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l'empire du nain monstre et ces cerberes

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Et puis, un jour nous commîmes la folie de mettre notre nez dans le monde de l'argent sale, c'est-à-dire dans le côté cour, le plus malsain, du pouvoir algérien. On s'y livrait à de nauséabondes activités de pillages, de trafics d'influences, d'abus de pouvoir et d'abaissement des hommes. De cet univers pourri, où les coquins s'enrichissaient sous la protection des copains, nous en avions divulgué, avec la fougue du journaliste insouciant ou grâce à l'ironie acide de notre chroniqueuse Inès Chahinez, quelques facettes peu glorieuses pour le régime. Et il nous le fit chèrement payer.
Notre plus folle initiative fut de lever le couvercle sur les combines financières au sein de Sonatrach. Sonatrach est à l'Algérie ce que Gazprom est à la Russie, c'est-à-dire une grosse firme pétrolière qui croule sous les milliards de dollars et qui, bien entendu, suscite les appétits des grands prédateurs. Dès son arrivée au pouvoir, Abdelaziz Bouteflika s'empressa de désigner une de ses plus proches relations, Chekib Khelil, à la tête du ministère de l'Energie avec pour principale mission de contrôler Sonatrach et de la soustraire aux regards extérieurs. Le tout nouveau ministre va immédiatement entourer de barbelés la poule aux œufs d'or : il ne laissera personne s'en approcher. Dans un premier temps, il la coiffera lui-même, cumulant grossièrement sa haute fonction au sein du gouvernement avec celle de directeur général de Sonatrach. C'était, lui semblait-il, le meilleur moyen d'assurer la confidentialité à des besognes non avouables. Après quatre ans le procédé devenait cependant assez gênant et le ministre finira par consentir à nommer un successeur à la tête de Sonatrach. Un prête-nom qui n'aurait aucun pouvoir, qui laisserait faire le clan, mais dont la désignation formelle sauverait les apparences aux yeux de l'opinion. Où trouver ce dirigeant fictif  ? Chekib Khelil va avoir une idée diabolique : placer aux commandes de l'entreprise un homme atteint d'un cancer avancé et qui passe ses journées dans les séances de chimiothérapie sur un lit d'hôpital. Un homme entièrement absorbé par son combat contre la mort, et donc totalement absent. Le 7 mai 2003, sur proposition de son ministre de l'Energie, le président Bouteflika nomme donc Djamel-Eddine Khène, grand malade, directeur général de Sonatrach. Le Matin sera le premier journal à révéler le scandale et à dénoncer le procédé inhumain qui consiste à exploiter l'handicap d'un homme pour des desseins politiciens et à l'empêcher de se soigner convenablement. Le journal recevra, en retour, une avalanche de démentis accompagnée de fortes giboulées de prêches moraux. De son côté, Chekib Khelil nous menacera de poursuites judiciaires pour diffamation.
Nous avions, hélas ! raison : Djamel-Eddine Khène mourra le 7 juillet 2003, deux mois à peine après sa désignation. Le clan Bouteflika venait sans doute de hâter la mort d'un cancéreux.
Et Sonatrach sera livrée à la prédation. Nous en avions révélé quelques-unes, sans doute parmi les moins scandaleuses, à commencer par le détournement des fonds de sponsoring de la société, un pactole estimé à 730 millions de dollars destiné à financer des associations de toutes sortes, mais dont la gestion obscure, dénoncée par les syndicats, n'en a laissé aucune trace. Le magot était confié à un certain Hemche, natif de Hennaya, près de Tlemcen, une bourgade qui élit aux meilleurs destins puisque c'est le village natal du père de Bouteflika. Hemche était l'homme de confiance du clan présidentiel et sut judicieusement répartir l'enveloppe entre les associations qui s'engageaient à soutenir la candidature de Bouteflika pour un second mandat.
Autre magouille révélée par le journal : l'achat de deux immeubles inachevés par Sonatrach à un promoteur privé à un prix surévalué. La transaction s'est faite de gré à gré, sans respecter la réglementation des marchés publiques. Pour la finition des deux immeubles, puis pour leur équipement, Chekib Khelil s'était adressé aux « copains », à une société mixte algéro-américaine, Brown and Root Condor, BRC, une joint-venture entre Sonatrach (51%) et la compagnie du vice-président américain Dick Cheney, Halliburton. BRC était dirigée par un autre natif de Hennaya , Moumène Ould Kaddour. Le marché avait toutes les allures d'une combine : mêmes méthodes opaques, mêmes procédés mafieux. BRC sous-traitera le marché avec une entreprise turque qu'on dit liée à l'épouse de Hemche, elle-même turque. L'argent du pétrole était, ainsi, dépensé entre amis. Ces révélations valurent à mon journal un procès intenté par le ministre de l'Energie et qui se solda par ma condamnation, ainsi que celle de deux autres journalistes, à trois mois de prison ferme. La juge aux ordres avait sanctionné la vérité : deux ans après, en effet, l'Inspection générale des finances, saisie par le Chef du gouvernement, ouvrait une enquête sur les relations suspectes entre Chekib Khelil et Brown and Root Condor et  découvrait que Sonatrach avait confié, illégalement, vingt-sept projets à la société mixte pour un montant global de soixante-treize milliards de dinars. Un scandale vertigineux dont s'empara la justice, qui fit la une des journaux et qui nous donna raison : Brown Roots Condor fut mise en liquidation en janvier 2007 et  Moumene Ould Kaddour incarcéré à la prison de Blida un mois plus tard !
(…)

Nos articles sur les malversations à Sonatrach, autant que nos révélations sur la torture, et venant après d'autres divulgations embarrassantes sur l'argent sale, achèveront de dresser contre nous les fourches de la répression. Une année plus tôt, en effet, nous avions levé le voile sur un personnage énigmatique, un homme d'affaires émirati, Mohamed Ali Al-Shorafa, dont les frasques et les combines, couvertes par les plus hautes autorités de l'Etat, allaient marquer l'été de l'année 2002. Al-Shorafa était une vieille relation du président Bouteflika qui l'avait connu à Abu-Dhabi, lors de son long exil aux Emirats, dans les années 80. Responsable du protocole au sein du cabinet royal, il s'était notamment chargé, sur ordre du président des Emirats arabes unis, Cheikh Zayed, du bon déroulement du séjour d'Abdelaziz Bouteflika. Avait-il conservé sur ce dernier quelque forte influence ? Toujours est-il qu'au lendemain de la prise du pouvoir par Bouteflika, en avril 1999, il lui rendit une singulière visite d'affaires et lui demanda des privilèges d'investissements en Algérie que le président algérien n'osa pas lui refuser. Mohamed Ali Al-Shorafa était surtout intéressé par le marché du réseau de téléphonie portable qu'il négociait au nom de l'opérateur égyptien Orascom dont il était l'un des actionnaires. Ce que l'homme d'affaires émirati demandait à Bouteflika était sans détour : octroyer le marché à Orascom sans passer par les avis d'appel d'offres. La présidence de la république acquiesça, ce qui suscita une grosse colère parmi les cadres algériens et au sein du mode très fermé des opérateurs étrangers, dont beaucoup convoitaient le marché algérien. C'est ainsi qu'éclata l'affaire Orascom. Entre-temps, Al-Shorafa, fort du soutien du chef de l'Etat algérien, et mis en appétit, osa demander d'autres concessions en violation de la réglementation algérienne. Les articles du Matin contribuèrent à calmer ses ardeurs puis à l'écarter du pays. Ce ne fut pas sans dégâts : avec l'appui des autorités, il intenta un procès au journal et obtint du juge qu'il condamne son directeur et deux journalistes à deux mois de prison ferme ! Plus tard, et comme toujours, le temps finit par nous disculper : l'affaire Orascom se révèlera un vrai scandale et Al-Shorafa un louche personnage interdit de séjour aux Etats-Unis pour pratiques frauduleuses. 
Les accointances entre le président Bouteflika et le groupe Khalifa, du nom de ce milliardaire algérien accusé de détournements de deniers publics et forcé à l'exil en Grande-Bretagne, furent plus faciles à démontrer. L'avocat du groupe n'était autre que le propre frère du président et ce dernier profitait de sa situation pour solliciter du milliardaire des largesses à des proches ou des prises en charge d'opérations de marketing politique au bénéfice du pouvoir algérien. Le Matin révéla plusieurs actes de connivence entre Khalifa et le chef de l'Etat algérien. Eclaboussé, le cercle de Bouteflika ne nous le pardonnera pas. Le procès Khalifa organisé en hiver 2007 confirmera cependant nos écrits : bien des dirigeants du pays étaient impliqués dans l'escroquerie.
Dans le monde de l'argent sale, les amitiés sont souvent solides. Telle est, du moins, la morale de l'affaire de la Baigneuse. Ce nom lyrique est celui d'une statue à l'origine assez controversée mais qui avait le privilège d'orner le jardin botanique d'El-Hamma, à Alger, jusqu'au soir où elle fut volée ! S'agissant tout de même d'une œuvre d'art, la police s'empara de l'affaire et l'enquête fut confiée au commissariat de l'arrondissement d'Hussein-Dey, dirigé par un certain Messaoud Zayane. Les recherches ne donnèrent rien jusqu'au jour où un jardinier, travaillant dans la villa d'un couple fort connu dans les milieux d'affaires à Alger, découvrit la statue dans leur jardin. Il avisa la police et le commissaire Zayane, très prompt, s'apprêtait à arrêter les deux célébrités de la finance  pour vol et recel quand un contre-ordre vint tempérer sa ferveur : le couple était une relation du président Bouteflika. Que faire ? Ce qu'il convient d'entreprendre dans pareil cas, c'est-à-dire innocenter les vrais receleurs et trouver un vrai-faux coupable à leur place. Ce que le commissaire Zayane entreprit avec beaucoup de zèle. Le couple fut innocenté et, à sa place, le médecin vétérinaire du jardin botanique fut accusé du larcin et jeté en prison. Le soir même, les Algériens virent à la télévision le commissaire Zayane félicité par le ministre de l'Intérieur Yazid Zerhouni et par le directeur général de la police, « pour sa compétence dans l'affaire de la Baigneuse. » En échange de son silence, Zayane fut promu à la tête de la police judiciaire d'Alger. Le médecin vétérinaire passa six mois en prison avant d'être acquitté par le juge. On ne sut jamais comment fut volée la Baigneuse mais pour avoir révélé l'affaire, Le Matin s'attira les foudres de la police. Je retrouverai Zayane sur mon chemin, au centre de l'affaire qui conduisit à mon emprisonnement. Il se vengea. Puis, comme toujours, le temps fit son œuvre : en 2006, Zayane fut rattrapé par une affaire de trafic de drogue. 
C'est pour ces impertinences dans un monde courtisan, pour ces voiles soulevés sur la tromperie, mais aussi pour toutes nos imprévoyances, c'est pour tout ça qu'a été décapité Le Matin . Aujourd'hui encore, je pense que sa disparition dans l'honneur apporte plus à la cause de la liberté qu'une existence dans l'indignité. Emportés par notre fougue et par l'ivresse des mots lancés à la face des tyrans, nous avions confié à l'insouciance le soin de nous conduire aux extases du métier puis à ses amertumes. Je ne regrette rien. Nous avions posé un regard lucide sur notre réalité et nous nous étions offert le luxe de le transcrire sans fioriture avant de l'imprimer à des dizaines de milliers d'exemplaires. Sans retenue et sans fausse vertu. Quel grisant privilège ! Nous étions, pour cela, doublement armés. D'abord d'une violente jalousie de notre indépendance : nous ne comptions ni ami ni protecteur parmi les dirigeants du pays qui eût pu nous influencer, nous dissuader de nos audaces ou, pis, tempérer nos emportements. Nous tenions à exercer le métier dans une absolue irrévérence et nous l'avons fait. Nous étions dotés, ensuite,  et il faut le dire, d'un souverain mépris pour ce pédantisme à la mode qui se résumait au « journalisme professionnel », cette façon précieuse et lâche de survoler le malheur des hommes sans jamais s'y arrêter. L'idée que je me faisais du monde et de mon métier m'interdisait de juger de haut une époque dont j'étais tout à fait solidaire. Je voulais au Matin une vocation de journal d'information moderne mais impliqué dans les combats de son temps. Je voulais qu'il juge son époque de l'intérieur, en se confondant avec elle. Je voulais participer, peut-être trop naïvement, à la recherche de ces hypothétiques sources de lumière pour mon peuple ; désigner, pour reprendre une formule camusienne, dans les murs sur lesquels nous tâtonnons, les places encore invisibles où des portes peuvent s'ouvrir. Jamais un journalisme qui se retranche dans la neutralité pour ne pas être solidaire de la souffrance des hommes ne m'a appris quoi que ce soit.  
Le Matin laisse derrière lui la force d'une idée. Il  avait fini par représenter en ces troubles années algériennes, et contre la loi de l'argent, l'héritier de cette longue lignée de journaux de lutte dont les choix constituaient peut-être ce qu'il y avait de plus authentique dans notre presse. Son insolence têtue, incontrôlable et pure, livrait certes un combat incertain contre les évènements trop épais et impénétrables de ce temps. Mais par la persistance de ses refus, je crois que ce journal a aidé à réaffirmer, au cœur d'une époque incrédule, contre les connivences et les basses lucidités, l'existence de la parole libre sur la terre de mon pays.
(…)
Dès que fut établi mon refus d'écrire une lettre au président Bouteflika, le pouvoir frappera par deux fois. Son premier coup fut d'une mesquinerie conforme aux mœurs des polices politiques : berner l'opinion. N'ayant pas obtenu l'écrit signé de ma main, et qu'il attendait pour le rendre public, le pouvoir, comme s'il ne pouvait rester sur une défaite, s'empressa, par le biais de ses officines, de semer une fausse rumeur qui prétendait le contraire. D'honorables colporteurs de l'intox se répandirent dans les salons d'Alger pour soutenir, de « source sûre », que les autorités avaient reçu ma lettre de mea-culpa. Les plus inventifs parmi les camelots mythomanes assuraient même l'avoir lue ; les plus crâneurs juraient en posséder une copie. Le bobard parvint à jeter le trouble au sein de la corporation, parmi certains de mes amis et de mes comités de soutien. Une publication proche d'un parti politique qui se réclamait pourtant du camp républicain, le RCD, publia un « article confidentiel » selon lequel j'aurais adressé deux lettres d'excuses séparément, l'une au président Bouteflika et l'autre au ministre de l'Intérieur Yazid Zerhouni. Le pouvoir obtenait par la propagande mensongère ce qu'il n'avait pu avoir par la torture morale.
Devant ce qui apparaissait bien comme le risque d'un préjudice irréparable, mon épouse fit publier un démenti incisif dans la presse. Fatiha, à qui l'ignominie des appareils de propagande faisait retrouver sa rage féline, envoya au tapis les auteurs de l'article : « Ceux qui ont eu la chance de côtoyer Mohamed Benchicou, tout comme ses nombreux lecteurs, n’accorderont aucun crédit à cette baliverne grossièrement déguisée en information. Comme moi, ils savent de quel bois précieux il est fait. » Par le hasard du calendrier, ces éloges écrits par la femme qui partageait ma vie, devenaient une déclaration d'amour bienvenue : le texte de Fatiha avait été en effet publié un 14 février, jour de la Saint-Valentin, la fête des amoureux que je n'avais pas coutume de célébrer mais qui, ce jour-là, en prison, prenait une saveur particulière.
La mise au point fit son effet : la rumeur s'éteignit brutalement en même temps que le désarroi qui commençait à ébranler le cercle de mes amis. Les manoeuvriers du sérail politique obtinrent néanmoins une compensation en faisant écrire à ma mère, et à mon insu, une lettre éplorée dans laquelle elle interpellait le président Bouteflika afin qu'il fasse un « geste » en ma faveur. Cette missive m'a beaucoup contrarié mais j'ai dû ravaler ma colère, au parloir, devant le visage confus de ma vieille maman qui avait pensé donner un coup de pouce au destin. Elle me calma par  cette désarmante litote : « De toutes façons, mon fils, toutes les mères se ressemblent et tout le monde sait que ce n'est pas toi qui m'a dicté cette lettre. »

La seconde ruade du pouvoir fut plus classique : la basse intimidation. Le dimanche 29 mai 2005, la vitrine de la maison d’éditions Jean Picollec, éditeur parisien du livre Bouteflika, une imposture algérienne, était démolie par des inconnus, sans doute à la solde du régime algérien. Les vandales avaient épargné les autres devantures pour ne s'attaquer qu'à la seule partie couverte d’une grande affiche représentant le livre avec mon portrait, dénonçant mon emprisonnement arbitraire et barrée du slogan « Pour la liberté d’expression, réagissez ! » La police, venue constater les dégâts, conclut à l'acte malveillant. Jean Picollec fit immédiatement publier un communiqué dénonçant « les manoeuvres d’intimidation dirigées contre les éditions qui ont osé publié le seul ouvrage qui met à nu sans complaisance la véritable personnalité du président algérien » et répliquant par une formule résolue : « Les voyous et les nervis qui ont fait le coup ne peuvent faire fléchir l’éditeur, pas plus que le pouvoir politique n’a brisé l’auteur en Algérie. » La peur, comme on dit chez nous, commençait à changer de camp, mais j'étais encore très loin de la porte du salut.
Car la véritable torture, j'allais la connaître avec l’impitoyable persécution judiciaire qu'on me fera subir tout au long de mes deux années d'incarcération : les épuisants déplacements au tribunal pour répondre d'innombrables articles et caricatures parues dans Le Matin . Un vrai supplice ! De toutes les épreuves endurées en prison, celle-là fut de loin la plus inhumaine. Je compris alors que, pour un détenu, le jour le plus cauchemardesque c'est, bizarrement, celui qu'il passe hors de la prison : le jour du procès. Il débute le matin par les menottes, s'étire jusqu'au soir, dans la faim, les immondices et le bruit de ces basses-fosses sales et inhumaines du tribunal et se termine, la nuit tombée, dans un grand cachot de la prison qui sert de repoussant dortoir. On vous convie à cette journée du supplice juste après l'appel matinal, par votre nom lancé avec mépris à travers les grilles de la cellule, sordide invitation à un voyage avilissant, jeté dans un fourgon de police sombre et brinquebalant, attaché à votre voisin par de solides menottes, secoué tout le long du trajet. Arrivé au tribunal, le fourgon vous déverse dans ces hideuses geôles souterraines où les prisonniers, entassés à quinze où vingt dans des cellules minuscules, au milieu des crachats et des odeurs d'urine, attendent, sans manger et sans même souvent pouvoir s'asseoir, leur tour de passer devant le juge. L'administration judiciaire algérienne ne prévoit pas de nourrir ces justiciables pestiférés. A la faim et aux puanteurs s'ajoutent, dans ces basses-fosses d'un autre âge, les cris forcenés de jeunes prisonniers en manque de kif ou de tabac et les sanglots déchirants des prévenus que l'on vient de condamner. Les policiers, débordés, répliquent par les insultes et les brimades, parfois par des coups. Il faut savoir, durant ces journées de purgatoire, se boucher le nez et les oreilles et, pour les plus pieux, prier pour que l'épreuve ne s'éternise pas au-delà des dernières forces du corps et de l'esprit. Et quand, après des heures dans ces oubliettes médiévales, arrive pour le détenu, épuisé, avili, l'instant de se présenter devant le juge, ce n'est plus qu'une loque humaine qu'on appelle à la barre. Le plus souvent dépourvu d'avocat, diminué physiquement et psychologiquement, il est alors une proie facile pour les magistrats.
Le séjour dans ces antres repoussantes est à ce point insoutenable que les détenus, au bout de quelques heures, n'ont plus que cette inimaginable supplication à la bouche : « De grâce, ramenez-nous en prison ! » La prison pour se débarbouiller, pour laisser s'affaler son corps malmené sur la paillasse, pour manger un bout de pain. La prison pour retrouver un goût d'humanité. Malheureusement, le plus souvent, même ce répit est interdit aux détenus car, de retour en prison ils ne retrouvent pas pour autant leur cellule et leur paillasse. Ils passeront la nuit à même le sol, dans une grotte-dortoir du pénitencier, avec pour seule nourriture une baguette de pain. Cette mesure inqualifiable évite à l'administration de rouvrir les grilles des différentes cellules où logent les prisonniers. Les règlements carcéraux sont ainsi faits qui confortent l'abus et  le mépris. Comment s'étonner alors que le jour du procès, vécu comme un châtiment, soit si redouté par les détenus ? Il suffit de le subir une ou deux fois pour toujours s'en rappeler.
Le pouvoir me le fera pourtant endurer 44 fois ! Oui, 44 fois, dans mon état physique aléatoire, à me faire livrer, par ce fourgon à bestiaux sombre et bringueballant, aux basses-fosses du tribunal d'Alger, à leurs odeurs d'urine et aux cris de nos gavroches désespérés; 44 fois à emprunter ce chemin de croix pour répondre de 29 plaintes pour « outrage au président de la République » ou pour « diffamation », pour m'expliquer d'une chronique, d'un reportage ou d'un dessin paru une ou deux années auparavant dans un journal pourtant liquidé. En effet, tous les ministres de Bouteflika avaient été invités à déposer une plainte : celui de l'Intérieur, Yazid Zerhouni, bien sûr, pour la révélation de torture à l'encontre du citoyen Saâdaoui ; celui des Affaires étrangères, Mohamed Bedjaoui, pour « diffamation contre sa personne » ; celui de la Justice, Tayeb Belaïz, qui fit « s'autosaisir » le parquet pour outrage au président de la République ; celui de l'Energie, Chekib Khelili, pour les articles sur les opérations financières suspectes à Sonatrach ; celui de la Défense nationale pour les articles sur la torture de T'kout...

Pénible épreuve, pour un détenu diminué physiquement, que ces interminables journées dans les sous-sols du tribunal où je traînais, deux à trois fois par semaine, ma carcasse handicapée par la maladie, des journées qui s'éternisaient, parfois, jusqu’à une heure tardive − que de fois n'ai-je rejoint la prison qu'à minuit ! Il eût été possible pour le parquet de réduire le nombre de déplacements en ramassant les audiences plutôt que des les étaler sur plusieurs semaines. Il n'en fera rien. Bien au contraire : pendant que j'égrenais péniblement les procès déjà enrôlés, le pouvoir instruisait de nouvelles affaires, poussant le sadisme jusqu'à me faire auditionner en prison par des officiers de police dûment mandatés et qui se présentaient au pénitencier munis de leur vieille « Jappy » d'avant-guerre !
Et lorsque le ministre des Affaires étrangères, Mohamed Bedjaoui, sans doute indigné par l'acharnement contre ma personne, fit savoir à l'audience, par son avocate, qu'il retirait ses trois plaintes contre Le Matin , il essuya un refus catégorique de la part de la juge. Les trois procès furent tenus envers et contre l'avis du plaignant ! Le message était clair : je devais subir, jour après jour, le calvaire des geôles d'Alger, au nom de la pénitence et du châtiment. Au nom d'une torture qui ne disait pas son nom. En vertu d'un chantage inavoué. Le journaliste insolent devait encore « payer ». Et les percepteurs zélés ne manquaient pas. Le juge Belkherchi, devant lequel je devais répondre de plusieurs de plusieurs délits de presse, et sans doute instruit de sa mission de tourmenteur, s'amusait à renvoyer les affaires semaine après semaine, pour le seul plaisir de me voir endurer le noir séjour dans les basses-fosses du tribunal. A mes avocats qui lui faisaient observer que ces multiples reports n'étaient pas compatibles avec mon état de santé, il répondait invariablement, d'un air goguenard : « Je ne suis pas médecin ! »
Le sadisme prit même une allure bouffonne : enivré par sa haine et sa puissance, le pouvoir se permit la clownerie, dans les affaires d'outrage au président de la République, de désigner comme   partie  civile rien moins que ...l’Agence nationale du Trésor, le fameux faux plaignant dans l'affaire préfabriquée des bons de caisse ! Que venait faire une institution financière dans un procès de  presse qui ne la regardait pas ? Le ministre des Finances Benachenhou l'avait envoyée au prétoire pour sans doute, me narguer et s'offrir un rab de jouissance. Cette façon bien grotesque d'assouvir ses vengeances montrait bien, ce jour là, la conception peu élogieuse que le pouvoir algérien avait de sa propre justice. Et je retrouvai face à moi les mêmes personnages de la menterie officielle qui m'avaient envoyé en prison, l'avocate aux cheveux ébouriffés et le fonctionnaire Saïd Oubahi qui commençait décidément à prendre goût à son rôle de faux-plaignant et dont je confirmais, à voir son air obséquieux, qu'il avait bien la tête de l'emploi. Ce jour-là, ces nervis en col blanc s'étaient révoltés contre des articles qu'ils n'avaient pas lus avec la même indignation feinte qu'ils avaient affichée à propos de bons de caisses qu'ils n'avaient jamais vus !

Dans les cellules souterraines du tribunal, j'appris alors à m'accommoder de l'aléatoire : récupérer un carton pour m'y allonger quand les douleurs se faisaient insupportables ; me faire envoyer, par mon frère Abdelkrim, des journaux et des sandwiches que je partageais avec mes compagnons d'infortune ; me convertir en patient cruciverbiste pour faire passer le temps.... Mais j'ai, surtout appris beaucoup au contact  fécond d'hommes et de femmes de mon peuple, dans toute la diversité de leur misère humaine. Les scènes les plus déchirantes, sans doute les plus inoubliables, étaient celles de ces femmes abattues par leur condition de prisonnières, drapées dans le mutisme et écrasées par une espèce de disgrâce insoutenable qu'on devinait à chacun de leur geste. Mères de famille, cadres, commerçantes, ou prostituées prises en flagrant délit de racolage, ces femmes paraissaient plus accablées par le regard des autres que par leur propre incarcération, comme si elles redoutaient que, dans nos sociétés patriarcales où l'on pardonne plus aisément ses péchés à  un homme, elles auraient à traîner toute leur vie l'outrage de l'emprisonnement, en éternelles proscrites. Au reste, durant mon incarcération, j'ai connu deux visages à la détresse : celui de ces femmes et celui des mères de détenus. Je n'en ai pas vus de plus inconsolables.  
J'ai aussi beaucoup parlé, dans les geôles d'Alger, avec les détenus islamistes. Il recherchaient ma compagnie, je ne repoussais pas la leur. Ils se considéraient proches de moi par une sorte de pacte des opprimés. Les victimes frappées d'un même bâton du bourreau trouvent dans la répression un insoupçonnable ciment pour les sympathies. Je prenais soin, cependant, de ne pas m'égarer dans l'ingénuité : nous n'avions pas les mêmes raisons de combattre ce pouvoir et si la prison nous réunissait, les idées, elles, nous opposaient plus que jamais. Je les écoutais cependant avec intérêt, et beaucoup d'émotion, parler de leurs persécutions. Ces hommes ont été atrocement torturés dans les casernes du DRS, outragés, avilis, pendant des semaines, des mois et, pour certains,des années. Tout cela au nom de la lutte anti-terroriste, comme si sur cette terre devait encore subsister une fin suffisamment indiscutable pour utiliser la torture comme moyen. Alors, et même s'ils se défendaient de velléités revanchardes, je compris que ces créatures meurtries dans leur âme et dans leur chair porteront à jamais les balafres de la rancune.
Dans les catacombes souterraines du tribunal d'Alger, on rencontre aussi ces pères de famille piégés par l'ingratitude de la vie, subitement tombés en déchéance, pour un sou qui est venu à manquer ou par la faute d'un dénuement qu'ils n'ont pas vu venir. Ces hommes ne parlent jamais de leur infortune. Leur revanche c'est de n'en rien laisser paraître. Chez nous, les misères de la vie enseignent l'art du silence.
Et pourtant, je dois le dire, ces démunis, comme tous les exclus que j'ai croisés dans ces lieux, qu'ils soient chômeurs, délinquants ou catins, ces démunis m'ont pourtant toujours offert leur unique richesse : l'amitié. Ils souffraient visiblement de voir enfermé un journaliste pour ses articles et vivaient cette injustice comme une profanation des derniers espoirs sacrés qui maintiennent, dans mon pays, la flamme en des lendemains meilleurs. Ils m'inondaient de réconforts dits à la mode de chez nous : « Ami Moh, il n'y en a plus pour longtemps et tu reprendras bientôt le stylo. Tu sais, il y a Dieu... » Les marginalisés de mon pays ont toujours en réserve un mot ardent pour réchauffer le coeur. J'ai appris dans les geôles d'Alger que les haillons de la misère couvrent d'incroyables vertus. Et qu'il ne manquait pas, au sein de mon peuple, de mains amies pour aider à vaincre les épreuves : mes procès se déroulaient sous le regard attendri de nombreux compagnons, membres actifs du Comité Benchicou pour les libertés dont la présence régulière et assidue relevait autant de l'amitié que d'un devoir de soutien politique, ou citoyens révoltés par l'injustice et qui m'envoyaient, à travers la brume du prétoire, des bises affectueuses. Tous, par leur présence, venaient me signifier que mon calvaire était aussi le leur. Moi qui redoutait d'avoir à compter mes amis, je réalisais, par instants, que j'en avais chaque jour un peu plus.
Ne fût-ce que pour cette riche cohabitation avec la noblesse humaine, les procès de presse que me fit endurer le pouvoir resteront pour moi un supplice rentable. J'en retiens qu'ils furent aussi l'opportunité de serrer dans mes bras, entre deux juges, entre deux couloirs, Naziha, Nassima, Nazim et ma femme Fatiha, ma famille abandonnée. Ces retrouvailles de joie et de larmes volées au bourreau resteront à jamais, sur ma carapace d'homme, les tatouages indélébiles du prix qu'il a fallu payer pour la liberté de penser dans notre patrie.

Comment ne pas ajouter que ces procès, s'il furent expéditifs et truqués, nous réservèrent aussi de délicieuses surprises ? Si, pour la plupart d'entre-eux, le pouvoir me condamna à des peines sévères, il dût, en revanche, pour d'autres, réaliser qu'il n'était pas toujours aisé pour le mensonge de juger la vérité. Ce fut le cas pour le procès de T'Kout, très attendu par l'opinion, et sur lequel reposaient les espoirs de réhabilitation du régime. Parfaitement arrangé, il devait établir le délit de « diffamation » de façon irréfutable. La juge avait, pour sa part, la mission de me frapper d'une peine exemplaire pour « outrage à institution », ce qui aurait innocenté la gendarmerie nationale, victime des « calomnies » du Matin . L'avocat de la partie civile avait d'ailleurs parfaitement planté le décor en accusant d'emblée le journal d'avoir « colporté des médisances à l'encontre d'une institution de la République ».  Le procureur, une dame acariâtre et arrogante aux vilaines lunettes noires, s'apprêtait à dresser le sévère réquisitoire dont on l'avait instruite quand, à la surprise générale, mon avocat demanda à entendre les témoignages de torturés venus spécialement de T'kout. Les magistrats n'attendaient visiblement pas ces invités incongrus mais la juge, piégée, n'avait pas d'autre choix que de les écouter. Alors, pendant deux heures, défilèrent devant elle des femmes, des hommes, et même des adolescents qui n'avaient qu'une seule formule à la bouche  :
–  Le journal n'a rien inventé, madame la présidente, regardez...
L'un des adolescents enleva ses chaussettes pour dévoiler des pieds aux ongles arrachés.
–  Ils ont fait ça avec des tenailles, madame la Juge... Non, le  journal n'a rien inventé...
Le malaise s'empara de la salle. Le procureur aux vilaines lunettes noires se prit la tête entre les mains. La juge, embarrassée, griffonna des notes puis invita le témoin suivant à venir à la barre. C'était un vieux couple, elle habillée d'une splendide robe berbère qui lui rendait sa belle jeunesse, lui, fripé mais altier bien que s'appuyant sur une canne. Il regarda la juge dans les yeux :
–  Ils ressemblaient aux paras français, madame la Juge. Ils sont venus de nuit et ils ont tenté de défoncer ma porte. Quand je leur ai demandé s’ils avaient une autorisation, ils m'ont inondé d'insultes et de grossièretés, devant ma femme et mes deux filles. Ils cherchaient Salim, mon fils, et comme ils ne l’ont pas trouvé, ils ont emmené son jeune frère... Puis ils sont revenus me prendre. J'ai passé quarante jours en prison. Et j'ai vu la torture...
Une femme s'approcha de la barre et regarda fixement la juge :
–  Demandez à mon fils ce que lui ont fait les gendarmes. Je le savais, c'est pour cela que j’ai tenté de m’interposer quand ils sont venus le prendre. J'ai résisté, et alors...
La femme n'eut pas la force de poursuivre. La juge, de plus en plus embarrassée mais contrainte à écouter des témoignages accablants qu'elle n'avait pas prévus, opta pour sauver les apparences :
–  Poursuivez, madame...
–  Alors ils m’ont frappée et insultée. Cela m’a fait très mal… En 1959, les Français ont tué mon père devant moi mais les soldats ne m’ont pas frappée. Ceux là, madame la Juge, m'ont pris mon fils, il est là aujourd'hui, demandez-lui donc ce que lui ont fait les gendarmes...
Son fils, un adolescent encore marqué par les évènements, ouvrit sa chemise et désigna les cicatrices inaltérables des sévices sur la chair, puis, à voix basse, ajouta :
–  Ils m'ont fait pire que ça, madame la Juge , vous comprenez...
–  Parlez librement, que vous-ont ils fait ?
–  Ils m'ont outragé... Je ne l'oublierai jamais.
La juge n'insista pas. Elle comprit que le jeune homme avait été sodomisé, et tenta une diversion :
–  Pourquoi le médecin qui vous a vu avant votre présentation devant le parquet n'a-t-il rien déclaré ?
–  Aucun médecin n'est jamais venu nous voir, madame la Juge...
Le trouble était général. Le procureur ôta ses lunettes noires pour les essuyer rageusement. Quelle inculpation, quelle accusation prononcer contre les journalistes après tout ça ? Acculée par la tournure que prenait le procès, elle renonça à requérir une peine contre Le Matin. La juge la suivit et nous acquitta : les tortures de T'kout venaient d'être reconnues publiquement ! Le pouvoir perdait, là, une de ses plus décisives batailles contre la presse libre.
Ce ne sera pas la seule défaite de ces procès truqués. Le mensonge eût à abdiquer plusieurs autres fois devant la vérité. En février et mars 2007, le procès de l'affaire Khalifa révéla au grand jour les accointances entre le cercle du président Bouteflika et le groupe du milliardaire.
Quelques mois auparavant, l'Inspection générale des finances, confirmait nos écrits sur les malversations à Sonatrach et replongeait le ministre Chekib Khelil dans un énorme scandale. Et, dans  l'affaire Orascom, il fut établi que le milliardaire émirati Mohamed Al-Shorafa, interdit de séjour aux Etats-Unis pour pratiques frauduleuses, était bien un suspect personnage. 
Le triomphe, même tardif, de ces vérités inexorables restera pour moi la grande revanche sur les noires journées que j'ai passées avec les femmes inconsolables et les hommes démolis, au milieu des crachats et des hurlements des gamins perdus, dans les geôles du tribunal d'Alger. J'en aurai gagné un certain privilège de la plume libre, celui d'une réponse d'Albert Camus lorsque, invité à faire le bilan de son expérience à la tête de Combat, il avait simplement répondu : « Au moins, nous n'aurons pas menti ! »

Mohamed Benchicou
Extraits de Les geôles d’Alger - 2007

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