La diplomatie américaine cherche à décortiquer les ressorts de la relation France-Brésil. Les évolutions du géant d'Amérique latine ne peuvent laisser Washington indifférent, pas plus que les transferts de technologie, notamment militaire, vers cette partie "émergente" du monde. En novembre 2009, dans un télégramme intitulé "la France et le Brésil : le début d'une histoire d'amour", l'ambassade américaine à Paris se penche sur le duo formé par Nicolas Sarkozy et le président du Brésil, Ignacio Lula da Silva.
Le constat le plus saillant est que derrière l'affichage très médiatisé d'amitié personnelle entre les deux chefs d'Etat, se nichent des enjeux stratégiques en termes de défense, avec une aide majeure apportée par la France au Brésil en matière de capacités militaires. Car au-delà du suspense – qui dure toujours – sur les perspectives de vente d'avions Rafale, une affaire plus discrète a été négociée : la livraison au Brésil du premier sous-marin à propulsion nucléaire du continent sud-américain.
Le câble diplomatique américain, obtenu par WikiLeaks et consulté par Le Monde, analyse d'abord les motivations et la stratégie de Nicolas Sarkozy, qui veut "étendre le rôle de la France comme acteur global [en] courtisant des pays très peuplés et non-alignés" que le président français "décrit comme des têtes de pont".
L'Elysée veut s'appuyer sur "l'importance croissante que la crise économique a conféré au G20", enceinte présidée par la France en 2011. Nicolas Sarkozy, poursuit le document, veut "utiliser ses liens personnels avec Lula", le président brésilien, pour faire aboutir des projets de contrats comme le Rafale, "qui n'est pas encore conclu". Le président français entend faire de la relation avec le Brésil "un modèle de point d'entrée de la France en Amérique latine, et au-delà".
Les diplomates américains relèvent à juste titre qu'il n'y pas là de grande nouveauté. En tissant "des liens extrêmement proches avec le Brésil [M.Sarkozy] reprend la politique de son prédécesseur Jacques Chirac là où il l'a laissée". Mais l'amitié entre Nicolas Sarkozy et le président Lula da Silva retient beaucoup l'attention. "Les diplomates brésiliens notent que les deux hommes ont des personnalités très similaires, écrit l'ambassade américaine, Lula a souvent commenté que regarder Sarkozy, c'est comme 'regarder dans un miroir' ".
UN ATOUT : "LA POPULARITÉ DE CARLA BRUNI" AU BRÉSIL
Ce "partenariat bilatéral ‘unique' et cette amitié étroite entre l'énergique Sarkozy et le charismatique et populaire Lula" sont d'autant plus frappants, ajoute le câble, que "le président brésilien ne parle ni anglais ni français, si bien que les échanges se font presque exclusivement par le truchement d'interprètes".
Une vaste ambition animerait selon ce texte les deux hommes : "remodeler l'ordre du monde". Le câble américain classé "confidentiel" ajoute ce "commentaire" : "nous jugeons que Sarkozy tire un avantage complet de la popularité de Carla Bruni, et de celle de leur couple, pour faire avancer les intérêts nationaux français au Brésil".
Passées ces observations, le texte se penche sur du concret, en premier lieu la relation militaire entre la France et le Brésil. Celle-ci "date du milieu des années 1980, et vient récemment d'inclure un transfert d'armements et de technologie d'un montant de 12 milliards de dollars, que le Sénat brésilien a approuvé le 3 septembre" 2009, note le télégramme. Il s'agit de la livraison par la France au Brésil d'un sous-marin à propulsion nucléaire.
La France aide ainsi le Brésil à se déployer comme une puissance stratégique majeure dans l'hémisphère Sud. Pour les Etats-Unis, ce n'est pas anodin. "Comme Lula l'a souvent déclaré, le Brésil a l'ambition de devenir une puissance mondiale dans les décennies à venir", relève le câble, "et il considère que l'élément clef pour y parvenir est l'acquisition d'une certaine autonomie technologique et militaire". L'accord passé avec la France prévoit la fourniture de cinq sous-marins français Scorpene, dont un à propulsion nucléaire (sans toutefois son réacteur, dont la construction relève du Brésil).
Le document américain souligne à quel point les transferts de technologie consentis par la France ont pu peser dans le rapprochement bilatéral. Le Brésil ne veut pas seulement équiper ses forces armées, mais disposer d'une base industrielle qui lui permettrait d'aller plus loin, en toute autonomie.
UNE OBSERVATION POTENTIELLEMENT MENAÇANTE...
Les diplomates américains livrent ensuite leur vision de l'affaire du Rafale, l'avion de Dassault dont Paris espère la vente, avec l'appui du président Lula (qui quittera ses fonctions le 1er janvier 2011, remplacé par Dilma Roussef). Avec le Rafale, la France "espère écarter les avions américains F/A-18 Super Hornet et le Suédois Grippen", note le câble.
Avant de glisser une observation potentiellement menaçante pour les ambitions françaises : "si la vente du Rafale s'effectue, Dassault pourrait devoir demander aux Etats-Unis des licences de contrôle d'exportation, pour les parties de l'avion construites avec de la technologie américaine".
Le document reflète l'âpreté de la bataille commerciale en cours, et l'aspect essentiel des transferts de technologie. "Sarkozy a présenté [à ses interlocuteurs brésiliens] le mythe que la France serait le partenaire parfait pour des Etats qui ne veulent pas dépendre de technologies américaines". "Les Français ont depuis le début garanti aux Brésiliens qu'ils livreraient les codes informatiques du Rafale qui sont le cœur numérique de l'appareil, un geste que d'autres concurrents ont été réticents à accorder", dit le texte.
"Quand Lula s'est plaint auprès de Sarkozy du ‘prix absurde' des Rafales, à 80 millions de dollars chacun, le président français lui a envoyé, selon des sources au ministère des affaires étrangères, une lettre personnelle soulignant que la France était disposée à procéder à un ‘transfert sans restrictions' de renseignements technologiques".
Le Brésil, poursuit cette analyse américaine, citant des sources militaires à Brasilia, "veut non seulement acheter le Rafale, mais produire l'avion sur son territoire et éventuellement le vendre à travers l'Amérique latine à l'horizon 2030". Annoncé plusieurs fois par les autorités françaises comme acquis, le contrat sur le Rafale n'a à ce jour pas été signé. "Les Brésiliens", notait déjà ce document de novembre 2009, "continuent d'entretenir un suspense entre les concurrents à propos de la rénovation de leur flotte aérienne, et attendent que Sarkozy revienne vers eux avec son message familier de contrats civils et militaires".
Natalie Nougayrède