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« La corruption et l’impunité sont l’autre visage des Etats répressifs »


« La corruption et l'impunité sont l'autre visage des Etats répressifs »

Me Boudjemaâ Ghechir. Président de la LADH



- Après avoir absous les terroristes de leurs crimes, le pouvoir protège ses dignitaires contre des poursuites pourtant méritées ; l’impunité est-elle devenue un mode de gouvernance en Algérie ?
- Effectivement, le pouvoir en Algérie, sous le signe de la réconciliation nationale et après avoir absous les terroristes de leurs crimes, protège ses dignitaires contre les poursuites pourtant bien méritées comme vous le dites. Les terroristes ont attaqué des institutions étatiques et s’en sont pris à des civils. Ils ont commis des atteintes généralisées aux droits de l’homme, y compris des massacres de civils, des enlèvements, et autres actes de torture. Nombreuses sont les femmes qui ont été violées ou réduites à l’esclavage sexuel. Les forces de sécurité ont fait disparaître des milliers de personnes, se sont rendues responsables d’exécutions sommaires, de détentions arbitraires et d’actes de torture, sans craindre de devoir rendre compte de leurs actes. Les mesures présentées comme des initiatives positives en vue de réaliser la paix et de mettre fin à la tragédie nationale, (la loi de la Rahma, la concorde civile et la loi de la réconciliation nationale) ont, en réalité, institutionnalisé l’impunité, car parmi les personnes visées, certaines sont soupçonnées d’actes criminels. Ainsi, dix ans après le début d’un conflit qui a coûté plus de deux cent mille vies et a fait des centaines de milliers de blessés, d’orphelins, de veuves, de sans-toit, et de disparus, les autorités et certains groupes armés ont conclu des accords pour ramener la paix tant souhaitée par la population civile. Cependant, des inquiétudes existent quant à la voie empruntée pour atteindre la paix. Ces accords secrets ont consacré l’impunité pour leurs auteurs, et aucune mesure concrète n’a été prise à ce jour pour ôter l’impunité aux membres des services de sécurité responsables de violations des droits de l’homme. Pour la plupart, les victimes et leurs familles n’excluent pas le pardon, mais pas sans que justice soit rendue. Une paix durable ne peut se construire au détriment de la vérité et de la justice, ni reposer sur l’impunité, qu’elle soit accordée aux membres des forces de sécurité ou des groupes armés. Pour le président de la République, cette façon de faire est dictée par les équilibres politiques, ce qui confirme clairement que l’Etat algérien est un Etat-système, réduit à gérer l’équilibre en son sein, enfermé dans une crise multidimensionnelle qui est la conséquence de plusieurs causes constituant dans leur ensemble un obstacle à la construction d’un Etat moderne ayant pour mission de générer un mode de gouvernance qui assurera la primauté de droit et l’Etat de droit. Si l’on veut éviter que notre avenir ne connaisse la barbarie qui a marqué notre passé, pour qu’à l’horreur du terrorisme ne s’ajoute pas l’impunité, la parole doit être donnée à la justice. Il faut rejeter la situation confuse où tout le monde est coupable et où tout le monde est innocent. Il faut identifier les assassins et les traduire en justice. Traduire un criminel devant la justice s’inscrit dans cette recherche de paix sociale, le but de la justice est multiple, à savoir : retisser le tissu social, restaurer les normes et les valeurs, sanctionner les torts et prévenir la récidive. Le but de la réconciliation nationale est de tourner la page ; mais avant de tourner la page, il faut d’abord la lire, apprendre par cœur son contenu, donner aux victimes – seulement les victimes – la possibilité de décider de clore le chapitre des violations commises. Beaucoup de victimes et leurs proches souhaiteraient pouvoir tourner cette page mais n’en sont tout simplement pas capables dans la mesure où elles ont l’impression que la justice n’a pas été rendue. La lutte contre l’impunité est un élément central de la réparation et l’équité.
- S’agit-il d’une vieille pratique du système ou d’un fait nouveau ?
- On ne doit pas oublier la réaction du pouvoir face à certains événements politiques ayant ensanglanté notre pays. Le pouvoir a décrété l’amnistie générale après les événements du 5 octobre 1988 et les noms qui ont été cités pour avoir supervisé les séances de tortures pendant ces événements ont été nommés à des responsabilités importantes. L’affaire Massinissa Guermah et l’affaire des gendarmes de la brigade de Kaïs et beaucoup d’autres événements sont restés sans sanction. On peut conclure donc que le système politique algérien tient au sacro-saint principe de l’impunité qui est érigé en mode de gouvernance.
- Est-ce la marque de Bouteflika ou alors les exigences du système actuel ?
- Je crois que ce sont les exigences du système qui privilégient cette solution. D’ailleurs, le Président a été très clair, il a déclaré que « les équilibres politiques ne permettent pas plus. »
- Barkat et Saïdani sont-ils des cas isolés ou est-ce l’arbre qui cache la forêt ?
- Barkat, Saïdani et Cie forment une des dimensions de la crise du système politique algérien. Le niveau de corruption qui affecte les administrations publiques et la classe politique est au rouge depuis déjà plusieurs années. L’Algérie reste à la traîne, y compris dans le monde arabe. Qui n’a pas en mémoire les scandales financiers qui ont éclaboussé l’histoire de notre pays, le nombre de commissions d’enquête mises en place et dont les rapports n’ont jamais quitté les tiroirs de ceux qui les ont élaborés ? Le citoyen algérien qui ne s’est pas encore expliqué le scandale des 26 milliards des années 1990, ni le scandale El Khalifa qualifié d’arnaque du siècle, ni celui de la BCIA et encore moins celui de la BEA, et les nombreuses affaires qui n’ont pas encore livré leurs secrets, découvre le cas Saïdani et le cas Barkat et se demande toujours si ceux qui étaient à l’origine des scandales sont au-dessus des lois. Lorsque la corruption s’installe dans les rouages de l’Etat, le Trésor public devient le porte-monnaie particulier de certains responsables. Les lois deviennent gênantes et les astuces, pour les contourner, deviennent la règle cardinale. La corruption et l’impunité sont l’autre visage des Etats répressifs, dont les politiques sont basées sur la violation des droits de l’homme, des règles de la démocratie et des principes de la bonne gouvernance. En Algérie, la lutte doit être menée à l’échelle nationale par des efforts communs entre les citoyens, les médias, la justice et les honnêtes responsables qui doivent faire face à l’impunité des crimes économiques et les crimes contre la dignité humaine. Le phénomène met à nu aussi les limites de la réforme de la justice… Effectivement, car l’impunité est un phénomène politique, social et juridique. L’appareil judiciaire est incapable d’assurer la protection des droits et libertés des citoyens. La justice est exercée dans un cadre où s’entrecroisent des influences et des pressions directes et indirectes, faisant du juge un simple comptable de décisions rendues. Elle est incapable de déclencher l’action publique contre les responsables de certains rangs et certains hommes d’affaires sans l’aval des autorités politiques. Même le ministre de la Justice est incapable d’exercer ses prérogatives pour dénoncer au procureur général les infractions à la loi pénale de certaines personnes.
- Les mécanismes anticorruption sont neutralisés…
- La loi 01/06 est dépréciée par trois facteurs : primo, elle a abrogé des articles du code pénal qui était plus sévère, deuxio, elle parle de code de conduite des agents publics, mais jusqu’à maintenant, aucun code n’a été adopté. Et enfin, l’organe national de lutte et prévention contre la corruption, rattaché normalement à la Présidence, n’a pas été installé jusqu’à ce jour, ce qui démontre que les pouvoirs publics n’ont pas la volonté de prévenir ni de s’attaquer au fléau.
- Quel impact sur le moral de la société ?
- La corruption est politiquement et économiquement d’une gravité extrême, parce qu’elle entretient l’impression du « tous pourris », pervertit la libre concurrence commerciale et économique et appauvrit les pays. Bernanos disait : « L’énorme proportion des coupables finit toujours par détruire chez les non-coupables le sens de la culpabilité ». Si dans la société le crime partage le quotidien avec la corruption, le simple citoyen s’est donc résigné à suivre les exemples des corrompus, des escrocs et des trafiquants, voyant qu’ils restent impunis. Il s’est convaincu, à travers tous les exemples des scandales qu’a connus le pays et à travers les temps qui ne changent pas, que dans le monde de la politique et le monde des affaires et même dans la vie quotidienne, l’immoralité et le vice sont devenus des vertus cardinales. L’échelle des valeurs s’est renversée. Les journaux parlent clairement des candidats au Sénat prêts à payer des millions pour chaque voix. Le secteur privé qui est appelé à participer effectivement dans l’économie et de prendre l’initiative sans qu’il soit acolyte ni avec les organismes de l’Etat ni complice dans les affaires de corruption, est constitué, à l’exception de quelques entreprises, par des prête-noms, introduits dans les organismes de l’Etat et impliqués dans les affaires de corruption. Pour lutter contre les effets dévastateurs de la corruption avec son corollaire, l’impunité, il faut un changement de règles dans la société afin que la lutte contre la corruption devienne plus efficace. Il faut suspendre les immunités diplomatiques, parlementaires et judiciaires le temps des enquêtes financières, instaurer l’obligation légale faite aux dirigeants politiques de justifier de l’origine licite de leur fortune, et la mise en place d’une veille bancaire autour de ces mêmes personnes et de leur famille.
- A l’instar d’autres voix, notamment dans la presse, vous avez dénoncé l’impunité à plusieurs reprises, pensez-vous que le pouvoir Bouteflika pourrait un jour faire marche arrière ?
- Personnellement, je suis pour le moment pessimiste. Le bout du tunnel est très loin et la situation en Algérie est lestée par des spécificités : le pouvoir séduit la foule par la propagande, en usant du monopole des médias lourds comme moyen de persuasion de la population, et par là même désavouer ses opposants et combattre les idées qui le contrarient ; les allégeances personnelles, familiales, régionales et claniques sont les caractéristiques principales dans la gestion des institutions de l’Etat ; le refus de toute participation populaire, par peur de perdre le pouvoir et le privilège. Les responsables considèrent le peuple comme incapable, de telle façon qu’ils se sont substitués à lui dans la gestion des affaires. Le peuple n’est appelé qu’à avaliser les choix des décideurs ; les règles de droit sont bafouées, surtout par les autorités qui leur accordent peu de crédit, et l’arbitraire qui perdure a fini par désabuser la population à l’égard des lois ; le pouvoir exerce une mainmise totale sur la société alors que les citoyens se sentent complètement délaissés et expriment de plus en plus violemment leur désespoir ; la rupture totale entre administration et administrés ; les journalistes indépendants qui dénoncent la corruption et les atteintes aux droits de l’homme sont harcelés par la justice ; la faiblesse des institutions ; notre société évolue dans l’état de délabrement qui caractérise les structures politiques, économiques et sociales, ce qui menace de provoquer une série de ruptures qui pourraient s’avérer irrattrapables. On peut alors conclure que l’état actuel des choses ne peut permettre la construction d’un Etat moderne, un Etat de droit avec une justice forte et indépendante ; surtout que l’attachement à l’Etat de droit tant prôné par le pouvoir actuel représenté par Bouteflika s’avère n’être que de vains mots, destinés à séduire l’opinion internationale.


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