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une heure après koren

  • Belcourt, quinze ans après Yamaha, une heure après Koren

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    Belcourt ne savait déjà plus distraire le désespoir quand Chaouchi relâcha le ballon dans  ses filets, ce dimanche noir où le capitaine Koren, le capitaine slovène, avait tiré et que la cité s’était écroulée, touchée en plein cœur, ramenée à sa condition misérable, tu ne seras pas champion, mon fils, il n’y aura pas de défilé, cache le drapeau et viens fumer un joint,  le cortège est annulé, tu ne seras pas champion, mon fils…

    Du temps des frères Yamaha, Belcourt savait rire de ses désappointements. A la façon qu’avait la plèbe algéroise de rigoler de son destin plutôt que d’en pleurer, Belcourt cultivait le génie inégalable de s’ériger en étranger à sa propre tragédie, de tout traiter avec une goguenarde philosophie, tout, la vie, la mort, le passé, l’avenir, la patrie, les hommes, sa propre misère, surtout sa propre misère et, qui sait, peut-être même Dieu ! J’apprendrai, plus tard, que c’était une façon de survivre. Même dans le quartier de Cervantès, dans Belcourt des pauvres gens, même à Cervantès, assemblage de masures loqueteuses où l’on croupissait jusqu’à la mort, même à Cervantès on avait appris à piéger son malheur dans l’autodérision  pour mieux l’endurer. Un don des frères Yamaha, mi-clowns mi-héros, qui savaient si bien parodier leur propre détresse, quand tous les autres s’en bouleversaient. Avec eux, chômeurs et pères de familles se consolaient de ce que même la solitude et les jours sans pain, même l’hécatombe donc, pouvaient, parfois, ne pas être pris au sérieux et Cervantès survolait alors dignement Belcourt de ses guenilles.

    En ce temps-là, du temps des frères Yamaha, Belcourt ne défilait pas pour un match, mais pour des choses étranges, la dignité, le droit d’exister, la démocratie, slogans d’automnes rouges de sang et de colère, c’était le 5 octobre mon fils, et le capitaine avait tiré, pas le capitaine Koren, l’autre capitaine en treillis, sur un char, et la balle n’était pas de marque Adidas, c’était une balle réelle, un automne de Belcourt où Cervantès ne voulait plus de ces guenilles, un automne de Belcourt, comme l’automne de mon père, ce 11 décembre 1960, sur injonction des édiles de l’ombre, les hurlements de Belcourt bouleverseraient la planète et parviendraient jusqu’aux oreilles des Etats en conclave à New-York, avaient-ils assuré.   « Ce fut ici, mon enfant… », ce fut ici, de ces hauts lieux de l’héroïsme ancien, ce fut ici, dans Belcourt, un matin d’automne, drapeau à la main, à  travers le boulevard Cervantès et les rues miteuses de notre enfance, la rue de l'Amiral-Guépratte puis le marché indigène d’El-Akiba, ce fut ici, dans les quartiers européens, l’emblème vert à la main, dans les quartiers où on n’allait jamais, devant le café Quiko, le Monoprix et le cinéma Roxy, la rue de Lyon et ses belles devantures, la rue de l'Union, puis la rue Lamartine, ce fut ici que je poussai mon dernier cri « Tahia El-Djazaïr ! »
    À la rue Alfred-de-Musset, le capitaine avait tiré. Pas le capitaine Koren, l’autre capitaine en tenue de paras, « bleu, blanc, rouge », et la balle n’était pas de marque Adidas, c’était une balle réelle, un automne de Belcourt où Cervantès ne voulait plus de ces guenilles, un automne de Belcourt, comme l’automne de mon père, une nuit de Toussaint rouge dans les Aurès, mais tout cela, c’est si loin…

    Aujourd’hui Belcourt défile pour un match et Chaouchi a relâché le ballon dans  ses filets, ce dimanche noir où le capitaine Koren avait tiré et que la cité s’était écroulée, touchée en plein cœur, ramenée à sa condition misérable, tu ne seras pas champion, mon fils, il n’y aura pas de défilé, cache le drapeau et viens fumer un joint,  l’un des frères Yamaha est mort, assassiné une nuit douteuse,  personne ne raconte plus rien à nos enfants égarés, ceux-là qui n’ont jamais su de quels péchés ils étaient coupables, que j’ai vus épuiser leurs existences à vouloir rejoindre les récifs d’en face, à périr en mer, solennels et imposants,  dans une noble naïveté, à l’âge encore vert où l’on croit ne connaître aucune raison de vivre et tous les prétextes pour mourir, gamins de Belcourt, chair innocente de nos guerres douteuses, venus au monde après ce qui sera appelé plus tard, l’indépendance, à la fin d’une guerre magnifiée qui eut lieu dans l’exubérance et la duplicité, dans l’enthousiasme et les fourberies, l’indépendance, mon fils, où nous  n’avons pas cessé d’espérer pour nos enfants ce que nos pères avaient espéré pour nous, ce que le temps nous refusait alors, ce qu’il nous refuse toujours, aujourd’hui que les anciens compagnons d’armes, mus par une avidité nouvelle, ont fait rétablir les parapets de Belcourt  et ressuscité Cervantès, ses taudis et ses indigènes, qu’il n’y a plus personne pour pousser le dernier cri, le cri exaucé, « Tahia El-Djazaïr ! », plus personne, seulement « One, two, three », sur ordre des mêmes édiles de l’ombre, Dieu faisait patienter et nos anciens compagnons d’armes avaient ressuscité la nuit…

    Belcourt, un soir que Chaouchi relâcha le ballon dans  ses filets, ce dimanche noir où le capitaine Koren avait tiré et que la cité s’était écroulée, touchée en plein cœur, ramenée à sa condition misérable, tu ne seras pas champion, mon fils, il n’y aura pas de défilé, cache le drapeau et viens fumer un joint,  le cortège est annulé, tu ne seras pas champion, mon fils, pas avant que tu ne devines que les hommes ont le degré de liberté que leur audace conquiert sur la peur, lorsque, devenus adultes, les gamins de Belcourt, fatigués de l’insupportable, referont de ce quartier indigène de Cervantès le temple discret où l’on apprendra la colère puis la dignité puis le bonheur…

    M.B.