Le ministère public qui représente la société et applique la loi est obligé d’agir immédiatement l Il doit ouvrir une enquête dans le contenu de la dénonciation, conformément aux articles 33 et 36 du code de procédure pénale.
Le 20 août 2009, à l’occasion de la commémoration de la Journée du chahid à Béjaïa, Abdelaziz Belkhadem, représentant personnel du président de la République, avait lu une lettre où ce dernier s’est engagé une énième fois à faire la guerre à ceux qui dilapident les deniers publics. Ce discours tombait pile au moment de la publication d’articles de presse révélant des scandales de corruption et impliquant de hautes personnalités, de surcroît amis de Bouteflika. On savait déjà Saïd Barkat et Ammar Saïdani impliqués jusqu’au cou. Mais c’est la position de Bouteflika qui intrigue et choque en ce qu’elle constitue un point d’orgue résonnant à la symphonie bruyante de l’impunité à l’algérienne. Les faits révélés par notre confrère El Khabar Al ousboui dans ses numéros 547 et 548 des deux dernières semaines du mois d’août, sont venus meubler une actualité estivale déjà riche en matière de révélations trahissant des signes de luttes au sommet du pouvoir entre factions adverses. S’agit-il d’un nouvel épisode dans le jeu d’équilibre entre clans ? Notre souci n’est pas d’apporter des éléments de réponse à cette question, mais il s’agit de tenter un éclairage sur l’impunité comme mode de gouvernance adopté depuis la théâtrale affaire Khalifa.
Les déballages ont pris pour cibles de gros poissons. Des personnalités de haut rang, assumant des charges au sein de l’Etat et surtout ayant des liens étroits avec Bouteflika. Saïdani est en effet l’ex-président de l’APN (3e homme de l’Etat), membre de la commission exécutive du FLN, et ex-président des bruyants comités de soutien de Bouteflika. Quant à Barkat, ce disciple d’Hippocrate est devenu un intouchable du gouvernement, resté près d’une décade à l’abri de tous les remaniements, nonobstant sa gestion désastreuse du secteur de l’Agriculture dont il était le premier responsable. Dans les faits, les deux affaires sont en plus liées. Selon le premier article de l’hebdomadaire arabophone, le DRS (Département de renseignement et de sécurité) relevant de l’ANP et conduit par l’inamovible Mohamed Mediene (dit Toufik), a eu des renseignements sur le détournement de quelque 450 millions de centimes qu’aurait effectué Amar Saïdani à travers la société El Karama qu’il possède en usant d’un prête-nom. Après enquête, les résultats ont révélé que le trou creusé dans les deniers publics était beaucoup plus important et s’élève à environ 30 milliards de dinars (3000 milliards de centimes), soit l’équivalent de 300 millions d’euros.
Pour incompétence et détournement : une promotion !
Des signes ostentatoires de richesse sont vite apparus chez lui : acquisition d’une villa somptueuse à Hydra, des biens immobiliers à l’étranger, notamment 4 villas et appartements en Espagne, des biens à Londres et un appartement de haut standing dans un quartier huppé à Paris d’une valeur de 6 millions de dollars. L’ex-militant de la kasma de Oued Souf n’est pas du genre discret. Il est vrai que le deuxième mandat du Président a encouragé les certitudes du premier cercle de sa clientèle et même au-delà. Le rapport du DRS sera, comme il se doit, transmis à Bouteflika. Ce qui peut être perçu aussi comme une façon de jeter la balle dans son camp et l’acculer devant l’opinion publique. Les effets sont immédiats : devant le risque d’un hyper scandale aux conséquences fâcheuses sur le rapport de force entre Bouteflika et ses associés au pouvoir, Saïdani est sacrifié. Il sera donc écarté de la tête du Parlement et empêché de briguer un autre mandat en 2007.
Saïdani pouvait-il détourner ces sommes colossales tout seul et sans complicités à un haut niveau ? Des personnes ayant un lien direct avec le programme de soutien agricole sont citées dans les rapports qui ont trait entre autres à la GCA (Générale des concessions agricoles) et dont El Watan s’est fait l’écho en 2007. Le lien avec Saïd Barkat et son ministère de l’Agriculture se trouve à ce niveau. Saïdani avait en effet un lien avec un certain Chelghoum, devenu, grâce à lui, directeur général de l’OAIC et ensuite secrétaire général du ministère de l’Agriculture, ainsi que le directeur du Fonds de soutien agricole, Fayçal Noureddine, qui croupit actuellement dans la prison de Laghouat. Durant le règne de Barkat, le ministère de l’Agriculture a été éclaboussé par plusieurs scandales, et pas des moindres, à commencer par celui du matériel acheté en Espagne chez une société appartenant à José Maria Aznar, ex-Premier ministre ibérique. Malgré son rang modeste sur le marché, cette société a bénéficié d’une commande de 150 millions de dollars et sans soumission comme l’exige le code des marchés publics.
Pis, le matériel livré se révélera de mauvaise qualité. Barkat est cité aussi dans l’affaire de location d’avions de lutte contre les criquets. Le ministère a loué en 2006 une trentaine d’avions à raison de 36 000 euros/jour. Plusieurs de ces appareils se révéleront défectueux et resteront cloués sur le tarmac. Pourtant, ils n’ont pas été renvoyés au prestataire et trois parmi eux seront même gardés en réserve trois mois durant. Des rapports liés à ces affaires sont entre les mains de Bouteflika qui n’ignorait rien des agissements de son ministre, mais au lieu d’être renvoyé, Barkat a fini par être promu ministre de la Santé ! Un petit pas pour l’homme, un désastre pour les Algériens. C’est vrai que lui, du moins, s’attendait à plus, quelque chose comme le fauteuil de Premier ministre par exemple. Chez l’opinion publique, le scandale ne passe pas inaperçu et l’effet est profond. Le rang des personnes impliquées et la gravité des accusations amplifient le scandale. Mais quel scandale ? Est-ce le fait qu’ils ont été pris la main dans le sac ou bien celui d’avoir été lavés de leurs crimes ?
Le serment trahi
Le silence a été la seule réponse du pouvoir. Gêne ou mépris ? On ne sait pas. La tempête est passée sans susciter la moindre réaction ni de la part des impliqués, ni du gouvernement ni celle du FLN, parti où les deux hommes assument de hautes responsabilités. « Qui ne dit mot consent », affirme le sens commun. La logique du palais fonctionne autrement, les voix de la politique algérienne sont impénétrables ! Par-dessus tout, c’est la position de Bouteflika qui déçoit le plus : le président s’est contenté en effet d’une sanction politique à l’égard de Saïdani, ce qui ne veut rien dire pour la loi, d’autant plus que la sanction ne correspond pas aux crimes. Il a, en outre, maintenu envers et contre tous Barkat au sein de l’Exécutif, trahissant ses propres engagements. Dans son intervention en Conseil des ministres, tenu le 13 avril 2005, le Président a souligné l’importance de ce texte (avant-projet de loi anti-corruption) pour la consolidation de « la bonne gouvernance et à la réhabilitation de l’Etat de droit », dira-t-il. Il a aussi lancé un avertissement à l’encontre de « ceux qui, tirant profit de la situation de laxisme qui a caractérisé la gestion de certains secteurs d’activités économiques et sociales, nourrissent le sentiment que la corruption est le fait de puissants intouchables dans le seul but de préparer le lit à la généralisation et à la banalisation de ce phénomène et couvrir ainsi leur inertie ou, pis encore, leurs déviances ». Entre la parole et l’acte, la contradiction est sidérante.
La position de Bouteflika et sa manière d’agir sont contraires aux lois de la République et à la Constitution. Faut-il rappeler le serment qu’il a prononcé lors de son investiture devant le peuple et en présence de toutes les hautes instances de la Nation conformément à l’article 76 de la Constitution. Dans ce serment, il s’est engagé à défendre la Constitution et respecter les institutions de la République et ses lois. En tant que premier chef de l’Exécutif, il se devait de remettre les rapports du DRS entre les mains de la justice conformément à l’article 32 du code de procédure pénale : « Toute autorité, tout officier public ou fonctionnaire qui, dans l’exercice de ses fonctions acquiert la connaissance d’un crime ou d’un délit, est tenu d’en donner avis sans délai au ministère public et de lui transmettre tous les renseignements, procès-verbaux et actes qui y sont relatifs ». Voilà deux ans qu’il ne cesse de recevoir des rapports accablant ces personnages, et il persiste dans la sanction politique quand il ne fait pas dans la protection.
Déclin de la loi
Fin 2006, Bouguerra Soltani (à l’époque ministre du gouvernement Belkhadem) avait fait parler de lui en affirmant avoir une liste de personnalités impliquées dans des affaires de corruption et qu’il détenait des dossiers touchant des personnalités bénéficiant de l’immunité. Cela lui a valu les foudres de Bouteflika et une mise en quarantaine qui a failli l’emporter. Mais l’affaire a été ensuite noyée et renvoyée aux oubliettes, comme si le pouvoir ne voulait pas s’encombrer de nouveaux procès gênants. Quelle doit être l’issue dans une telle situation ? Du point de vue institutionnel, c’est le principe de séparation des pouvoirs, consacrée par la Constitution qui vole au secours de la République. A ce sujet, l’article 38 stipule : « Le pouvoir judiciaire est indépendant et s’exerce dans le cadre de la loi ». La publication par la presse de tels scandales est qualifiée juridiquement de dénonciation d’infraction. Le ministère public qui représente la société et applique la loi (sa raison d’être conformément à l’article 29 du code de procédure pénale) est obligé d’agir immédiatement et ouvrir une enquête dans le contenu de la dénonciation, conformément aux articles 33 et 36 du code de procédure pénale. Dans les affaires citées en exemple, ce sont les procureurs généraux territorialement compétents, soit : celui de la cour d’Alger, de Laghouat, Djelfa et Ouargla, là où une partie des faits a eu lieu, qui, les premiers, auraient dû intervenir.
L’inaction de la justice devant des cas pareils de destruction des ressources de la Nation ne peut être apparentée qu’au déclin de la loi, ultime phase de décadence dans la conception juridique de l’Etat. Serait-on arrivé là si le garde-fou qu’est la déclaration du patrimoine était appliqué ? Serait-on arrivé là si on avait respecté les mécanismes de prévention et de lutte contre la corruption et laissé agir librement la Cour des comptes ? Pour des faits similaires, Achour Abderrahmane a été condamné à 18 ans de prison. Pourquoi lui et pas Saïdani qui, rappelons-le, n’a plus l’immunité parlementaire ? N’est-ce pas que « les citoyens sont égaux devant la loi, sans que puisse prévaloir aucune ? », tel que stipulé dans l’article 29 de la Constitution. N’est-ce pas que le premier magistrat du pays a insisté sur la nécessité, voire l’urgence de combattre ce fléau « de manière non sélective, quels qu’en soient ses auteurs » et que « la rigueur de la loi devra être égale pour tous ? » La vérité est qu’on a offert l’impunité à Saïdani. Pour lui, pour Barkat et des centaines, voire des milliers d’autres qui comme eux servent le système que Bouteflika a peur de fissurer irrémédiablement en cas de poursuites contre ses protégés.
A la différence de la loi sur la réconciliation, pourtant critiquée comme consacrant l’impunité, ces affaires sont plus graves du fait que la position du premier magistrat du pays entrave la loi. La loi est l’essence de l’Etat, alors que l’impunité n’est pas en harmonie avec l’intérêt général, et sert les intérêts personnels et ceux de groupes. L’impunité est l’absence politique et juridique de l’Etat en tant qu’esprit. Ce nouveau fléau politique tétanise en plus la classe politique et les personnalités nationales demeurées aphones. Complicité ou fatalisme ? Qu’importe, si le résultat est le même et conduit à démoraliser tout un peuple aujourd’hui convaincu qu’aucun avenir n’est possible pour lui sur sa propre terre.
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