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Les chefs de l’armée et du DRS sont responsables et coupables

Algeria-Watch


Paris, Berlin, 4  avril 2005

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Communiqué sur les allégations de M. Farouk Ksentini relatives aux responsabilités de l’État algérien dans les disparitions forcées


À l’occasion de la remise de son rapport sur la question des disparus, le 31 mars 2005, au président de la République algérienne, M. Abdelaziz Bouteflika, M. Farouk Ksentini, président de la Commission nationale consultative pour la protection et la promotion des droits de l’homme (CNCPPDH), a donné plusieurs interviews à la presse algérienne et étrangère, où il affirme que « ces disparitions ont bel et bien eu lieu et qu’elles sont le fait d’agents des institutions de l’État », mais que, pour autant, l’État est « responsable mais pas coupable ».

Dans une interview au quotidien français Le Monde (3-4 avril 2005), M. Ksentini formule en particulier des allégations parfaitement mensongères. Sans se prononcer sur le contenu du rapport lui-même, qui n’a pas été rendu public à ce jour, Algeria-Watch tient à rétablir la vérité des faits quant à deux de ces allégations inexactes, particulièrement lourdes de conséquences.

Sur la « panique » de l’État et la « rupture dans la chaîne du commandement »

En premier lieu, interrogé sur le rôle de l’État algérien dans les milliers de disparitions forcées survenues depuis 1992, M. Ksentini affirme : « La guerre menée par les terroristes a été si sauvage que le premier des disparus a été l’État lui-même. Personne ne commandait plus à personne. Cette rupture dans la chaîne du commandement et la panique expliquent en grande partie ce qui est advenu. »

Cette affirmation est totalement erronée. Non seulement il n’y a eu aucune « rupture dans la chaîne de commandement » dans la mise en œuvre de la « répression antiterroriste » par les « forces de sécurité », mais ce sont les responsables de ces dernières qui ont froidement planifié la politique des disparitions forcées. Même si bien des détails ne sont pas encore connus, les informations disponibles, émanant des enquêtes des organisations de défense des droits humains et des témoignages tant de nombreux policiers et militaires dissidents que de personnes ayant échappé à la disparition forcée1, permettent d’attester la réalité de cette politique de « terreur d’État clandestine », fondée tout particulièrement sur la pratique généralisée de la torture et des disparitions forcées.

Dès octobre 2003, une synthèse des informations alors disponibles a été établie par Algeria-Watch et le Dr Salah-Eddine Sidhoum, dans un rapport très précisément documenté, intitulé Algérie, la machine de mort2. S’agissant de la « chaîne de commandement » dans l’organisation des disparitions forcées, il ressort clairement de cette étude que :

- la politique des disparitions forcées de personnes (opposants ou présumés tels) enlevées par les forces de sécurité a été généralisée à partir de mars 1994, à l’initiative du directeur des services secrets de l’armée (Département de renseignement et de sécurité, DRS), le général-major Mohamed Médiène (dit « Toufik ») et de son adjoint à la tête de la Direction du contre-espionnage (DCE) du DRS, le colonel Smaïl Lamari (dit « Smaïn ») ;

- la mise en œuvre de cette politique a été étroitement coordonnée avec les responsables de la « lutte antisubversive » à la tête de l’ANP (Armée nationale populaire), en particulier le général-major Mohamed Lamari, chef d’état-major de l’ANP, le général Saïd Bey, responsable du CCC/ALAS (Centre de conduite et de coordination des actions de lutte anti-subversive) et commandant de la 1re région militaire, et le général Brahim Fodhil Chérif, commandant adjoint du CCC/ALAS puis chef d’état-major de la Gendarmerie nationale (puis commandant de la 1re région militaire de 2000 à 2004) ;

- la pratique des enlèvements, suivis de disparitions forcées, systématisée surtout de 1994 à 1998, a été confiée a des unités sélectionnées de l’ANP, du DRS, de la Police et de la Gendarmerie, la coordination de ces actions étant principalement assurée par les antennes du DRS dans chacune des six régions militaires, les CTRI (centres territoriaux de recherche et d’investigation), dépendant directement du général Smaïl Lamari ;

- les centres du DRS qui ont joué un rôle majeur dans l’organisation de la disparition forcée de personnes (systématiquement torturées, puis, le plus souvent, exécutées) ont été : le CTRI de Blida (Centre Haouch-Ch’nou), commandé de 1990 à 2003 par le colonel Mehenna Djebbar ; le CTRI d’Oran (Centre Magenta), commandé par le colonel « Abdelwahab », puis par le commandant Hamidou ; le CTRI de Constantine (Centre Bellevue), commandé par colonel Kamel Hamoud, puis par le colonel Karim ; le CPMI (Centre principal militaire d’investigations) de Ben-Aknoun, dirigé de 1990 à mars 2001 par le colonel Athmane Tartag, dit « Bachir » ;

- au total, Algeria-Watch a identifié dans ce rapport pas moins de 95 centres de détention secrète, de torture et d’exécutions, impliqués dans les disparitions forcées.

Il ressort donc de ce rapport, et des études qui l’ont complété depuis3, que, contrairement à ce qu’affirme M. Ksentini, ce n’est aucunement la « panique » au sein de l’État face au « terrorisme » qui explique la pratique – qu’il reconnaît – des disparitions forcées par les forces de sécurité. Bien au contraire, même si leur mode de fonctionnement est resté secret tout au long de ces années (comme dans toutes les armées ayant recours aux méthodes illégales de la « guerre contre-insurrectionnelle »), les chaînes de commandements structurant la « machine de mort » ont été – et restent à ce jour – strictement contrôlées par les chefs de l’armée, et principalement par ceux du DRS, les généraux Mohamed Médiène et Smaïl Lamari, toujours en poste aujourd’hui.

Bon nombre d’officiers et de policiers relevant de ces chaînes de commandement et responsables de disparitions forcées sont connus et nommément cités, témoignages à l’appui, dans le rapport précité. Même si les plus « voyants » ont été récemment « démissionnés » (comme les généraux-major Mohamed Lamari et Brahim Fodhil Chérif, en août 2004) ou mis sur des voies de garage (comme le colonel – promu général – Bachir Tartag ou le colonel Mehenna Djebbar), la plupart sont toujours en activité à ce jour ; et tous pourraient très facilement être mis en cause si une authentique justice indépendante – qui n’existe pas en Algérie – décidait de donner suite aux plaintes des familles de victimes des disparitions forcées.

« 500 000 Algériens déférés devant les tribunaux pour terrorisme »

En second lieu, M. Ksentini entend minimiser l’ampleur des disparitions forcées en affirmant au Monde : « Au total, plus de 500 000 Algériens ont été déférés devant les tribunaux pour terrorisme. En rapprochant ce chiffre énorme de celui des disparus [6 146 cas, selon M. Ksentini], nous concluons que les choses ont été correctement menées dans l’ensemble. »

Cette seconde allégation – qui, dans la bouche d’un juriste, relève d’un cynisme criminel – est tout aussi aberrante que la première, pour plusieurs raisons :

- jusqu’à cette déclaration de M. Ksentini, aucune des informations disponibles, y compris celles émanant de sources officielles, n’a jamais fait état d’un chiffre aussi considérable de défèrements devant la justice. Ce qui est en revanche établi, c’est que dans les semaines suivant le coup d’État de janvier 1992, des milliers d’opposants islamistes ou présumés tels (entre 15 000 et 30 000 selon les sources) ont été placés en détention administrative pour de nombreux mois (jusqu’à quatre ans pour certains d’entre eux), sans qu’ils n’aient jamais été présentés à la justice. Puis, lors des innombrables ratissages et expéditions punitives organisés par les forces de sécurité, des dizaines de milliers de personnes ont été arrêtées, et la traduction devant les tribunaux était plus l’exception que la règle – alors que la torture, elle, était systématique. Par ailleurs, en septembre 1992, des « cours spéciales » ont été installées qui, selon des chiffres officiels4, ont eu à juger jusqu’en février 1995 environ 15 000 personnes au titre de la loi contre la subversion et le terrorisme. Cependant, à partir de 1993 et surtout de 1994, comme l’ont rapporté plusieurs officiers dissidents, en raison des remises en liberté par les tribunaux trop fréquentes à ses yeux, le commandement militaire – notamment les généraux Mohamed Lamari et Smaïl Lamari – a de plus en plus systématiquement donné l’ordre suivant aux différents responsables des chaînes de commandement : « Je ne veux pas de prisonniers, je veux des morts ! » ;

- M. Ksentini ne craint pas la contradiction : si les chaînes de commandement étaient « rompues » et si la « panique » régnait au sein des forces de sécurité, comment auraient-elles pu mener « correctement » la traduction de centaines de milliers de suspects devant les tribunaux ? ;

- non seulement M. Ksentini de donne aucune source pour le chiffre de « 500 000 » défèrements – et pour cause, puisque cela ne correspond à aucune réalité –, mais le 9 mars 2005, trois semaines avant son interview au Monde, il donnait au quotidien algérien La Tribune un autre chiffre, sensiblement inférieur, ce qui prouve, s’il en était besoin, que ces indications fantaisistes n’ont aucun fondement : « Au cours de ces années-là, les services de sécurité ont procédé à l’arrestation de près de 300 000 personnes pour soutien logistique volontaire ou forcé au terrorisme. Ces personnes ont été traduites devant la justice. Cela veut tout simplement dire que, dans la grande majorité, les institutions ont suivi la voie normale, c’est-à-dire les livrer aux tribunaux pour qu’ils se prononcent sur la culpabilité des personnes incriminées. Sur ces 300 000 cas, seuls 6 146 n’ont pas été livrés à la justice. Si l’on compare les deux chiffres, on en conclut que les choses ont été dans l’ensemble régulièrement traitées. Seule une minorité de cas a dérogé à cette règle. Ça reste infime face aux 300 000 cas traduits devant la justice pour assistance aux terroristes » ;

- le chiffre même de « 6 146 disparus » est tout aussi fantaisiste : compte tenu de la situation de non-droit qui prévaut en Algérie, aucune enquête indépendante et approfondie n’a pu être menée pour établir précisément le nombre de personnes victimes de disparitions forcées. Et cela d’autant plus que de très nombreuses familles de disparus ont toujours peur aujourd’hui, par crainte de représailles du DRS, de se faire connaître, même auprès des associations autonomes de familles de disparus (lesquelles ont toutefois déjà pu constituer quelque 7 000 dossiers de disparitions forcées). Selon la Ligue algérienne pour la défense des droits de l’homme (LADDH), le nombre de disparus du fait des forces de sécurité serait au moins de 18 000 (chiffre à rapprocher de celui donné par un sous-officier dissident du CTRI de Blida, l’ex-adjudant Abdelkader Tigha, qui estime à au moins 4 000 le nombre de « disparus » exécutés dans ce seul centre).

Un scandaleux déni de la réalité

En affirmant, dans son interview au Monde, que « contrairement à ce que certaines ONG prétendent, l’État algérien n’a pas combattu le crime par le crime mais de façon loyale », M. Ksentini pratique donc un scandaleux déni de la réalité. Bien d’autres de ses allégations publiques, depuis des mois, relèvent de la même logique. Elles attestent que le projet d’« amnistie générale » que le président Bouteflika entend soumettre prochainement par référendum au peuple algérien, en s’appuyant principalement sur le rapport de la « commission Ksentini », n’est rien d’autre qu’une entreprise de blanchiment des crimes contre l’humanité organisés et perpétrés par les responsables des forces de sécurité (ainsi que par les groupes armés se réclamant de l’islam, dont il est désormais avéré que nombre d’entre eux – mais pas tous, du moins jusqu’en 1995 – étaient manipulés ou contrôlés par le DRS, pour discréditer l’opposition islamiste et masquer les crimes commandités par les chefs de l’armée5).

Algeria-Watch s’élève avec vigueur contre cette entreprise de falsification de la réalité et en appelle à tous ceux qui, en Algérie comme au niveau international, entendent que l’impératif de vérité et de justice soit enfin reconnu dans le drame algérien, afin que cet impératif ne soit pas étouffé par les manœuvres actuelles de ses principaux responsables et de leurs complices.

 

1. Voir, par exemple, le témoignage de M. Mohammed Sebbar recueilli en novembre 2003 par l’Observatoire des droits humains en Algérie (ODHA). Arrêté en décembre 2002, il a été détenu clandestinement pendant six mois au Centre du DRS de Ben-Aknoun, où il a été sauvagement torturé. Il rapporte notamment : « Une fois, au cours d’un interrogatoire, le colonel Hassan sortit son pistolet et me dit : “Si tu ne dis pas la vérité, je t’abats et tu rejoindras la liste des “disparus” et Dieu sait que nous avons porté beaucoup de gens sur cette liste” » (<www.algeria-watch.org/fr/mrv/observatoire/torture_sebbar.htm>).
2. Texte complet : <www.algeria-watch.de/fr/mrv/mrvtort/machine_mort/machine_mort.htm>.
3. Voir en particulier les dix-neuf dossiers constitués par le Comité Justice pour l’Algérie pour la 32e session du Tribunal permanent des peuples sur les violations des droits humains en Algérie (Paris, novembre 2004), dont : Collectif des familles de disparu(e)s en Algérie, Les disparitions forcées en Algérie, mai 2004, <www.algerie-tpp.org/tpp/pdf/dossier_3_disparitions.pdf> ; Jeanne Kervyn et François Gèze, L’organisation des forces de répression, septembre 2004, <www.algerie-tpp.org/tpp/pdf/dossier_16_forces_repression.pdf>.
4. ONDH (Observatoire national des droits de l’homme), Rapport annuel 1994-1995, Alger, 1996, p. 59.

5. Voir en particulier le rapport rédigé pour le Comité Justice pour l’Algérie : Salima Mellah, Le mouvement islamiste algérien entre autonomie et manipulation, mai 2004, <www.algerie-tpp.org/tpp/pdf/dossier_19_mvt_islamiste.pdf>.


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