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un monument humain

  • Un monument humain


    On était en tout cas loin du manichéisme austère que certains prévoyaient et l’esprit d’ouverture aura globalement dominé, rappelant que la culture islamique – si ce n’étaient ses manipulations politiciennes de la part d’Etats ou d’oppositions –, contenait encore les richesses de raffinement qui ont marqué ses plus belles périodes.
    On avait oublié que «Tlemcen, capitale de la culture islamique» avait été inauguré le 16 avril, journée national du savoir. C’est donc avec la même coïncidence calendaire que devrait avoir lieu la clôture de cet événement qui aura abrité de nombreuses manifestations, aux disciplines et contenus divers, souvent intéressants, parfois étonnants et quelquefois excellents.

    Parmi les derniers actes de cette manifestation annuelle, il est prévu prochainement un colloque international sur l’Emir Abdelkader. Programmé du 25 au 28 février 2012, il est organisé par le CNRPAH (Centre national de recherches en préhistoire, anthropologie et histoire) et l’Université Abou Bekr Belkaïd de Tlemcen avec la participation de la Fondation Emir Abdelkader. Durant quatre jours, plus de quatre-vingts spécialistes du personnage ou de sa période, issus de plusieurs régions du monde, viendront aborder les différentes facettes de sa vie, de son action et de son œuvre. C’est sans doute l’un des plus grands rendez-vous scientifiques organisé sur ce sujet.

    La présence de l’Emir Abdelkader dans le programme de Tlemcen 2011 tombe sous le sens et il aurait même été étrange sinon indécent qu’il n’y figure pas. Du point de vue de la culture islamique, sa contribution demeure l’un des éléments les plus riches de l’histoire de l’Algérie mais aussi de l’ensemble du monde musulman. En tant que mystique attaché à l’enseignement du grand maître soufi, Ibn Arabi, auprès duquel il fut initialement enterré à Damas, il s’est livré à de profondes méditations théologiques. Son ouvrage, El Mawaqif (Les Haltes), traduit dans de nombreuses langues, demeure une référence élevée et reconnue de la gnose soufie des temps modernes.

    Mais, c’est aussi dans son action qu’il faut rechercher ses contributions à la culture islamique. S’inspirant de l’exemplarité prophétique véhiculée par la Sunna, il s’est toujours conformé à une rigueur et une probité sans laquelle il se serait interdit d’en demander autant à ses proches comme à ses compatriotes. Cette attitude vaut aussi pour le rapport de l’Islam aux autres religions, question qui a pris une importance actuelle indéniable, que l’on parle de «choc des civilisations» ou de «dialogue des civilisations», selon les positions antagoniques les plus connues.

    Ainsi, le traitement de ses prisonniers avait paru à son époque comme inouï. Il avait, par exemple, demandé à Louis Pavy, évêque d’Alger de 1846 à 1866, de dépêcher un aumônier auprès d’eux pour leur permettre de pratiquer leur foi. Et quand celui-ci le remercia, il répondit dans une lettre retrouvée par Monseigneur Tessier, avant-dernier évêque d’Alger (qui sera d’ailleurs présent au colloque) : «Ce que nous avons fait de bien avec les chrétiens, nous nous devions de le faire par fidélité à la Loi musulmane et pour respecter les droits de l’humanité.»  

    Les droits de l’humanité ? Voilà un concept que certains idéologues et médias des temps présents ne pourraient imaginer dans l’esprit et sous la plume d’un dirigeant musulman du XIXe siècle. Aujourd’hui, pourtant, bien des spécialistes reconnaissent l’Emir Abdelkader en tant que précurseur de la Convention de Genève de 1929. De même, le rôle qu’il joua à Damas en sauvant du massacre des Arabes chrétiens apparaît comme l’illustration d’une façon de penser et de pratiquer la culture islamique. Enfin, en tant que fondateur de l’Etat moderne algérien, il avait réussi à mettre en œuvre, pour peu de temps il est vrai, des structures politiques, administratives et juridiques qui constituent des éléments précieux de réflexion, voire d’inspiration, sur les équilibres et les limites entre les aspects sacrés de la religion et les questions profanes de la société.

    Il reste aussi, avec Saint-Augustin, l’Algérien le plus universel, son personnage et son œuvre ayant rayonné et rayonnant encore dans le monde entier. On savait qu’une petite ville des Etats-Unis avait été baptisée en son nom ainsi que d’autres lieux, ici ou là. Il y a moins d’un mois, son buste a été posé sur une des places publiques de Caracas, en présence de personnalités vénézuéliennes, de l’ambassadeur algérien et du président de la fondation Emir Abdelkader. Par ailleurs, la présence de l’Emir Abdelkader à Tlemcen se justifie par l’intérêt qu’il avait porté à cette cité d’un point de vue historique, au travers des enjeux qu’elle avait catalysés dans des périodes cruciales et par la richesse de ses productions théologiques et littéraires. On peut y ajouter un point de vue affectif, apparent à travers le poème Ô Tlemcen qu’il avait commencé à écrire, confiant cependant son achèvement à son secrétaire et confident. Autant de raisons qui justifient la programmation de ce colloque international dans le programme de Tlemcen 2011, d’autant que l’intitulé et le contenu de la rencontre, «Abdelkader, homme de tous les temps», souligne toute l’actualité d’une existence prodigieuse et des enseignements qu’elle apporte directement ou que l’on peut en tirer à la lumière des évolutions actuelles.

    Dans l’exposé des motifs de la rencontre, les trois signataires, Slimane Hachi, directeur du CNRPAH, Zaïm Khenchelaoui, docteur en anthropologue, et Nour Eddine Ghouali, recteur de l’Université de Tlemcen, affirment avec justesse et élégance : «En vouant le restant de sa vie à l’étude, à la poésie, à la réflexion permanente, à l’implication dans les affaires du monde, et surtout à l’intérêt manifeste de l’Autre – et quel qu’il soit – cet homme toujours étonnement moderne, se donne aujourd’hui à comprendre, et cela depuis le XIXe siècle, comme ce contemporain de tous les temps qui ne cessera de manquer à tous les futurs. Souverain écarté de tous les possibles, savant de tous les possibles écartés, le poète céleste, le mystique ésotérique, le curieux du monde, le penseur visionnaire, l’homme d’écoute et de dialogue entreprit de loger son humanisme en l’Esprit, entrant ainsi dans la composition de l’air des temps et circulant en toutes latitudes. Il fût l’homme de l’impossible incarcération».

    Les organisateurs précisent en outre l’esprit qui a présidé à la conception de ce colloque et les suites qu’ils comptent lui donner : «Notre démarche se veut fédératrice de tous ceux qui travaillent sur la vie et l’œuvre de l’Emir. Notre rencontre qui constitue un premier jalon dans l’instauration d’une tradition de regroupements scientifiques consacrés à Abdelkader, vise à mobiliser des équipes de recherche interdisciplinaires nationales, régionales et internationales autour de ce personnage axial de l’Histoire moderne». Il serait temps en effet que l’apport de l’Emir Abdelkader prenne plus de consistance dans notre pays. Au plan de la recherche d’abord, car s’il est agréable d’apprendre qu’il est beaucoup étudié de par le monde, il est pour le moins anormal que, dans son pays, le même engouement ne se constate pas ou, du moins – s’il existe –, n’est pas promu. Au plan de sa présence dans l’enseignement et la société, ensuite, où la multiplicité de ses apports est souvent réduite à deux ou trois parcelles de son personnage, pratique affectant d’ailleurs bien des figures de notre passé, de Massinissa à Ben Badis…

    L’affiche alléchante du colloque montre déjà combien l’Emir est perçu dans le monde, non seulement comme un objet d’étude mais aussi comme une source d’inspiration actuelle. Il est impossible ici de décrire toute la richesse des communications programmées. Citons cependant celle de John W. Kiser (Columbia University, Washington), en plein dans le sujet du colloque : «Pourquoi Abdelkader est-il encore valable pour le monde d’aujourd’hui ?» Dans son résumé, le chercheur répond : «Parce qu’il incarne les quatre vertus universelles pour vivre moralement : l’intellect, le courage, la modération et la justice. Il est un modèle à suivre pour les musulmans. Sa lutte peut inspirer les musulmans à envisager différemment la signification du jihad. L’Emir est aussi un modèle à suivre pour les non musulmans. Sa vie doit sa supériorité à sa haute moralité, sa compassion, sa sagesse, son œuvre intellectuelle et sa conduite chevaleresque en temps de guerre.

    En ce sens, la vie de l’Emir peut offrir un modèle pour combattre la phobie occidentale à l’égard de l’Islam». Pour sa part, Eric Geoffroy (Université de Strasbourg) s’est intéressé à «L’Eternel féminin selon l'Emir Abdelkader» et Yuko Tochibori (Kyoto University) à «La notion du contrat chez l’Emir Abdelkader». Etonnante communication que celle que donnera Taran Volodymyr (Zaporizhzhia University, Ukraine) sur «Le modèle de l’Emir Abdelkader comme leadership dans la politique nationale de l’Ukraine moderne» ! Pour sa part, Mgr Henri Teissier, Archevêque émérite d’Alger, parlera de «La ‘sîra dhâtiyya’, un manuscrit d’Abdelkader et de son entourage», document inédit dont il relatera les circonstances de sa découverte dans une maison d’Alger. L’ancien haut fonctionnaire de l’Unesco, l’Algérien Mounir Bouchenaki, abordera «Une œuvre encore peu connue de l'Emir : la frappe d'une Monnaie».

    Touria Ikbal (Ecole des Hautes Etudes de Management, Marrakech) traitera de l’influence akbarienne dans l’œuvre spirituelle de l’Emir. Citons également le travail de Shirine Dakouri (Institut français d’études de l’Extrême-Orient, Damas) sur «L’homme et sa dignité dans la pensée de l’Emir soufi, Abdelkader l’Algérien» ou encore celui de Mina Nour (Université du Caire) sur l’image de l’Emir dans les médias arabes et égyptiens en particulier.
    Arrêtons-là en vous proposant de consulter le site où figure le programme détaillé du colloque (www.cnrpah.org), lequel devrait être un événement important pour la connaissance d’un monument humain.   
     

    Repères :

     

    Tandis que s’est achevée, il y a quatre jours, à Tlemcen, la belle exposition «De Terre et d’Argile» consacrée aux architectures de terre dans leur histoire et leurs expressions contemporaines, trois autres prennent le relais à Tlemcen.  La première a débuté le 4 février au Palais de la Culture Imama et s’intitule «Habitudes et traditions de Tlemcen». Pourquoi a-t-on choisi le terme d’habitude au lieu de coutume ?

    La réponse est peut-être dans l’exposition elle-même… ou une erreur de traduction ! Le 8 février a été inaugurée l’exposition «Sur les traces des Almoravides et des Almohades», mise en scène par Zine Eddine Seffadj, et qui propose un récit imagé de ces deux grandes dynasties. Celle des Almoravides, descendants du groupe berbère des Sanhadja qui, au XIe siècle, pénétra le Sud jusqu’au Soudan avant de se porter, sous la direction de Youssef ibn Tachfin au secours de la ville de Tolède assiégée par les troupes d’Alphonse IV de Castille, puis de s’emparer de l’Andalousie musulmane.

    Quant aux Almohades de Ibn Toumert, à partir de 1130, ils assoient leur domination sur le Maroc avant de s’installer également en Andalousie. Depuis mercredi dernier, le Musée de la Ville accueille une exposition images fixes et multimédia sur l’histoire des monuments et sites de Tlemcen à travers toutes ses périodes, depuis Pomaria la romaine, Tagrart des Almohades et Almoravides, Tilimsen des Zianides, etc.   
    Espérons, qu’à l’instar de l’exposition «Les Maîtres de la Nouba» qui a été montée à Tlemcen puis Alger, il a été prévu de déplacer les expositions actuelles vers d’autres villes d’Algérie.
     

     

    Ameziane Farhani