Fabrice Arfi, Mediapart, 28 mai 2010
La scène est sans doute inédite dans les annales judiciaires. Le 14 avril 2008, le juge antiterroriste Marc Trévidic demande à la greffière Isabelle Jamin, chef du service de l’instruction, de dresser un « procès-verbal de constatation » parfaitement surréaliste.
Quelques jours plus tôt, le magistrat a découvert que son cabinet était doté d’un coffre-fort, dont il n’avait pas la clef. Et pour cause : celui-ci n’avait été utilisé que par son prédécesseur, le juge Jean-Louis Bruguière – il a pris sa succession mi-2007 –, qui ne lui en avait pas signalé l’existence. Le juge Trévidic obtient de la greffière qu’elle ouvre le fameux coffre, dans lequel il trouve notamment un CD-Rom, une cassette vidéo et deux cassettes audio rangés dans un carton.
Les documents en question sont quatre pièces à conviction de l’affaire des moines de Tibéhirine, ces sept religieux français enlevés en mars 1996 et décapités quelques semaines plus tard, en Algérie. Le juge Bruguière n’avait pas cru bon les archiver dans son dossier d’instruction. Afin de remédier à cette anomalie juridique, son successeur n’a d’autre choix que de procéder à une sorte de perquisition au sein de son propre cabinet. Du jamais vu.
L’épisode n’est pas anecdotique : parmi les documents découverts par Marc Trévidic dans le coffre-fort, figurent notamment les aveux de plusieurs repentis des Groupes islamiques armés (GIA), soupçonnés d’être à l’origine du rapt et de l’assassinat des moines trappistes. La parole de ces déserteurs avait été recueillie en 2006, par la police algérienne, dans le cadre d’une commission rogatoire internationale.
Mais seule une transcription écrite de ces entretiens filmés avait été versée au dossier d’instruction par le juge Bruguière, donc à la disposition des parties civiles, représentées par l’avocat parisien Patrick Baudouin. Les documents restants, c’est-à-dire les bandes-vidéo et audio de ces dépositions (en arabe), avaient donc été mis au coffre. Au secret, en somme.
Courant mai 2008, le juge Trévidic prend l’initiative de les faire traduire. En intégralité. Et le résultat, parvenu au cabinet du magistrat près de deux ans plus tard, le 15 mars 2010 précisément, est susceptible de relancer l’affaire, qui prend une tournure de plus en plus embarrassante pour Alger.
Il s’avère en effet que la police algérienne avait livré à la justice française, il y a quatre ans, une version soigneusement expurgée de ses auditions avec les repentis, vraisemblablement dans le but de cacher de gênantes révélations. Durant leur interrogatoire, face caméra, deux d’entre eux avaient en effet nommément mis en cause dans le rapt des moines un cadre du GIA, un certain Abderrazak El-Para – ce qui n’apparaît jamais dans les transcriptions.
Il y a peut-être une raison à cela. Ombre insaisissable du terrorisme algérien, El-Para est un personnage trouble, adjoint de l’émir du GIA Djamel Zitouni. De nombreux indices laissent aujourd’hui penser que El-Para (comme Zitouni, d’ailleurs) fut en réalité un agent de l’appareil sécuritaire et militaire algérien, infiltré au sein du GIA puis du Groupe salafiste pour la prédication et le combat (GSPC) afin de manipuler ces deux mouvements et d’entretenir un climat de terreur favorable au pouvoir algérien et à sa politique.
L’apparition de son nom dans l’affaire des moines de Tibéhirine n’est donc pas anecdotique ; elle relance les interrogations sur l’implication éventuelle de l’État algérien dans la disparition des religieux français.
Le plus explicite des deux témoignages de repentis impliquant El-Para émane d’un dénommé Fethi Boukabous. Ce dernier a affirmé aux enquêteurs algériens avoir vu, alors qu’il était dans le maquis au printemps 1996, certains membres du groupe qui venait de kidnapper les moines. Ils étaient munis des papiers d’identité des otages : « Quand j’ai gagné le maquis pour rejoindre le “Groupe islamique armé”, en fait les moines ont été amenés de Médéa (à 80 kilomètres au sud-ouest d’Alger) […]. Ils sont venus avec Abderrazak Al-Para et Abou Loubaba. On nous a aussi montré des jumelles à (rayons) infrarouges et aussi leurs passeports, des rouges. Après on les a dirigés ailleurs. Ils ne sont pas restés sur place. »
« Un sacré coup de main au régime »
D’après les éléments livrés par Fethi Boukabous, son groupe se trouvait alors dans la région de « Tala Es-Ser ». « Le jour en question, explique-t-il encore, on était réuni autour d’un feu et on attendait d’être servi le temps qu’on prépare un chevreau dans la cuisine. Et puis on voit débarquer (nos compagnons). Ils étaient arrivés dans l’après-midi. Un peu fatigués. Ils nous ont ensuite tout relaté nous disant qu’ils avaient amené les moines et que voilà il s’est passé ceci et cela. Ils nous ont dit que les moines ont été acheminés à l’hôpital (une infirmerie secrète du GIA située dans la région de Bougara) puis ils nous ont montré leurs passeports. »
De plus en plus précis, le repenti affirme que les moines ont été transportés à bord de « deux véhicules 504 bâchés ». « Ceux qui ont amené les moines, poursuit-il, c’était Abderrazak Al-Para et Abou Loubaba. Ils les ont déposés au niveau de la “Batha” de Khemaïs puis un groupe les a acheminés à l’hôpital. Abderrazak Al-Para et Abou Loubaba se sont quant à eux rendus chez nous. Ils ont apporté avec eux les passeports et les jumelles à infrarouges. »
Un second repenti, lui aussi interrogé par les autorités algériennes en 2006, a évoqué le nom d’Abderrazak El-Para comme appartenant au groupe ayant participé à l’enlèvement des moines de Tibéhirine, même si affirmations sont plus nuancées que celles de Fethi Boukabous. Il s’appelle Redouane Kechniti. Et dans son cas aussi, les mentions d’El-Para ont miraculeusement disparu des transcriptions écrites de son interrogatoire livrées à la justice française par la police algérienne.
Parfois surnommé le « Ben Laden du Sahara », Abderrazak El-Para est un ancien parachutiste, membre de la garde du général Khaled Nezzar, l’un des principaux responsables du putsch de janvier 1992, année au cours de laquelle il aurait déserté l’armée pour rejoindre les maquis islamistes. Il est surtout considéré par les meilleurs connaisseurs du dossier algérien comme un agent double, chargé en fait par les services secrets d’Alger d’infiltrer et manipuler la mouvance islamiste.
En février 2005, Le Monde diplomatique avait raconté par le menu dans quelles circonstances l’ancien officier des forces spéciales de l’armée algérienne était « officiellement » passé à la guérilla, dans les rangs des Groupes islamiques armés (GIA) puis du Groupe salafiste pour la prédication et le combat (GSPC).
L’article affirmait notamment que El-Para avait donné « un sacré coup de main au régime » algérien, en janvier 2003. Le 4 janvier, à la veille de l’arrivée à Alger d’une importante délégation militaire américaine venue envisager une reprise des ventes d’armes à l’Algérie dans le cadre de la lutte antiterroriste, son groupe avait attaqué un convoi militaire près de Batna, provoquant la mort de 43 soldats.
« Evoquant un enregistrement vidéo qui se révélera plus tard un faux, les services secrets de l’armée algérienne, le tout-puissant département de renseignement et de sécurité (DRS, ex-Sécurité militaire), s’efforcent d’en persuader l’opinion internationale : El-Para serait un “lieutenant de Ben Laden” chargé d' “implanter Al-Qaida dans la région du Sahel” », rappelait Le Monde diplomatique. Qui ajoutait : « Peu après, les États-Unis allègent l’embargo sur les armes à destination de l’Algérie et annoncent la vente d’équipements militaires antiterroristes. »
Le juge et la raison d’État
El-Para, à l’origine d’autres attentats sanglants visant des Européens ou des Américains, aurait donc été chargé de manipuler les islamistes algériens afin de contraindre les Occidentaux à soutenir le régime. Une « stratégie de la tension » aussi effroyable qu’efficace.
En septembre 2007, le site Algeria-watch.org, particulièrement bien informé sur les dessous obscurs de la vie politique et militaire algérienne, a révélé, avec luxe détails, comment El-Para, arrêté par les autorités tchadiennes au mois de mai 2004 puis extradé en Algérie, fut ensuite miraculeusement porté disparu par Alger, qui le fit juger par contumace avant de le déclarer en fuite.
« Le black-out officiel qui a suivi son arrivée à Alger, ainsi que les grotesques “procès par contumace” conduits par une justice aux ordres, ne peuvent avoir qu’une explication : El-Para était un agent du DRS, au sein des GIA, puis du GSPC, et les chefs des services, piégés par son interception imprévue par les rebelles tchadiens, ne pouvaient se permettre la moindre apparition publique du personnage », concluait Algeria-watch.org.
L' “évaporation” des éléments conduisant à Abderrazak El-Para dans la procédure menée par Jean-Louis Bruguière relance les interrogations sur le comportement de l’ancien magistrat dans certains dossiers sensibles, qu’il s’agisse du génocide rwandais, de l’attentat de Karachi ou donc de l’assassinat des moines de Tibéhirine. Selon Me Patrick Baudouin, le président d’honneur de la fédération internationale des droits de l’Homme (FIDH), qui l’a qualifié en juillet 2009 dans un entretien à Mediapart de « juge de la raison d’État », M. Bruguière « instruisait avec le souci constant de ne pas contrarier les services algériens ».
Selon l’avocat, qui défend des proches des religieux français assassinés, le magistrat « travaillait d’ailleurs en permanence avec la DST [Direction de la surveillance du territoire, le contre-espionnage], dont les liens avec la police et les services secrets algériens étaient notoires ».
Me Baudouin rappelait dans cet entretien que Jean-Louis Bruguière avait refusé l’audition du général François Buchwalter, à l’époque attaché de défense à l’ambassade de France à Alger. Il avait fallu l’arrivée de Marc Trévidic pour que ce militaire soit enfin entendu, en juin 2009. Les déclarations de ce témoin important, susceptibles de mettre en cause les autorités algériennes dans la mort des moines, provoquèrent une véritable déflagration des deux côtés de la Méditerranée.
Source: http://www.mediapart.fr/journal/france/270510/tibehirine-
les-revelations-cachees-dans-le-coffre-fort-du-juge