Algeria-Watch : L’autoamnistie des généraux criminels est inconstitutionnelle et illégale « L’autoamnistie des généraux n’empêchera pas que la vérité puisse être faite sur les crimes contre l’humanité commis en Algérie depuis 1992. Et elle ne pourra empêcher les poursuites judiciaires à l’encontre des criminels à l’extérieur de l’Algérie, puisque la loi sur laquelle elle repose est illégale. » Nous assistons aujourd’hui en Algérie à une ultime tentative d’effacement de la vérité et de liquidation de la justice. Le 28 février 2006, le président algérien a adopté une ordonnance et trois décrets d’application de la « Charte pour la paix et la réconciliation nationale ». Celle-ci, promulguée en août 2005 et soumise à un référendum le 29 septembre 2005, n’avait pas trompé les Algériennes et Algériens. Des mesures présentées une fois de plus comme « réconciliatrices » n’étaient en fait que destinées à tourner une page dans le mensonge et le déni. Ils ne furent donc pas nombreux à prendre le chemin des urnes, même si le pouvoir a fait état d’une participation record de 80 % et de 98 % de votes en faveur de la Charte. Fort de ce score falsifié, le président Bouteflika avait annoncé devant les députés que les textes d’application seraient soumis aux débats du Parlement. Cinq mois plus tard, il n’en est même plus question. L’intention déclarée du législateur ne peut étouffer le bruit de bottes, puisque nul n’ignore que les généraux putschistes détenteurs du pouvoir réel, passés maîtres dans la « sale guerre », le sont aussi dans la mascarade légaliste. Après l’interruption des premières élections législatives pluralistes de 1991 en raison de la victoire du parti islamiste FIS, la suspension de la Constitution, la dissolution du Parlement, la démission du président, quelques généraux avant tout soucieux de préserver leurs privilèges ont instauré l’état d’urgence et promulgué la loi antiterroriste. Le pays a été plongé dans l’horreur, vivant hors les lois qui le régissaient jusque-là. À partir de 1995, le commandement militaire a organisé le retour à une légalité de façade, balisée et quadrillée. L’« édification institutionnelle » a été prônée par ceux-là mêmes qui, pendant des années, à coups de ratissages, de massacres et de déplacements de populations, ont gravement porté atteinte à la cohésion sociale. Le prétendu « processus démocratique » a été imposé par la désignation des candidats à la présidence, la mise au pas des partis d’opposition ou leur interdiction, les fraudes flagrantes lors des scrutins. Le Parlement qui en est issu joue à merveille le rôle de théâtre de marionnettes qui lui a été assigné par les « décideurs ». En octobre 1997, sur arrière-fond de massacres quasi-quotidiens de civils, la « classe politique » a tacitement accepté qu’un accord secret – dont elle ignorait tout des modalités – soit conclu entre des factions armées et le commandement militaire, court-circuitant aussi bien la présidence que les politiques du FIS. De cet accord, rien n’a filtré jusqu’à ce jour. Mais les mesures prises par la suite dans le cadre de la « concorde civile » en 1999 et celles prévues par l’ordonnance présidentielle de février 2006 traduisent la volonté d’organiser l’opacité autour des crimes commis lors des années de la « sale guerre », et d’assurer l’impunité aussi bien aux islamistes acceptant de se soumettre qu’aux membres des forces de sécurité et aux miliciens ayant été impliqués dans la lutte antiterroriste. C’est ainsi que, dans les textes d’application de la « Charte pour la paix et la réconciliation nationale », l’État ne reconnaît aucune responsabilité de ses institutions dans les graves violations des droits humains commises depuis des années. Aucune mention n’est faite des dizaines de milliers de torturés et d’exécutés sommairement par des agents de l’État, ni des massacres de civils revendiqués par des groupes armés se réclamant de l’islam et sur lesquels planent de très sérieux doutes quant à leur instrumentalisation par les services secrets de l’armée (le DRS, département de renseignements et de sécurité). Les disparus sont, selon le quatrième chapitre de l’ordonnance, les seules victimes évoquées du terrorisme d’État. Ces milliers de disparus, pourtant reconnus par la commission mandatée par le président de la République comme étant des victimes des forces de sécurité, obtiennent le statut de victimes de la « tragédie nationale » au même titre que toutes les victimes. Leurs familles peuvent demander un jugement de décès qui leur donne accès à des indemnisations. Aucun recours n’est permis, aucune plainte ne sera reçue. La vérité et la justice sont sacrifiées sur l’autel de la raison d’État. Une raison d’État qui détermine une seule catégorie de coupables, les adeptes du « terrorisme islamique ». Une main généreuse leur est apparemment tendue, puisque le chapitre deux de l’ordonnance prévoit l’extinction des poursuites judiciaires pour les personnes qui n’ont commis ni massacres, ni viols ou attentats à la bombe ; en bénéficieront ceux qui, recherchés ou condamnés par contumace, se rendront dans un délai de six mois, ainsi que les détenus non condamnés définitivement. Les condamnés de cette catégorie seront graciés, tandis que ceux ayant commis des crimes de sang verront leurs peines réduites ou commuées. Ces mesures sont analogues à celles de la loi dite de « concorde civile » de 1999, qui avait déjà assuré l’impunité à des milliers de criminels : elle prévoyait une amnistie « sous contrôle » pour ceux qui se soumettaient au pouvoir, et même ceux ayant commis des crimes de sang et des viols pouvaient bénéficier de la « probation » s’ils acceptaient de collaborer dans la « lutte contre le terrorisme ». La nouvelle ordonnance prévoit que les personnes ayant bénéficié de la loi de concorde civile peuvent aujourd’hui recouvrir leurs droits civiques, mais elle interdit par ailleurs « l’activité politique sous quelque forme que ce soit pour toute personne responsable de l’instrumentalisation de la religion », sans que cette notion soit explicitée. Cela confirme que le « deal » de 1997 entre militaires des deux bords prévoyait l’abandon de toute activité politique en échange de l’abandon des poursuites. La disposition la plus choquante de cette ordonnance est énoncée dans son chapitre six, qui assure l’impunité à tous ceux, qualifiés d’« artisans de la sauvegarde de la République », ayant participé directement ou indirectement à la lutte contre le terrorisme. L’article 45 stipule qu’« aucune poursuite ne peut être engagée, à titre individuel ou collectif, à l’encontre des forces de défense et de sécurité de la République, toutes composantes confondues […]. Toute dénonciation ou plainte doit être déclarée irrecevable par l’autorité judiciaire compétente ». Aujourd’hui, c’est donc la loi elle-même qui codifie l’impunité. Cette impunité existait déjà de facto – puisqu’aucune plainte de victime ou parent de victime du terrorisme d’État n’a abouti à ce jour –, mais elle était principalement le fait d’une justice aux ordres, qui n’hésitait pas à bafouer la loi. La seule exception à cette « règle » semble avoir été la condamnation à mort, le 23 janvier 2006, de l’ancien officier Habib Souaïdia, suite à la plainte de parents de trois hommes enlevés par les forces de sécurité en juillet 1994 et disparus ensuite (Habib Souaïdia, dans un communiqué, a donné les noms des officiers du DRS qui sont les véritables auteurs de ces crimes). En réalité, il a subi les foudres de ses ex-supérieurs pour avoir publié en France, en 2001, son livre La Sale Guerre , dans lequel il dénonçait les méthodes illégales de lutte contre le terrorisme et les crimes commis par l’armée. Mais cette condamnation à mort, survenue à la veille de l’ordonnance d’amnistie, est aussi une claire incitation à se taire adressée à tous les membres des forces de sécurité qui seraient tentés de révéler les atrocités dont ils ont été les témoins. La disposition lavant les militaires de tout crime est d’ailleurs accompagnée, dans l’article 46 de l’ordonnance, d’une menace de condamnation de trois à cinq ans de prison pour « quiconque qui, par ses déclarations, écrits ou tout autre acte, utilise ou instrumentalise les blessures de la tragédie nationale, pour porter atteinte aux institutions de la République algérienne démocratique et populaire, fragiliser l’État, nuire à l’honorabilité de ses agents qui l’ont dignement servi, ou ternir l’image de l’Algérie sur le plan international ». Le pouvoir algérien bafoue ainsi tout droit à la justice, mais aussi tout droit à la vérité et tout droit de savoir. Si l’ordonnance n’innove pas par rapport à la loi de 1999 quant au traitement réservé aux membres des groupes armés, sa principale nouveauté est donc l’instauration d’une autoamnistie pour les putschistes et leurs subordonnés, ceux qui tiennent toujours les rênes du pays, qu’ils soient en fonction comme les généraux Mohamed Médiène, chef du DRS, et son adjoint Smaïl Lamari (tous deux depuis septembre 1990), ou en retrait à l’exemple des généraux Larbi Belkheir, conseiller du président aujourd’hui ambassadeur au Maroc, Mohamed Lamari, ex-chef d’état-major de l’armée, ou Khaled Nezzar, ex-ministre de la Défense. Tant que la vie politique dans le pays restera contrôlée par le DRS, tant que l’état d’urgence et la loi antiterroriste resteront en vigueur, la question de la légitimité des décisions du pouvoir algérien sera posée. L’ordonnance et les décrets promulgués prévoient une amnistie qui va objectivement à l’encontre des objectifs déclarés : elle n’aboutira pas à la paix et la réconciliation, car celles-ci ne peuvent être imposées par les militaires à coups de décrets ; elle n’encourage pas la recherche de la vérité, condition sine qua non pour la justice et le pardon, et au contraire, elle exacerbera les tensions dans une société éprouvée par une « sale guerre » où souvent, pour survivre, il fallait choisir un camp. Enfin, cette amnistie des criminels au sein des corps de l’armée et de ses supplétifs dans les milices est inconstitutionnelle, et viole clairement les normes du droit international que l’Algérie s’est pourtant engagée à respecter. En effet, l’article 132 de la Loi fondamentale stipule que « les traités ratifiés par le président de la République, dans les conditions prévues par la Constitution, sont supérieurs à la loi ». Or, l’article 2.3 du « Pacte international relatif aux droits civils et politiques », ratifié par l’Algérie le 12 septembre 1989, stipule que « les États parties au présent Pacte s’engagent à garantir que toute personne dont les droits et libertés reconnus dans le présent Pacte auront été violés disposera d’un recours utile, alors même que la violation aurait été commise par des personnes agissant dans l’exercice de leurs fonctions officielles ». Dans l’esprit comme dans la lettre, cette disposition est clairement violée par l’ordonnance présidentielle du 28 février 2006, ce qui rend celle-ci nulle de plein droit. L’autoamnistie des généraux n’empêchera donc pas que la vérité puisse être faite sur les crimes contre l’humanité commis en Algérie depuis 1992. Et elle ne pourra empêcher les poursuites judiciaires à l’encontre des criminels à l’extérieur de l’Algérie, puisque la loi sur laquelle elle repose est illégale. Algeria-Watch, 5 mars 2006 http://algeria-watch.de/fr/aw/autoa...