Ahmed Selmane
Mardi 10 Juillet 2012
A 70 ans, malade, Mohamed Smaïn, s’est retrouvé, à la suite d’un acharnement politique qui a scandalisé de nombreux algériens, en prison. Il y a passé 18 jours. Dont le 5 juillet, marquant le cinquantenaire de l’indépendance. Mais ce matin, au siège d’Interface Médias, ce n’est pas de son « enlèvement » qu’il a le plus parlé, mais de l’horreur de l’univers carcéral. Des prisonniers lui ont demandé de témoigner de cet « autre monde » où le peu de République disparait pour laisser place à « l’humiliation », à la « dégradation » de l’humain. Il témoigne pour eux. Et pour nos enfants.
Le vieil homme et l’enfer carcéral
Sur les circonstances de son « enlèvement », Mohamed Smaïn est concis comme s’il était pressé d’aller à l’essentiel. C’est-à-dire à témoigner de l’inhumanité avec laquelle sont traités les détenus et des méthodes utilisées qui visent à les transformer en « bêtes ». Il a donc fait l’objet d’un « enlèvement » manu-militari mené par des policiers qui l’ont encerclé et cela n’avait «rien à avoir avec une arrestation dans le cadre de la loi ». Présenté devant le procureur, celui-ci lui dit qu’il avait été déjà convoqué par la police et qu’il n’a pas répondu. Il avait effectivement reçu une seule convocation – qu’il fait tourner parmi les journalistes présents – où il n’est mentionné ni date, ni motif. Finalement, le procureur explique qu’il a reçu un « ordre d’Alger et il l’applique ». Mohamed Smaïn devine d’où vient le coup. Ayant écopé d’une peine de deux mois de prison ferme en 2001, il sait que cela est devenu une « carte » qu’on cherchait à jouer contre lui. Même quand sous l’effet de la maladie (un cancer de la prostate pour lequel il est rétabli, des problèmes cardiaques et du diabète) il a décidé de prendre du champ à l’égard de l’activité militante cet acharnement a continué. Pour lui, la grosse affaire qu’on lui impute, ce sont les poursuites judiciaires engagées à Nîmes contre deux anciens miliciens du groupe Ferguène à Relizane. Les deux miliciens ont été poursuivis par des victimes en France et ont été inculpés d’acte de barbarie et de tortures. « J’ai été tenu pour responsable de cette affaire alors qu’il y a des victimes qui ont déposé plainte dont un gendarme à la retraite. Pour les gens du régime, c’est Smain qui est derrière tout cela alors que je n’ai été entendu qu’en tant que témoin. Mme Saïda Benhabylès m’insulte à chaque occasion sur ce sujet et je voudrais lui dire que tout nous sépare, la loyauté, le patriotisme… Je ne vis pas sous protection de garde de corps ! ».
En prison, c’est l’ordre des gardiens de l’humiliation
Mohamed Smaïn a rapporté qu’un officier s’est approché de lui en faisant appel à son militantisme nationaliste pour qu’il revienne sur ses déclarations au sujet des miliciens poursuivis à Nîmes. On lui a laissé entendre qu’en contrepartie on rétablirait sa fiche d’ancien moudjahid. Chose qu’il a refusé. « Je n’ai pas pris un stylo du pouvoir, je n’ai pas pris de logement pour le vendre et je n’ai pas pris de crédit et j’en suis fier » dit-il. Mais il trouve qu’il a assez parlé de lui. Il est là parce que les «prisonniers l’ont prié de raconter ce qu’il a vu ». Et ce qu’il a vu est une honte pour l’Algérie et pour la République. « En prison, on bascule dans un autre monde, ce n’est plus le règne de la loi et de la république, c’est l’ordre des gardiens et de l’humiliation. A l’arrivée dans la salle, pleine à craquer, on découvre l’entassement ». Mohamed Smain raconte avec indignation les techniques utilisées par les prisonniers pour essayer de dormir dans une annexe de la prison de Relizane conçue par l’occupant français pour 20 personnes, transformées pour 120 personnes et dans laquelle s’entassent plus de 400 personnes. « Les prisonniers mangent pour ne pas mourir » une nourriture infecte et dit-il, les « récalcitrants, ceux qui réclament leurs droits sont soumis à la falaqua (des coups à la plante des pieds) administrée à coup de caoutchouc. Après, ils sont mis dans une cellule sans fenêtre jusqu’à ce que les traces des coups disparaissent ». L’administration pénitentiaire a dû se rendre compte qu’elle avait un témoin de joies de la prison. Après sept jours passés dans l’entassement de l’annexe, il est transféré à la Centrale où il se retrouve dans une salle de 30 m² avec deux autres détenus. Un luxe dont il devine les raisons puisqu’il sera maintenu isolé du reste des prisonniers qui sont plus de 1300 dans une prison prévues pour 800 personnes. Il sait que les 30m² qui lui sont attribués avec deux codétenus ne veulent rien dire de la réalité de l’entassement. Dans cette Centrale, explique-t-il, règne une « discipline de fer. Le prisonnier doit mettre les mains derrière et baisser les yeux devant un gardien ». C’est une prison à « deux carrelages par personne » « On mélange tout le monde… il y avait un magistrat au milieu de repris de justice… Il n’y a aucun respect de la personne humaine. Les gens sont en prison pour être humiliés, dégradés, on les transforme en bêtes ».
Nul n’est à l’abri… car il n’y a pas de justice
Prenant la parole, Maître Ali Yahia Abdenour a rappelé le contexte de l’affaire de 212 disparus de Relizane et des charniers qui ont été découverts et les énormes pressions et menaces qui ont été exercés contre Mohamed Smaïn. « Je n’inviterais jamais assez les gens à lire son livre » (« Relizane dans la tourmente, silence on tue). Le président d’honneur de la LADDH a souligné qu’en Algérie « le droit et les droits s’arrêtent aux portes de la prison. Les prisonniers ne sont que des détails et même du bétail » rappelant d’ailleurs le cas de la mort par asphyxie de 27 prisonniers lors de leur transfert de la prison de Tizi Ouzou vers celle de Relizane. « Le ministre de la justice est resté à sa place et aucun responsable n’a rendu de compte ». Mohamed Smaïn souligne qu’il revient à la société algérienne de se défendre et d’exercer des pressions pour le respect de droits de l’homme et de la dignité humaine. « Nul n’est à l’abri en Algérie, pas même M.Bouteflika car il n’y a pas de justice. Ma condamnation a été politique, on voulait me faire taire, m’humilier, mais je garde la foi. Deux mois de prison, c’est un honneur pour moi et une honte pour le pouvoir ». Mohamed Smain a été mis en prison, il ne s’est pas apitoyé sur son sort. Il n’apprécie pas le fait d’avoir été gracié dans le cadre du 5 juillet, il aurait voulu faire ses deux mois. Ces dix-huit jours de prison, il les a vécues en citoyen et en militant. Il apporte, un témoignage de la réalité de l’univers carcéral. Il ne le fait pas pour lui-même. « Mon passé est derrière-moi ». Il le fait comme promis à ceux qui sont restés en enfer. Il le fait pour nos enfants qui doivent pouvoir vivre dans un pays de droit et de respect de la dignité humaine.