Abed Charef, La Nation,
Depuis 1988, l’Algérie a appris à vivre avec la rumeur. Mais cette fois-ci, les choses sont allées trop loin.
L’affaire a choqué. Non parce qu’elle vise l’Algérie, ni parce qu’elle serait le fait de quelque ennemi interne ou externe. Elle était choquante parce qu’elle portait sur l’annonce de la mort d’un homme relativement âgé, et dont l’état de santé est fragile. C’est une affaire morbide, indigne.
Mais la rumeur sur la mort du président Abdelaziz Bouteflika, lancée par un site internet, a aussi confirmé les avatars de la vie politique algérienne, tout en reposant l’éternel problème de la rumeur dans des pays plus connus pour l’opacité de leur système politique plutôt que par la transparence de la gestion des affaires publiques. Elle a, de manière plus précise, montré que face à cette rumeur, il n’y a pas de parade que la transparence et le recours à des pratiques saines.
Comme toujours, on passera de longs mois à tenter de comprendre ce qui s’est passé réellement: s’agissait-il d’un coup de pub réussi par le gérant d’un site anonyme ? Ou, au contraire, était-ce une opération de manipulation, lancée par des « sources » sûres d’elles, et relayées par des apprentis journalistes, heureux de se retrouver sous le feu des projecteurs ?
Tenter de chercher la vérité, dans cette affaire, pose plus de problèmes qu’il n’en résout. Interviewer l’auteur du site, comme l’ont fait de nombreux médias, revient à aller à la quête de la vérité auprès de quelqu’un qui est soit un manipulateur, soit un manipulé ou, au mieux, quelqu’un qui n’a pas respecté les règles élémentaires du métier de journaliste ; un homme qui, en tous les cas, ne se soucie guère des implications de ce qu’il publie, et qui a continué à défendre la qualité de « ses » sources, même quand il était devenu évident que l’information était fausse. S’excuser, dans ce genre de situation, ne sert à rien. Il n’y a pas de réparation possible.
Mais au-delà de ces péripéties, on ne peut que s’interroger certains aspects de la vie publique algérienne, confirmés par cette rumeur de la fin des vacances. Avec une tradition qui s’est imposée en Algérie : chaque été apporte « sa » rumeur, depuis 1988. C’est devenu un rituel inévitable. Le Ramadhan, la longue absence du chef de l’Etat, la paralysie institutionnelle, en un mot, le fonctionnement « soviétique » de l’Algérie, offrent un terrain particulièrement favorable à ce genre de rumeur. On ne se demande plus si une rumeur va être lancée, on s’interroge sur sa nature, qui elle va viser, à quelle vitesse elle va se propager, quel degré d’adhésion elle va acquérir chez les Algériens et comment elle va être combattue.
On pourra aussi critiquer le pouvoir, mettre en cause son opacité et ses mœurs, et s’en prendre à ses bourdes répétées en matière de communication. Ce sont des faits établis depuis longtemps, depuis si longtemps qu’y revenir devient fatigant. Mais dans le même temps, on doit aussi se demander pourquoi la société algérienne est prête à tout accepter, à tout « gober », à admettre l’invraisemblable et le farfelu, qu’il s’agisse de solutions politiques miraculeuses véhiculées par des charlatans, ou de rumeurs les plus absurdes, en passant les miracles au quotidien véhiculés sur les réseaux sociaux et Internet de manière générale.
Certes, le pouvoir a réussi à brouiller les cartes et les concepts, il a créé la confusion dans tous les secteurs et dans les esprits. Mais il ne suffit pas d’insister sur le machiavélisme du pouvoir, sur sa capacité de manipulation, et sur son aptitude à organiser les coups tordus pour tout expliquer. Il y a aussi cette aptitude des Algériens, y compris dans les milieux politiques dits avertis, à avaler des couleuvres à chaque saison, et ériger des inepties en évidences ?
Sur ce terrain, l’Algérie a d’ailleurs réalisé de vrais miracles. Elle a longtemps considéré le Hamas comme un parti islamiste, Boudjerra Soltani comme un opposant, Abdelaziz Belkhadem comme un homme à conviction, Amar Ghoul comme un militant islamiste doublé d’un bon gestionnaire. Elle a même rangé le RND dans le rang des partis dits démocratiques, et considéré Ahmed Ouyahia comme un homme ferme, fidèle à ses principes.
Cette tendance à tout accepter révèle peut-être une grande fragilité au sein de la société. Mais la faiblesse inquiétante se trouve au sein des institutions. Comment, en effet, une simple rumeur, colportée par un site inconnu, a-t-elle pu prendre autant de consistance ? Comment a-t-elle pu prendre forme, se développer et devenir le sujet d’actualité de la semaine ? A-t-elle pris cette ampleur parce, d’une certaine manière, elle exprimerait un évènement auquel l’Algérie, dans une sorte de subconscient collectif, s’attend, un évènement qui est dans l’ordre du vraisemblable, ou bien parce qu’une société désespérée, qui attend son messie, son Mehdi, est disposée à être entrainée vers n’importe quelle issue ?
Voilà qu’on replonge dans le morbide. Pour l’éviter, et vaincre la rumeur, il y a une seule méthode : établir un pouvoir transparent, obéissant à des règles institutionnelles connues de tous et vénérées par chacun.