Le colonel dans la tempête
La révolution de Jasmin et celle du Nil sont sur le point d’épingler à leur tableau de chasse une troisième pièce de choix d’un puzzle indispensable à la recomposition d’un Maghreb dépouillé de ses oripeaux.
Le régime du dirigeant libyen vit les pires moments de son histoire. Plusieurs villes du pays, dont Benghazi, sont tombées aux mains des manifestants après des défections dans l’armée, a affirmé hier, la Fédération internationale des ligues des droits de l’Homme (Fidh), qui avance un bilan de 300 à 400 morts depuis le début du soulèvement. «Beaucoup de villes sont tombées, notamment sur l’est de la côte. Des militaires se sont ralliés au soulèvement contre El Gueddafi», a déclaré la présidente de la Fidh, Souhayr Belhassen, citant notamment Benghazi, bastion de l’opposition. En revanche, Syrte, ville natale du colonel El Gueddafi, n’est pas aux mains des manifestants, a précisé cette responsable. Hier, des villes proches de la capitale comme Misrata, Khoms, Tarhounah, Zeiten, Zaouia et Zouara, étaient plongées dans le chaos.
Des défections au sein de l’armée auraient été déterminantes dans la tournure inattendue que viennent de prendre les événements.
L’insurrection a gagné la capitale libyenne. Les émeutiers ont répondu aux menaces agitées par le fils de Mouaâmar El Gueddafi au cours d’une intervention télévisée. La révolte ne donne pas de signes de faiblesse. Elle monte en intensité. «Le siège d’une télévision et d’une radio publiques ont été saccagés dimanche soir par des manifestants à Tripoli où des postes de police, des locaux des comités révolutionnaires et l’immeuble du ministère de l’Intérieur ont été incendiés», indique une dépêche de l’AFP. «Un local qui abritait la télévision Al-Jamahiriya 2 et la radio Al-Shababia a été saccagé», a indiqué un témoin sous couvert de l’anonymat.
«Des manifestants ont brûlé et saccagé l’immeuble qui abrite le ministère de l’Intérieur dans le centre de Tripoli», a confié un autre à l’agence de presse française. Plusieurs témoignages font état de commissariats de police, de locaux de comités révolutionnaires et de bâtiments publics incendiés...
La «Salle du peuple», qui abrite des manifestations et des réunions que tiennent, à l’occasion, les officiels du régime, a été réduite en fumée, a indiqué un habitant de la capitale qui réside à proximité de ce bâtiment qui est situé à l’entrée du quartier résidentiel de Hay Al-Andalous. Pro et anti-Gueddafi s’affrontent à l’arme automatique dans les quartiers de Tripoli.
Les ingrédients d’une guerre civile sont réunis. Son issue imprévisible se terminera probablement dans un bain de sang annoncé par un des fils du colonel. «En ce moment, des chars se déplacent dans Benghazi conduits par des civils. A Al-Baïda les gens ont des fusils et de nombreux dépôts de munitions ont été pillés. Nous avons des armes, l’armée a des armes, les forces qui veulent détruire la Libye ont des armes», a confié Seïf Al-Islam Gueddafi lors d’une allocution télévisée retransmise dans la nuit de dimanche à lundi.
La Libye serait-elle au bord de l’implosion? Le fils du dictateur libyen a affirmé que des manifestants armés étaient en train d’affronter les forces restées loyales au dirigeant libyen à Benghazi et Al-Baïda ainsi que dans l’est du pays. Les affrontements seraient d’une extrême violence. «Nous allons détruire les éléments de la sédition», a-t-il assuré. «La Libye est à un carrefour. Soit nous nous entendons aujourd’hui sur des réformes, soit nous ne pleurerons pas 84 morts mais des milliers et il y aura des rivières de sang dans toute la Libye», a affirmé Seïf Al-Islam.
Des déclarations annonciatrices du chaos à venir. La répression est déjà terrible. selon les derniers chiffres communiqués par l’ONG américaine, Human Rights Watch, au moins 233 personnes ont été tuées depuis le début du soulèvement, dont 60 pour la seule journée de dimanche à Benghazi qui était le centre de la contestation. La plupart des victimes y ont été dénombrées. Mouaâmar El Gueddafi connaîtra-t-il le même sort que Zine el Abidine Benali et Hosni Moubarak? Tout indique qu’il serait en voie de compléter le podium de ce vent de liberté qui souffle sur le Monde arabe.
La révolution de Jasmin et celle du Nil sont sur le point d’épingler à leur tableau de chasse une troisième pièce de choix d’un puzzle indispensable à la recomposition et l’édification d’un Maghreb dépouillé de ses oripeaux. Le prix à payer se compte en vies sacrifiées, arrachées, et en sang versé.
La Libye est en train d’en payer peut-être le plus lourd tribut. Le guide de la Jamahirya, qui règne sans partage sur son pays depuis près de quarante-deux ans, a plongé la Libye dans un bain de sang. La contestation en Libye s’annonce comme la plus dure depuis le début des révoltes dans les pays arabes. Elle est l’objet d’une répression sauvage qui atteste de la volonté manifeste de Mouaâmar El Gueddafi à tenter de garder coûte que coûte un pouvoir confisqué depuis plus de quatre décennies. Les déclarations de son fils illustrent la déconnexion entre le pouvoir libyen incarné par un seul homme, et les aspirations de sa société à laquelle est déniée toute existence. «La Libye n’est pas comme la Tunisie ou l’Egypte (...). Il n’y a ni société civile ni partis politiques», a lancé Seïf Al-Islam, lors d’une allocution télévisée dans la nuit de dimanche à lundi en allusion aux révoltes qui ont provoqué la chute des présidents de ces deux pays.
Les «forces qui tentent de détruire la Libye et de la démembrer sont armées et le résultat sera une guerre civile. Personne ne se soumettra à l’autre et nous nous battrons. Si le pays se divise, la Libye tombera dans une guerre civile (...) nous nous entre-tuerons dans les rues».
Une fuite en avant. Des déclarations irresponsables qui ont sans doute précipité un bain de sang et le départ massif des résidents étrangers. Le drame se jouera entre Libyens.
Mohamed TOUATI