L’accusation était lourde et passible de condamnation à mort. Bouteflika le savait. Boumediene n’était plus là pour le protéger. Il chercha d’abord à « rembourser » les sommes détournées. Le 5 janvier 1979, soit une semaine à peine après le décès de Boumediène, Bouteflika remet au Trésor public un chèque libellé en francs suisses d’une contre-valeur de 12 212 875,81 DA tiré de la Société des banques suisses à Genève. Il ne rapatriera pas d’autres sommes, ce qui irritera fortement les autorités qui s’estimaient fondées à considérer ces légèretés comme une marque de mépris à leur endroit. Le chèque remis par Bouteflika était, en effet, loin de correspondre aux chiffres que détenaient les services de renseignements de Kasdi Merbah : Bouteflika aurait « oublié » de s’expliquer sur la disparition de 58 868 679, 85 DA. Il négligera, de plus, d’accompagner ces remboursemensts de justificatifs qui les auraient validés aux yeux du Trésor public, comme le lui demandait Chadli Bendjedid.
Cette carence allait précipiter le déclenchement de la procédure judiciaire.
L’affaire est lancée, sur fond de luttes d’appareils.
Chadli saisit la Cour des comptes.
L’enquête de cette institution aboutit à un premier arrêt qui sera prononcé le 8 août 1982 à l’encontre et qui « met en débet Abdelaziz Bouteflika pour une somme dont la contre-valeur en dinars représente 58 868 679, 85 DA et qui reste à justifier ». La Cour explique que ce montant « est l’aboutissement des longues investigations de l’institution tant au niveau de la Trésorerie principale d’Alger qu’à celui du ministère des Affaires étrangères »
Ce furent, en effet, de « longues investigations ».
Elles portèrent un premier préjudice à Bouteflika qui se voit d’abord suspendu du Comité central du FLN « en attendant son exclusion par le congrès ». Le comité central, réuni ce jour-là en 6e session, signale que « le concerné s’engage à restituer les biens et dossiers du parti et de l’Etat en sa possession », parle de « dossier au contenu grave » qui justifie de « saisir la justice de l’affaire ».
L’enquête fut menée ensuite sur plusieurs fronts. Elle établit comment le ministre Bouteflika s’y est pris pour détourner pareille somme d’un Trésor public pourtant vigilant. La Cour des comptes donne, dans El Moudjahid du 9 août 1983, des détails précis sur la façon dont ces sommes ont été dévoyées : «Agissant alors en qualité de ministre des Affaires étrangères, M. Abdelaziz Bouteflika avait successivement ordonné aux chefs de missions diplomatiques et consulaires, par instructions n° 20 du 14 février 1966, n° 33 du 1er décembre 1966, n° 36 du 1er mai 1967, n° 68 du 1er octobre 1969 :
- en 1966, de conserver au niveau des postes les soldes disponibles qui devront faire l’objet d’instructions ultérieures particulières ;
- en 1967, d’ouvrir des comptes particuliers devant abriter ces disponibilités ;
- en 1969, enfin, de procéder au transfert des reliquats disponibles vers deux comptes bancaires ouverts auprès de la Société des banques suisses, les reliquats des exercices ultérieurs devant désormais avoir la même destination. » (1)
La Cour observait que « le gel de cette importante trésorerie, qui a notamment profité à un établissement bancaire étranger, n’a donc obéi à aucun texte législatif ou réglementaire et sa gestion échappait totalement au contrôle du Trésor ».
Bref, aux yeux de l’instance judiciaire, Abdelaziz Bouteflika a donc bien détourné ces sommes de 1965 à 1978.
Bouteflika s’est maladroitement défendu contre tous ces griefs, accumulant dérobades, confusions et bévues. Il refusa obstinément de se présenter à Alger devant la Cour des comptes, obligeant les magistrats instructeurs à se déplacer à Paris et à Genève pour l’entendre. L’idée de se soustraire à la justice n’était pas pour inciter les juges à de clémentes dispositions à son égard. Il se fourvoya ensuite dans des explications contradictoires pour justifier ces placements occultes des fonds des Affaires étrangères sur des comptes suisses. En privé, il soutenait que l’argent devait alimenter « une caisse noire indispensable aux financements secrets de certains mouvements de libération ». Aux magistrats de la Cour des comptes il donna une toute autre version, invoquant la construction d’un nouveau siège du ministère des Affaires étrangères pour laquelle il destinerait la trésorerie amassée sur les comptes suisses. Un argument aussi léger ne pouvait que l’enfoncer davantage.
Dans son arrêt, la Cour des comptes se fit d’ailleurs une joie de le démolir sans ménagement : « Ce motif fallacieux ne peut être pris en considération sachant qu’une opération d’investissement obéit à des règles bien précises qu’aucun ordonnateur ne peut ignorer et que l’éventuelle construction d’un nouveau siège du ministère des Affaires étrangères doit être financée par des crédits normalement inscrits au budget de l’Etat. » (1)
Dans son arrêt définitif du 8 août 1983, la Cour des comptes donnait un verdict sans appel : « M. Abdelaziz Bouteflika a pratiqué à des fins frauduleuses une opération non conforme aux dispositions légales et réglementaires, commettant de ce fait des infractions prévues et punies par l’ordonnance n° 66-10 du 21 juin 1966 et les articles 424 et 425 du Code pénal. » (1)
La Cour des comptes évaluait à « plus de 6 milliards de centimes » le montant dont Bouteflika restait redevable auprès du Trésor, un montant qui, ramené à la parité de 2010, avoisinerait les 300 milliards de centimes.
Des mesures conservatoires sont prises à son encontre dans le cadre de l’enquête judiciaire. Son passeport diplomatique lui fut confisqué et son traitement de haut fonctionnaire suspendu. Deux de ses villas sont saisies.
Bouteflika échappa cependant à la prison alors que trois de ses collaborateurs impliqués dans le détournement ont passé quatre années en à El-Harrach.
« Sans l’intervention magnanime de Chadli, Bouteflika aurait fait plusieurs années de prison pour détournement de fonds publics », confirme Ahmed Taleb Ibrahimi, qui était dans l’entourage de Chadli en qualité de ministre conseiller à la Présidence puis de ministre des Affaires étrangères à partir de 1984. (2) Chadli Bendjedid, qui n’aime pas évoquer cet épisode, se contente d’une formule miséricordieuse : « Ce n’était pas dans ma nature d’enfoncer d’anciens collaborateurs en mauvaise passe. J’ai fait ce qu’il fallait faire envers Bouteflika. » (3)
Chadli ne voulait pas que Bouteflika ait des ennuis
Il fallait bien de la miséricorde présidentielle, en effet, pour sauver Bouteflika d’une affaire très mal engagée pour lui.
Non seulement Bouteflika échappa à la prison mais il obtint de Chadli l’assurance qu’il pouvait rentrer au pays sans être inquiété à son arrivée à Alger. « Il a envoyé plusieurs messagers à Chadli en 1984 pour en arracher la promesse qu’il pouvait rejoindre l’Algérie sans risque, soutient le général Benyellès. Chadli m’a dit, et je peux en témoigner, de transmettre à Bouteflika qu’il pouvait rentrer sans problème. “Je lui en donne ma parole”, a-t-il ajouté. Chadli ne voulait pas que Bouteflika ait des ennuis. » (4)
Les mesures conservatoires prises à son encontre dans le cadre de l’enquête judiciaire seront levées une à une. Son passeport diplomatique lui fut rendu sur instruction de Chadli, qui lui rétablit en outre son traitement de haut fonctionnaire.
Bouteflika négocia ensuite avec succès la restitution de sa villa de Sidi Fredj confisquée par le wali de Tipaza et gendre de Chadli, Kaddour Lahoual, qui prévoyait d’en faire un bâtiment administratif. Il ne s’arrêtera pas là. L’étrange « opposant » Bouteflika bénéficiera ensuite d’une somptueuse demeure de 22 chambres située sur les hauteurs d’Alger, Dar Ali Chérif, en compensation d’une villa qu’il occupait.
Chadli l’avait sauvé !
Quinze plus tard, en novembre 1999 à Monaco, Bouteflika, devenu président, oubliait tout cela et qualifiait Chadli de « quelqu'un qui n'est pas aviateur, mais qui a pris les commandes d’un Boeing 737 », regrettant que « Chadli qui est resté finalement autant de temps au pouvoir que Boumediène a curieusement mis le même temps pour détruire tout ce que Boumediène avait construit ». (5)
Devant la journaliste du Financial Times, il poussera un peu plus loin le dénigrement : « J’étais surpris un jour d’apprendre par la télévision que le chef de l'Etat algérien de l’époque et le chef d'Etat français de l’époque, que Dieu ait son âme, avaient eu un entretien en tête-à-tête de dix heures. Je connais les deux, je sais que le chef de l'Etat français pouvait parler pendant dix heures. Je ne suis toujours pas sûr que le chef de l'Etat algérien — et il est toujours vivant — pouvait, lui, parler pendant une demi-heure, pour dire des choses très essentielles. » (6)
Il répétera cette odieuse comparaison entre Chadli et Mitterrand, avec plus d’emphase, à la télévision égyptienne, soulevant une tempête d’indignation au sein de l’opinion algérienne.
« Quand j’ai entendu, de mes propres oreilles, ces propos peu honorables sur Chadli, j’ai été tellement outré que j’ai réagi par un article dans El Khabar, se rappelle Benyellès. J’ai rappelé à Bouteflika qu’il a accepté d’être le ministre de cet “ignorant” qu’il insulte aujourd’hui devant les étrangers, qu’il en a été le subordonné au gouvernement et au Bureau politique, qu’il a bénéficié de son indulgence à propos des fonds qu’il avait détournés et que sans cette indulgence il aurait dormi en prison… Comment un personnage qui a mangé dans la main de Chadli, et je mesure mes mots, peut-il être à ce point ingrat ? En fait, Bouteflika est un “haggar”, un terme intraduisible, qui dépeint un homme à la versatilité mesquine, qui passe de la servilité à l’arrogance selon qu’il soit vulnérable ou puissant. » (7)
Lematindz
Source : Mohamed Benchicou : Bouteflika, une imposture algérienne, Ed Le Matin, 2004
1. El Moudjahid, 9 août 1983
2. Mohamed Benchicou : Bouteflika, une imposture algérienne, Ed Le Matin, 2004
3. Id
4. Id
5. Financial Times, 19 juillet 1999.
6. Mohamed Benchicou : Bouteflika, une imposture algérienne, Ed Le Matin, 2004
7. Id