce qui s’est passé à propos d’un charnier qu’il avait photographié le 26 mai 2000 à Si­di-M’hamed Benaouda, au lieudit Kharrar. Le 6 février 2001, le quotidien arabophone Er-Ray, contacté par des familles de disparus alarmées par des rumeurs faisant état du déplacement de ce charnier, prend contact avec M. Smaïn, mais les forces de sécurité, déjà informées, bouclent le périmètre et avec l’aide de membres de la milice locale, déplacent les restes d’une vingtaine de dépouilles vers le cimetière communal pour les enterrer dans des tombes anonymes. Quant à Mohammed Smaïn, il est convoqué et interrogé pendant des heures par les gendarmes.

    Le journal fait sa Une du déplacement du charnier et d’autres organes de presse rapportent ces faits et également l’audition de M. Smaïn par la gendarmerie. Ils évoquent les actes commis par Mohammed Fergane et sa milice en les qualifiant de « crimes contre l’humanité ». Suite à ces révélations, M. Fergane porte plainte contre M. Smaïn, conjointement avec sept ex-membres de sa milice.
    Le procès en diffamation qui se déroule le 29 décembre 2001 offre pour la première fois aux familles de disparus l’occasion d’accuser devant un tribunal Mohammed Fergane des crimes qu’il a commis avec sa milice, mais pour lesquels il n’a jamais été jugé. Pour la première fois, elles peuvent raconter les enlèvements de leurs proches, les exécutions sommaires, les massacres, leurs souffrances et leur espoir de voir jaillir la vérité. Ce procès dans lequel Mohammed Smaïn devait être jugé pour diffamation et dénonciation calomnieuse, est celui des miliciens et « des charniers ».

    M. Smaïn est néanmoins condamné le 5 janvier 2002 par le Tribunal de Rélizane à deux mois de prison ferme. En appel, cette condamnation est confirmée et multipliée par six, soit une année de pri­son ferme. Le marathon judiciaire a cependant continué jusqu’au 27 octobre 2011, date à laquelle la Cour suprême d’Alger condamne Mohamed Smaïn pour « dénonciation calomnieuse » et « dénonciation de crimes imaginaires » à deux mois de prison ferme, 50 000 dinars algériens d’amende (environ 510 €) et 10 000 dinars algériens (environ 100 €) de dédommagement en faveur de chacun des plaignants.

    Il faut également rappeler qu’une plainte pour actes de torture et de barbarie et crimes contre l’humanité avait été déposée en octobre 2003 à Nîmes en France par la FIDH et de la Ligue française des droits de l’Homme et du citoyen (LDH), soutenue par la Ligue algérienne de défense des droits de l’Homme (LADDH), section Rélizane, contre deux membres des milices de Rélizane, les frères Abdelkader et Hocine dit « Adda » Mohamed. M. Smaïn avait été appelé à se constituer partie civile dans cette affaire.

    Il est manifeste que les miliciens qui ont sévi entre 1994 et 1997 dans la région de Rélizane, en particulier ceux enrôlés par l’État et qui portaient des responsabilités administratives bénéficient d’une impunité totale en Algérie. Depuis 1998, leurs crimes sont révélés régulièrement sans qu’ils n’aient à craindre d’être poursuivis. À ce jour des dizaines de familles ne connaissent pas le sort réservé à leurs parents enlevés par ces miliciens et disparus depuis.

    Cette affaire montre une fois de plus que faute d’établir la vérité sur les innombrables crimes commis lors des années de la « sale guerre », dans la région de Rélizane comme ailleurs, et d’en condamner les responsables, la justice couvre ces derniers en s’acharnant notamment sur les rares défenseurs des droits qui ont le courage d’affronter ce climat d’impunité.