Algeria-Watch, 12 août 2010
Nous rapportons le récit d’un témoin du massacre qui a été commis le 7 février 1997, à Zouggara, village de la commune de Bouzegza Keddara, située dans la wilaya de Boumerdès. Cette attaque a eu lieu à une période où quasiment chaque jour, des groupes armés non identifiés commettaient leurs forfaits dans des lieux contrôlés par l’armée et leurs supplétifs, sans que ces derniers n’interviennent. Ces massacres ont fait des dizaines de milliers de victimes, tandis que des centaines de milliers ont fui pour se réfugier souvent dans des bidonvilles bordant les villes avoisinantes. À ce jour, de nombreux villages et hameaux restent inhabités, les habitants ayant refait leur vie en de nouveaux lieux, ne se sentant pas en sécurité dans leurs villages d’origine ou étant menacés s’ils reviennent.
À la fin du Ramadhan de l’année 1997, et plus précisément à la veille de l’Aïd el-fitr, le 7 février, le village de Zouggara, situé sur les hauteurs du Djebel Bouzegza, a été le théâtre d’un massacre d’un groupe armé qui a fait cinq morts et cinq blessés.
Ce jour-là, après la prière du soir, de nombreux hommes du village se retrouvaient dans l’un des cafés pour se réunir, bavarder ou jouer aux dominos. À cette heure-là, les cafés étaient bondés, mais dans les rues aussi, des habitants se promenaient comme en en période de paix. Le village semblait être épargné par la violence qui s’abattait sur le pays. Il y avait certes eu quelques assassinats, des faux barrages et une insécurité qui faisait craindre d’en être un jour aussi la cible, mais toutes les menaces n’avaient pas encore fait fuir les habitants. Comment pourrait-il devenir la cible d’une attaque, se demandaient ses habitants, qui avaient déjà payé un lourd tribut durant la guerre de libération ? Il est vrai que ce village montagneux a été totalement délaissé, ne bénéficiant d’aucun programme de développement, tandis que certains s’empressaient de s’accaparer des terres.
Attablés dans ce café dont le brouhaha ne laissait percer que faiblement des voix individuelles, surgissent soudain à la porte d’entrée, trois individus vêtus de tenues sombres et enturbannés, les yeux aux contours marqués de khôl. Ils étaient puissamment armés. L’un d’eux ordonna de se mettre à terre et de ne plus bouger. Pas moyen de fuir. Ils bloquaient la porte tandis que les fenêtres étaient munies de barreaux. Avant que toute l’assistance se rende compte de l’intrusion, le premier coup de feu est tiré, c’est un commerçant du village qui a été tué sur le coup. Puis, ce fut une rafale de tirs qui toucha plusieurs personnes, faisant quatre morts, et puis… le silence. Les assaillants parlaient entre eux, l’un dit : « Accomplissez votre travail tranquillement, le taghout leur a dit de ne pas descendre (Akhedmou be’aqlkoum, ettaghat qalhoum ma tahabtouch). »
Sur une colline avoisinante, se trouvait en effet un casernement de membres de la fameuse milice d’El Mekhfi, ainsi que quelques militaires. Ils étaient sensés combattre les GIA qui sévissaient dans la région. Ce sont ces militaires qui auraient reçu du taghout (le tyran, terme utilisé par les islamistes pour désigner le pouvoir militaire) l’ordre de ne pas descendre pour secourir les victimes de la tuerie.
Après avoir commis leur forfait, ils ont pris le temps de vérifier les papiers d’identité de tous les clients du café, puis se sont dirigés vers le Djebel Bouzegza. Ils étaient plus d’une vingtaine, portant des tenues différentes : militaires, police judiciaire, garde communale ou afghane, certains étaient barbus, d’autres non. Ils avaient des armes automatiques, des fusils Seminov, MAT, des grenades ou des fusils à canon scié (mahchoucha). L’un d’entre eux tenait une petite bonbonne de gaz devant probablement servir comme bombe artisanale.
Les morts ont été laissés sur place jusqu’au lendemain, où ils ont été évacués vers 10 h 30. Les miliciens passaient devant en voiture pour se rendre à Lakhdaria, sans daigner s’arrêter.
Il n’y a pas eu de véritable enquête sur cette attaque, ni les survivants ni les témoins n’ont été convoqués et interrogés. La gendarmerie, sensée prendre en charge l’instruction, n’a délivré de constat que sur initiative des personnes touchées, ce document leur permettant d’être répertoriées parmi les victimes du terrorisme.
Ce sombre jour de février 1997, la population de Zouggara a compris qu’à l’instar de tant d’autres villages victimes, leur bourg ne serait pas épargné par les massacres qui firent à cette période des milliers de morts. De nombreuses familles se résignèrent à quitter leurs demeures. Tous n’étant pas partis, un autre attentat a été commis en plein jour quelques jours plus tard à proximité du village ; dès lors, celui-ci a été complétement déserté. Et Zouggara n’est pas le seul village de la région à avoir été abandonné après ce massacre. À la suite d’assassinats individuels ciblés et de faux barrages militaires où les gens étaient détroussés de leurs biens, les villages d’Ouled Ziane, Ouled Amar Belkacem, Tamarkenit et Arkoub ont été totalement ou partiellement désertés. Les personnes déplacées, dont les autorités refusent de reconnaître l’existence, se sont installées à Keddara centre, Kharrouba, Boudouaou, Ouled Moussa, Boumerdès, Corso, Réghaia, Aïn Ttaya, Rouiba, Khemis El khechna, Hamiz, etc., parfois dans des conditions très précaires.
Mais comme si ce déplacement forcé de population n’avait pas suffi, c’est une véritable pratique de terre brûlée qui s’est ensuite abattue sur la région. De multiples incendies criminels ont ravagé les forêts et les vergers. Et pourtant certains de la région sont restés, tandis que d’autres sont venus pour s’accaparer des terres dont disposaient les villageois depuis des générations. Certains se sont vus délivrer des titres miniers et aujourd’hui, la montagne, autrefois exceptionnelle par sa beauté et la richesse de sa faune et de sa flore, est totalement défigurée par d’innombrables carrières.
Le récit de ce massacre confirme une nouvelle fois une des dimensions majeures de la politique de terreur poursuivie par le pouvoir militaire algérien au cours des années 1990 : les déplacements forcés de population, analysés notamment en 2004 par une étude du Comité Justice pour l’Algérie et par Algeria-Watch dans un document d’avril 2010. Ces travaux montrent en effet que, à partir de 1996, la multiplication des massacres perpétrés par les groupes armés « islamistes » contrôlés par les services secrets de l’armée, en particulier dans l’Algérois, en Kabylie et à l’ouest du pays, a entrainé les déplacements forcés de centaines de milliers de personnes. Obtenu par des moyens particulièrement atroces, cet exode rappelle à maints égards les déplacements forcés opérés par l’armée française pendant la guerre de libération, et qui constituaient alors l’un des axes important de sa stratégie contre-insurrectionnelle. Une stratégie guidée par la fameuse « doctrine de la guerre révolutionnaire », que les généraux algériens ont adaptée dans la « sale guerre » qu’ils ont conduite contre leur peuple, à partir de 1992.