Ali Benhadj est un délinquant politique. Comme ceux qui ont pris le pouvoir par la force des armes en 62 et 65, Ali est entré par effraction dans les arcanes des décideurs, par la force de la rue le 5 octobre 1988. Pendant 7 ans, de 1988 à 1995, il fut un interlocuteur craint et privilégié par un pouvoir divisé et dépassé par les événements. Même en prison, les généraux ont continué à négocier avec lui.
C’est donc en grande partie à cause de ses rendez-vous manqués avec l’Histoire que le pays a raté le tournant démocratique et a fait un bond de plus de 40 ans en arrière. Bouteflika replonge l’Algérie profonde dans l’allégeance populiste et la soumission stérile au candidat unique.
Depuis sa libération en 2003, après avoir purgé douze ans de prison, tout le monde a remarqué l’isolement médiatique et politique de Benhadj, en particulier dans le camp islamiste. Il ne peut plus se déplacer sans garde du corps de peur d’être lynché et molesté par d’anciens compagnons qui ont payé très cher ses errements. Au moment où l’Algérie authentique doit se ressourcer pour se reconstruire politiquement, il est temps que l’opinion publique sache comment et pourquoi Ali Benhadj a tué l’islamisme politique et contribué au chaos sanglant par son comportement suicidaire et insurrectionnel.
Une bête de scène
Ali Benhadj est le Michael Jackson du prêche islamiste, ni blanc, ni noir, mince et longiligne, et une présence scénique phénoménale. Par la force du verbe qui soulève les foules, il surclasse tous les prédicateurs. Le seul qui pouvait le concurrencer était Mahfoud Nahnah. Mais ses discours modérateurs et conciliants n’avaient pas prise sur une jeunesse citadine avide de violence et de règlements de comptes. Nahnah et Abdallah Djaballah, instruits par leur propre expérience et celle de l’affaire Bouyali, marquèrent leur désaccord avec la « délinquance » d’Ali avant même le lancement du FIS.
Lors du conclave islamiste qui devait décider de la marche à suivre après plusieurs années de militantisme clandestin, le jeune Benhadj, âgé de 32 ans, a bousculé toute la hiérarchie alors que son niveau intellectuel est moyen et ses connaissances théologiques très limitées. Son rôle fut déterminant dans la création du FIS le 10 mars 1989 à la mosquée Ben Badis de Kouba où il s’imposa comme vice-président derrière Abassi Madani, piètre orateur, qui croyait pouvoir dompter le fougueux prédicateur dont il avait besoin pour galvaniser les foules. Dans les meetings, après quelques interventions des membres du majliss, Abassi ne prononçait que quelques mots en guise d’introduction au prêche enflammé d’Ali qui clôturait dans un délire incantatoire. Elevé dans les quartiers populaires d’Alger, Ali était doté de toute la panoplie verbale et gestuelle du « houmiste ». Il savait utiliser le langage de la sous-culture urbaine pour la catalyser en violence politique.
La quintessence de son discours se réduisait au simplisme naïf du petit caïd de quartier qui veut prendre la place des grands caïds qui dirigent le syndicat du crime. Dans un prêche mémorable diffusé et parodié sur dailymotion, il résume le fond de la pensée du délinquant politique : « ils nous font peur avec leurs kalachnikov ? Et bien nous aussi, nous pouvons utiliser des kalachnikov ». C’est ainsi que les discours d’Ali ont créé les germes du terrorisme brutal qui a ensanglanté l’Algérie. (1)
Le rendez-vous manqué de Juin 1991
Le fulgurant succès électoral du FIS n’est pas le fruit du seul discours de Benhadj dont l’aura se limitait aux jeunes de la capitale. Mais pour un pouvoir aux abois qui n’avait plus le temps de comprendre les ressorts profonds qui animaient la société après tant d’années de parti unique et de répression, les chefs du FIS s’imposaient soudain comme des interlocuteurs avec lesquels il fallait négocier en urgence. La déliquescence du FLN et la marginalisation des démocrates avaient dénudé le pouvoir militaire qui ne disposait plus d’intermédiaire ni de décodeur politique.
Après la victoire du FIS aux municipales en été 1990, les palabres ont commencé pour adapter le mode de gouvernance du pays à un partage des responsabilités avec les islamistes. D’abord à l’échelon des wilayas avec les APC FIS, puis à l’échelle du gouvernement.
Le président Chadli Bendjedid, qui maîtrisait encore l’armée se tenait prêt à cette éventualité et avait mandaté le Chef du gouvernement Mouloud Hamrouche et le DRS. Alors que le FIS durcissait son discours contre la modification de la loi électorale, des négociations secrètes furent entamées les mois d’avril et mai 1991. (2)
Il y eut au moins trois rencontres entre Abassi et Benhadj d’une part et Hamrouche et le général Smain Lamari, n°2 du DRS, d’autre part. L’objectif de ces entretiens qui se déroulaient dans une villa du côté de Zeralda était de préparer la nouvelle configuration gouvernementale en cas de victoire très probable du FIS aux élections législatives prévues en juin 91. Les négociations avaient pour objet le partage des portefeuilles ministériels et les fameuses « lignes rouges » à ne pas dépasser. L’armée consentait à respecter la victoire électorale du FIS mais demeurait gardienne de la Constitution et ne voulait pas transiger sur les ministères de souveraineté. La prétention et la suffisance insurrectionnelle de Benhadj firent capoter les discussions. Exalté et enivré par son succès populaire, il lança précipitamment avec Abassi l’appel à la grève générale. Les luttes de clans, le coup de poker de Hamrouche et le jeu de coulisses de Kasdi Merbah, qui voulaient pousser Chadli à la démission pour prendre sa place, sont aussi en partie responsables de la dégradation de la situation. Le 3 juin 1991, Hamrouche fut contraint de démissionner et les places publiques furent prises d’assaut par l’armée qui tira sur les manifestants. Abassi Madani fut arrêté en compagnie de 5 membres du majliss echoura. Puis ce fut le tour de Benhadj le 29 juin.
Le jusqu’au-boutisme d’Ali a non seulement fait rater une chance historique et pacifique d’accession des islamistes au pouvoir, mais c’est à ce moment là que Chadli a perdu le contrôle de l’armée en nommant Khaled Nezzar au poste de ministre de la Défense. Ce fut le prélude au coup d’Etat du 12 janvier 92, la proclamation de l’état d’urgence le 9 février et l’interdiction du FIS le 4 mars.
Le rendez-vous manqué avec Zeroual
Le contre feu islamiste à la répression fut terrible et imprévisible pour les sphères du pouvoir. Le trop plein de rancœur populaire explosait dans le fracas des armes et des attentats. Les désertions se multipliaient. L’état-major de l’armée fut soumis à une terrible pression interne et internationale qui a abouti au remplacement de Khaled Nezzar par le général Liamine Zeroual à la tête du ministère de la Défense en été 1993 avec pour mission de mettre fin coûte que coûte à ce qu’il est convenu d’appeler une « guerre civile ». C’est à ce moment que Ali Benhadj si vit offrir une nouvelle chance historique et inespérée. Avant même d’être intronisé président de l’Etat en janvier 1994, Zeroual décida d’engager directement des négociations avec les leaders du FIS à qui il rendit visite à l’intérieur même de la prison militaire de Blida. Cette initiative suscita de terribles remous dans les états-majors de l’armée et du DRS et faillit coûter la vie à Zeroual. Malgré la désapprobation de ses pairs, il persista dans sa vision dialoguiste. Pour prouver sa bonne foi, il transféra les détenus à la résidence luxueuse de Djenane Al Mithaq. Puis il gracia et libéra cinq membres du majliss, des seconds couteaux condamnés quasiment par erreur (Mohamed Boukhemkhem, Ali Djeddi, Djamel Guemazi, Abdelkader Omar, Nourredine Chigara). Ils continuèrent à participer aux discussions tout en étant libres. Les négociations laborieuses mais bon enfant étaient menées par le général Mohamed Betchine, accompagné du général Tayeb Derradji, commandant de la gendarmerie nationale et Ahmed Ouyahia, chef de cabinet de Zeroual.
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Le deal de Zeroual était d’une candeur à faire pleurer de rage aujourd’hui. Il demandait tout simplement aux chefs « historiques » du FIS de signer une lettre d’appel à l’arrêt de la violence pour ôter toute couverture politique au terrorisme. En contrepartie de quoi, il gracierait Abassi et Benhadj, garantirait le retour du FIS et organiserait de nouvelles élections. Devant une telle proposition inespérée de retour à juin 91, tous les chefs du FIS étaient enthousiastes pour signer la lettre qu’ils avaient rédigée… Tous sauf Ali Benhadj, dont cette dernière et ultime intransigeance est à l’origine de la sentence zeroualienne : « Le dossier du FIS est clos ! »
Benhadj fut séparé de Abassi Madani, transféré à Tamanrasset et détenu au secret et à l’isolement. Il fit une nouvelle victime puisque la fuite de cette information « secrète » a valu au correspondant de l’APS, trois ans de prison. Puis il transita par les prisons de Blida et Tizi-Ouzou jusqu’à sa libération le 2 juillet 2003 après avoir purgé la totalité de sa peine. Après l’élection de Zeroual en novembre 95, le pouvoir a mis en œuvre un plan B qui a abouti en 1997 à l’intégration des islamistes modérés de Hamas au gouvernement et dans les assemblées élues, et la négociation directe avec l’AIS et les groupes armés pour la trêve, la réconciliation et l’amnistie.
Ali « SNP » ne s’appelle pas Benhadj
La question cruciale est de savoir d’où vient cette personnalité étrange et tourmentée d’Ali Benhadj. Il suffisait de fouiller son passé pour le comprendre. (3)
En réalité, Ali ne s’appelle pas Benhadj, mais SNP, c’est-à-dire « sans nom patronymique ». C’est au hasard de plusieurs transcriptions hasardeuses d’état-civil qu’Ali et ses deux frères se font appeler « Benhadj ».
Selon certains documents, leur père SNP Mohamed ben hadj Lahbib ben hadj Abdallah, serait originaire du Touat et né à Oran présumé en 1928. Si c’est vraiment le cas, on peut en conclure qu’il est d’origine marocaine. En effet, l’administration coloniale, qui donnait arbitrairement des noms de famille aux algériens, affublait de SNP (sans nom patronymique) les étrangers « indigènes », c’est-à-dire les marocains et tunisiens qui vivaient en Algérie. C’était un signe distinctif qui permettait de les identifier. Par la suite, le nouveau code de la nationalité algérienne de 1963 empêcha les nommés SNP d’être reconnus légalement comme algériens.
Selon d’autres documents, le père d’Ali serait né en Tunisie en 1927 et travaillait comme docker au port de Tunis. Il épousa une tunisienne, SNP également, nommée Kheira Latifa bent Hassen, née à Tunis en 1933. Ils eurent 3 enfants tous nés à Tunis : Habib, actuellement avocat à Alger né le 15/12/55 ; Ali né le 16/12/56 et Abdelhamid, sans profession né le 3/7/59. Le père d’Ali serait décédé en 1961 sans que l’on connaisse l’origine exacte du décès alors qu’en mai 60, il travaillait encore comme docker. Rien ne prouve qu’il fut moudjahid ou chahid. Leur grand-père SNP Hassen ben Mohamed ben Abdallah les prit en charge et les fit entrer en Algérie grâce à un laissez-passer délivré par la mission du FLN de Tunis en 1963. Il monta différents dossiers pour obtenir le statut de chahid et membre de l’ALN pour leur père. (4)
Leur mère décéda le 16/8/1966 à l’âge de 33 ans et Ali se retrouva donc orphelin à 10 ans, élevé par son grand-père tunisien qui se démena pour élever ses trois petits-enfants à Diar Es Semch avec leur maigre pension de pupilles de
la Nation. (5)
Selon d’autres sources, ce serait Mustapha Bouyali, en poste à l’APC d’El Achour, et dont Ali était un adepte, qui aurait établi des papiers d’identité aux trois frères au nom de Benhadj, c’est-à-dire des faux.
C’est justement parce qu’ils sont incapables de fournir des extraits de naissance d’origine, ni celui de leur père et grand-père qu’Ali, ses frères et leurs enfants ne peuvent obtenir de passeport, encore moins de certificat de nationalité algérienne. L’orphelin tunisien Ali SNP a donc eu une enfance difficile et tourmentée. Il n’a aucun repère familial, tribal, régional ou national et n’évoque jamais ses origines réelles. C’est sans doute pour ces raisons qu’il s’est réfugié corps et âme dans le Coran, son seul et unique repère.
Est-ce que les négociateurs de l’Etat connaissaient l’identité réelle et le parcours d’Ali SNP quand ils discutaient avec lui le partage du pouvoir ? Dans un pays où on continue d’ignorer tout des origines et du passé de nombreux dirigeants, il est permis d’en douter. Quant aux démocrates, trop occupés à se regarder le nombril et à se crêper le chignon, ils n’ont toujours pas compris comment un orphelin tunisien a pulvérisé l’islamisme politique algérien et leur a tracé un boulevard vers la prise du pouvoir.
Saâd Lounès