Dernier volet d’une série de trois sur la communauté arabo-musulmane
dans l'Amérique post-11 Septembre.
Le journaliste français enquêtant auprès de la population musulmane aux États-Unis prend le risque de se retrouver dans la position de l’arroseur arrosé. Les mêmes questions reviennent en boucle dans la bouche de mes interlocuteurs : «Qu’est ce qui ne va pas en France ?», «Pourquoi est-ce que ça se passe si mal avec votre communauté musulmane ?»
Tous ont entendu parler de la polémique sur le hijab ou plus récemment, la burqa, ou encore des émeutes de 2005 dans les banlieues françaises, qui, à force d’être observées avec une loupe par les médias nationaux, ont laissé ici l’impression d’une véritable guerre civile.
Je dois avouer que la force avec laquelle tous revendiquent leur fierté d’être Américain, sans réserve aucune, m’a souvent surprise, à l’heure où les États-Unis mènent deux guerres de front en terre musulmane. J’attendais aussi un peu plus de clémence pour mon pays qui, après tout, s’était dressé vent debout contre l’invasion de l’Irak. «C’est vrai que tout ce champagne versé dans des caniveaux, c’était un beau gâchis», s’amuse aujourd’hui Ihsan Alkhatib, avocat à Dearborn.
À bien y réfléchir, s'il n'était la parenthèse ouverte avec le 11 Septembre, l’Amérique des Pilgrim Fathers me semble offrir un cadre plus accueillant pour un musulman que la France des Lumières. Ihsan acquiesce : «La religiosité est envisagée favorablement ici. Vous pouvez être Amish, vivre sans électricité, ça ne pose pas de problème. Seul l’athéisme est suspect aux yeux des Américains.» Contrairement à ce qui se passe en France, la conception américaine de la laïcité interdit à l’État d’intervenir dans les comportements religieux.
En fait, les raisons de cette bonne intégration sont innombrables : l’éloignement géographique des États-Unis en est une, qui a nécessairement favorisé l’assimilation ; la nature choisie de l’immigration américaine, qui fait appel à une population fortement éduquée, parmi laquelle de nombreux cols blancs, médecins, avocats, ingénieurs… en est une autre. Elle explique que la communauté arabe et musulmane ici ignore le sentiment de déclassement souvent ressenti chez celle de France (1) ; avant l’Irak, les États-Unis n’ont jamais été une puissance occupante en terre d’Islam et n’ont pas connu les guerres de décolonisation qui, en France, ont laissé la place à beaucoup d’amertume des deux côtés.
Les deux peuples me semblent en réalité avoir beaucoup en partage : l’importance accordée à la famille, à la foi, la référence permanente à la communauté et un certain conservatisme en ce qui concerne les mœurs, comme en témoigne ici l’interdiction d’acheter de l’alcool ou de fréquenter les bars pour les moins de 21 ans. La réussite matérielle n’y est pas taboue comme en France et musulmans comme Américains ont tendance à considérer qu’elle récompense ceux que Dieu à choisi de favoriser.
N’oublions pas enfin que c’est à Detroit qu’est né Nation of Islam, dont Malcolm X fut une figure emblématique et dont se réclament de nombreux Afro-Américains, même si le mouvement tend à être considéré comme sectaire par le reste du monde musulman.
Pourtant, faute de pouvoir se compter, la communauté musulmane semble condamnée à demeurer un nain politique sur la scène Américaine. Le recensement, synonyme de financements pour les communautés, interdit toute référence à la religion. Dans l’agglomération de Detroit, la communauté musulmane revendique 400.000 membres, quand les statisticiens l’évaluent plutôt de 150.000 à 200.000.
Pas mieux pour les Arabes, qui sont invités à cocher la case «Blanc» sur le formulaire (2) envoyé tous les dix ans par le bureau du recensement. Cette année, plusieurs groupes ont fait entendre leur voix, sur Facebook et sur Youtube notamment, pour appeler les Arabes à cocher la case «Autre race» et à ajouter à la main la mention «Arabe». La réussite de cette initiative semble toutefois incertaine : «Si de nombreux Arabes souhaitent sans doute se compter, il y a aussi chez beaucoup la crainte d’être stigmatisé», estime Andrew Shryock.
Certes, l’élection d’Obama, pour qui Arabes et musulmans ont voté de manière massive, a inauguré une période plus sereine, estime la plupart, mais sans toutefois en attendre trop. «Le ton a changé, mais les mêmes pratiques sont toujours en vigueur», déplore Ihsan Alkhatib.
Si la rhétorique martiale des années Bush a été remisée, si le discours du Caire a été entendu, si l’appel à la prière sur le Capitole a été suivi, certaines habitudes devront tout à fait disparaître, souligne Sally Howell, qui n’a pas oublié que l’équipe de campagne du candidat Obama, de passage dans le Michigan, avait pris le soin «d’écarter du podium les jeunes filles en hijab.»
De même, elle remarque que «les chèques de contribution à la campagne de tel ou tel homme politique en provenance d’organisations musulmanes continuent d'être systématiquement retournés».
Pour que les choses changent vraiment, estime Dawud Walid, «il faudra la fin d’un certain double langage.» Il cite en exemple l’arrestation, au mois de mars dernier, dans le Michigan, des membres de la milice chrétienne Hutaree, qui complotait l’assassinat de plusieurs policiers. «Dans le dossier criminel du FBI, il n’est fait aucune mention de leur religion, ni même du mot "radical", quand bien même ils sont accusés de trahison et d’avoir cherché à fabriquer des bombes. Quand il s’agit d’un musulman, la déposition du FBI porte la mention "sunnite fondamentaliste" ou bien encore reprend des citations qu’il aurait faites du Coran. Les musulmans sont conscients qu’il y a deux poids, deux mesures», pointe-t-il.
Si besoin était, une autre actualité est récemment venue rappeler la persistance de certains amalgames dans le discours médiatique : la construction annoncée d’une mosquée à deux pâtés de maison du site du World Trade Center. À en juger par l’indignation d'une journaliste de CNN lors d’un reportage récent sur le sujet, il faudra encore un certain temps pour que «musulman» ne cesse de rimer avec «terroriste» dans la bouche des faiseurs d’information.