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Ahmed Ouyahia et le fantôme

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Aux dernières nouvelles, je lis que le Premier ministre Ahmed Ouyahia, citant Le Matin DZ,  a déploré, devant les sénateurs, les reprises incessantes, par notre journal, des révélations sur la corruption, proclamant qu’elles seraient sans grand effet et que le gouvernement algérien n’avait rien à se reprocher.

En d’autres circonstances, je me serais attardé sur le procédé, fort peu honorable, qui consiste à défendre un régime en diabolisant un journal ; sur ce quolibet, aussi, qu’une  consœur  croit avoir entendu de la bouche de M. Ouyahia, « Ces journaux qui écrivent n’importe quoi »,  formule lapidaire par laquelle on nous enlèverait notre brevet de professionnalisme, avant de désigner l’échafaud.
Oui, en d’autres circonstances, nous aurions répondu aux opprobres.
Mais là, aujourd’hui, à entendre le Premier ministre s’abandonner à l’évocation, fort imprudente du reste, du Matin.DZ, modeste version électronique du ci-devant journal assassiné par les matadors de l’Etat Bouteflika, celui  dont l’énoncé même du nom était, jusque-là du moins, absolument prohibée, à entendre ce nom résonner comme un court orage dans la salle des sénateurs, j’en suis venu à oublier tout le reste. Les insinuations comme les quolibets. Je serais même un peu ravi, oui, ravi de revoir ce doigt pointé sur nous, comme avant, ce même doigt tremblant et hypocrite, décrétant aujourd'hui, six ans après notre mort, ce qu’il décrétait hier, que c’est faire acte de mauvais Algérien que de révéler les intrigues des gouvernants. Quelle belle preuve de survie, en effet, que ce sermon post-mortem, cette énième accusation de félonie, à l’encontre d’un journal qui ne veut décidément pas arrêter de respirer.

Je ne retiendrais, pourtant, des propos de M Ouyahia que ce qu’ils ont bien voulu nous signifier : l’assassinat du journal aura été un assassinat manqué.
Le meurtre a échoué et le fantôme est toujours là, qui rôde. Et savez-vous par quel miracle ? Parce que les fantômes sont toujours nombreux dans une maison où de grandes souffrances ont été endurées. 
On ne peut rien contre les fantômes car, ai-je lu quelque part, ce sont les parasites de notre mémoire. Ils viennent tantôt du monde, tantôt du plus profond de notre être. Qui peut les conjurer ?

A quoi a servi le meurtre du Matin ?

Le  fantôme continue de hanter les tueurs. Et qu’est-ce qu’un fantôme, nous dit Le Dictionnaire du diable, sinon « le signe extérieur évident d'une frayeur interne » ? Celle-là qui agite la Régence, devant tant de gâchis… Le Matin, c’est bien connu a toujours « écrit n’importe quoi », de l’affaire Djezzy à l’affaire BRC, en passant par les tortures de Tkout, les magouilles de Sonatrach ou  l’imposture Al Shorafa, hauts faits de gouvernance, toutes démenties en leur temps avant d’être dramatiquement confirmées dans les faits. Et nous y voilà : aujourd’hui que  les scandales Djezzy, Sonatrach et j’en passe, aggravent la fragilisation du pays, il faut bien qu’on s’interroge : à quoi a servi le meurtre du Matin et la promotion d’une presse de connivence, sinon à couvrir les forfaits des coquins et à livrer l’Algérie aux maquignons ?
 M. Ouyahia n’ignorait pas, à l’heure de la guillotine, qu’un écart existait entre ceux qui choisissaient de risquer et ceux qui choisissent de se taire. Il savait même que, parmi ceux qui risquaient, il en existait qui le feraient jusqu'au bout et d'autres qui renonceraient devant l’aiguisement des pressions. Il avait opté pour abattre un frêle parti de la résistance. Entre la fidélité et le mépris, il avait choisi le mépris. 
Le résultat en fut que l’information, confiée à des journaux qui chantent et exploitent  une liberté de la presse arrachée par d'autres, a servi de cache-sexe aux violeurs de notre patrie. De feuille de chou à feuille de vigne, la différence est seulement dans la couleur.  
A entendre un Premier ministre se plaindre de ce que l’on se fasse écho des révélations sur la corruption, on mesure le fossé qui nous sépare d’une Algérie qui affronterait son époque par les canons de la liberté et de la transparence. M. Ouyahia nous invite au journalisme du grand silence et du bavardage pharisien. C'est à qui détournera le plus vite la tête, c'est à qui parlera d'autre chose. Personne n'est responsable ou si quelqu'un l'est, assurément, il s'agit du voisin.  Haro sur tout  journaliste qui s’obstine à tendre l’oreille au chant des persécutés. Oublierait-il, l’inconscient, que l’époque est aux placards publicitaires et aux bons tirages ? Ignore-t-il ce qu’il en coûte à vouloir honorer ce métier déshonoré et réveiller ceux qui voulaient à toute force dormir ?
Il faut bien pourtant que l’intrus existe. Comment répondre, sinon, à la terrible obstination de l’injustice si ce n'est l'obstination du témoignage ?

Le prix de la liberté

Oui, le meurtre a échoué. Comment ne pas savourer l’instant, cet agacement de M. Ouyahia, l’idée de savoir que des Algériens ont dû se sentir moins seuls,  eux qu’on condamnait à la lecture exclusive d’une certaine presse algéroise soumise au proxénétisme et entretenue par les subsides de la Cour ?
Qu’il fut dur de traverser l’épreuve ! Elle fut de celle dont il est déjà difficile, de bien parler quand on l'a soi-même éprouvée, mais qui devient inexprimable pour qui ne l'a pas partagée. Nous y avons aussi affronté le doute, le doute qu'un tel sacrifice fût justifié. Que répondre à ceux qui disaient préférer un journal vivant à un héros mort ?  Les êtres qui savent le prix de la liberté, et ceux-là seuls, savent  le coût d'une mort risquée puis acceptée dans la lucidité. Comment avouer qu’on aurait préféré vivre pour eux, et pour soi-même, et qu'il faut de bien terribles raisons pour accepter la douleur de la disparition ?
Nous y avons connu de pénibles moments de solitude, assez peu d’aide,  de rares mains amies qui se sont vite découragé…Nous y avons connu les ricanements et les lazzis des acolytes, de certains confrères et de ces hommes politiques, y compris de l’opposition, qui nous insultaient avec intrépidité pour s’offrir à bon compte les airs de l'esprit libre et pour compenser un peu ce temps où ils philosophaient avec les bourreaux. Ils rivalisaient de péroraisons pour dissimuler leur embarras : ils n'avaient pas très bonne conscience. C’est sans doute pourquoi  ils en sont venus à haïr tout ce qui, de près ou de loin, vient leur rappeler que, à une occasion au moins, le courage et la justice n'ont pas été de leur côté.
C'est pourquoi, au terme de six ans à affronter l'impatience, la lassitude et, parfois, le désespoir,  cette évocation d’un journal assassiné et dont on découvre que le corps bouge encore, est un hommage bien plus profond que toutes les inepties officielles par lesquelles on fait l’éloge de la presse de connivence.
Aussi ai-je envie d’ajouter un paradoxe à tous ceux, fort nombreux, qui peuplent déjà ce temps sans mémoire et de vous dire « Merci, M. Ouyahia »…Mais je ne le dirai pas parce que, à bien y regarder, si vous avez aperçu le fantôme, c’est sans doute parce que vous avez ressuscité la nuit et la nuit, vous le savez, la nuit est l’instant de la réflexion, du silence, mais de la peur aussi. C'est dans l'obscurité qu'on dort, qu'on se tait, qu'on voit les fantômes.
 
M.B.

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